XIII. Il y a trop de gens qui t'aiment

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XIII. Il y a trop de gens qui t'aiment*

Trois jours plus tard, je faisais ma rentrée à l’université de New York, pour ma quatrième année de sciences politiques. Une fois remise de mes émotions et du décalage horaire, je retrouvai petit à petit ma vie telle que je l’avais laissée.

Je bûchais dur, je gardais Mila tous les soirs ou presque, elle me parlait de Louka sans cesse, ça me pinçait le cœur et cette douleur m’agaçait au plus haut point. Je savais qu’il n’était ni pour moi ni pour personne, qu’il était volatile comme du vif-argent. Il me l’avait bien fait comprendre et pourtant, pendant la nuit que nous avions passé ensemble, je l’avais complètement oublié.

Heureusement, je revins peu à peu à la réalité et je me concentrai bien sagement sur mes études. Il fallait cravacher pour cette dernière année, je voulais ensuite partir un an à Sciences Po Paris et je n’avais pas le droit à l’erreur.

En sortant du métro, je reçus un texto de mon père : ses cadeaux pour mon anniversaire, si mes résultats se maintenaient, étaient un billet d’avion pour Paris et sa bénédiction pour un an d’études en France. J’en fus tellement heureuse qu’en arrivant à l’université, j’avais retrouvé toute ma fraîcheur.

Peu avant Thanksgiving, je croisai dans une soirée un gentil garçon nommé Bradley, il était drôle et attentionné, il m’aida à passer l’hiver puis nous nous séparâmes sans heurts.

Au printemps, je révisai mes examens comme une somnambule et validai mon année avec des notes plus que présentables. J’avais hâte de partir en France, Paris avait quelque chose de mythique et j’avais besoin de changer d’air.

Apparemment le monde du cinéma avait bon goût cette année-là. Mon père avait coécrit le scénario d’un film qui fut primé à Berlin en février. En mai, Chiara Battisti reçut le Prix de la Mise en Scène du festival de Cannes. Je la vis fière et souriante dans quelques magazines et je me réjouis pour elle tout en imaginant ce nouveau trophée rejoindre les autres, dans les rayons de sa bibliothèque à Cargèse.

En juillet, mon père apprit que son film était en compétition pour la Mostra de Venise ! Cette reconnaissance lui faisait du bien, il sortait de plusieurs années d’ombre et j’étais bien contente que les choses évoluent pour lui. Il me proposa de l’accompagner, le festival avait lieu fin août et je n’aurais qu’à rejoindre Paris dans la foulée. Je faillis refuser. J’avais bien du mal à m’imaginer parmi le gratin du cinéma, au milieu de centaines de femmes sublimes habillées d’or et de haute couture. J’allais me sentir moche et gauche parmi toutes ces stars parfaitement proportionnées. Mais l’expérience était tentante, et je finis par accepter.

Nous passâmes quelques jours comme deux parfaits touristes, Venise était belle et vivante, entre estivants et festivaliers. L’ambiance était glamour et joyeuse, j’avais l’impression d’être fourmi parmi les cigales, j’étais intimidée mais cela m’amusait.

Le soir de la remise des prix, je me mis sur mon trente-et-un. J’avais investi dans une tenue merveilleuse que je n’aurais plus jamais l’occasion de remettre de ma vie, une robe bustier noire avec quelques touches de bleu, des escarpins pailletés couleur de nuit qui s’apparentaient plus à des pilotis qu’à des chaussures, un mini-sac griffé que m’avait offert mon père, et un pendentif en saphir qui avait appartenu à ma mère et qui, selon mes copines, faisait ressortir mes yeux. Je ne savais pas si je devais me trouver sublime ou ridicule ainsi endimanchée, mais je n’eus pas le temps de me poser la question : il fallait partir.

La cérémonie fut longue et ennuyeuse comme il se doit. Le film qu’avait écrit mon père n'obtint pas de prix, je le sentis tristounet à mes côtés, mais très vite il me sourit en me disant que ce n’était pas la fin du monde.

Chiara Battisti reçut un Lion d’Or pour sa carrière. Je n’avais pas remarqué sa présence mais la caméra se fixa sur elle et je fus heureuse de la revoir, souriante, très fière de cette récompense italienne si prestigieuse. Elle monta sur scène, impériale, se saisit de son prix avec une joie visible, remercia plein de monde en italien, ajouta quelques mots en mauvais anglais pour dire que ce genre de prix la renvoyait au rang des dinosaures et autres monstres préhistoriques, mais qu’elle essaierait de ne pas s’en formaliser. Puis elle passa au français et remercia son meilleur acteur, son plus beau, son plus grand, son plus cher, celui qui n’aurait jamais l’occasion de devenir un dinosaure du Septième Art : Luís Kerguelen.

Ce nom fut longuement applaudi. Le souvenir de l’acteur le plus doué et le plus photogénique de sa génération semblait encore vivace dans ce milieu pourtant si oublieux. Chiara était visiblement émue, elle murmura des remerciements puis retourna à sa place. Je reconnus alors ses deux voisins : Pietro à sa droite, qui riait d’un oeil fier, Louka à sa gauche, qui baillait d’un oeil vert. Chiara leur prit les mains, les embrassa, puis la cérémonie reprit son cours et la caméra regarda ailleurs.

Le fameux Lion d’Or revint à un film britannique qui ne me disait rien. L’équipe de tournage exulta bruyamment, il y eut encore des discours que personne n’écouta, des flashes, des félicitations, puis ce fut tout, la Mostra refermait ses portes jusqu’à l’année suivante.

Ensuite il fallut sacrifier au rituel du cocktail. Je n’osais pas aller saluer Chiara qui était entourée d’une grappe de parasites, mon père discutait près du buffet avec l’une de ses collègues. Je m’apprêtais donc à m’ennuyer ferme et cherchais à me donner une contenance, tout en gérant de front ma coupe de champagne et mes talons cascadeurs.

Je pensais innocemment à Louka, mais ce fut Pietro qui me tomba dessus comme une averse d’été. Il me fit la bise, remplit mon verre pour le choquer contre le sien et entreprit de me faire un panorama délicieusement acerbe de toute cette foule chatoyante qu’il connaissait par cœur. Nous restâmes ainsi dans un coin à siroter des bulles et à dire du mal des gens, Pietro avait l’art de poser le bon mot sur la bonne personne et nous rîmes sous cape pendant un bon moment.

Soudain, il me montra du coin de l’oeil une scène qui l’amusait beaucoup, quelques mètres plus loin : Louka, empêtré dans les griffes french-manucurées d’une grue portant robe rouge, étole blanche, lèvres glossy et boucles d’oreilles XXL, qui ne cessait de frôler lascivement son épaule tandis qu’il tentait désespérément de maintenir un minimum de distance de sécurité.

* Il y a trop de gens qui t'aiment, d'Hélène Segara ; in Au nom d'une femme, 2000.

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