IX. Là-bas

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IX. Là-bas*

A peine commençai-je à faire un matelot passable qu’il fallut penser à repartir. La plupart des touristes avaient quitté l’île petit à petit, nous avions les plages pour nous tout seuls et l’école de voile tournait au ralenti.

Pour son dernier jour de vacances, Mila eut le droit de choisir son programme. Elle voulut revoir les vaches paresseuses de Girolata et ce fut Pietro qui s’y colla. Lorsque je me levai, ils étaient déjà partis. Louka ne pouvait pas les accompagner, il devait s’occuper de je-ne-savais-quelle démarche administrative. Pendant le petit-déjeuner, Chiara lui suggéra insidieusement de m’emmener avec lui. Il acquiesça le nez dans son café et j’acceptai sans trop savoir pourquoi : la visite d’un consulat n’avait rien d’enthousiasmant et j’étais gênée rien qu’à l’idée de passer des heures en voiture avec lui.

Nous partîmes en milieu de journée. La voiture de Chiara était ronronnante, il faisait un temps à ne jamais rentrer de vacances et Louka était étonnamment muet. Il conduisait vite mais prudemment, la route était tortueuse et la Corse tout autour était superbe. Il s’arrêta à Biguglia, juste au sud de Bastia, devant le consulat du Maroc. Je l’attendis sur une terrasse en face de l’hippodrome et une heure plus tard, il me rejoignait avec un passeport flambant neuf à la main.

Je ne savais pas qu’il avait la nationalité marocaine, j’en fus surprise, je le lui dis. Il me sourit avec cet air flottant qu’il avait quelquefois quand il baissait les armes ; puis il me dit, sans me regarder, que nous étions tout près de la réserve naturelle de Biguglia et que cela valait le coup d'œil. Honnêtement, il était tellement beau à ce moment-là que je dis oui sans trop l’avoir écouté.

J’avais bien fait de le suivre car l'étang était superbe, grandiose, sauvage. Louka buvait les explications de la guide et en échange, elle le dévorait du regard. Il n’y prêtait pas attention, il regardait de toutes ses forces l’étang et la mer qui miroitaient sous nos yeux. Après deux heures de visite, nous étions affamés, ravis, et quasi incollables sur les richesses ornithologiques locales.

Nous décidâmes de faire une escale dînatoire à Bastia et en sortant de la voiture, nous tombâmes nez à nez avec la publicité d’un restaurant marocain. Je voulus tester, Louka eut d’abord un mouvement de recul, une sorte de tension, mais il accepta. 500 mètres plus tard, nous étions installés dans un décor kitschissime et chaleureux, entre une théière débordant de menthe et deux verres de Boulaouane.

Je lui racontai mon Wyoming, ses couleurs, son immensité, ses lacs. Il me posa plein de questions sur mes souvenirs, mes parents et mes montagnes. Il m’écoutait tranquillement et pourtant il avait l’air ému, comme ouaté dans une atmosphère qui lui était douloureusement familière. Il s’adressait au serveur dans un arabe tremblé, fragile, il buvait son thé avec délices et quand il goûta sa pastilla et sa salade où il y avait autant de coriandre que de carottes, il ressemblait à Charlie dans sa chocolaterie : un gamin plongé dans un vieux rêve.

Petit à petit, entre l’ocre des murs et le cumin de l’air, Louka commença à me chuchoter son lointain Maroc. Il hésitait à tous les coins de phrases, comme s’il allait chercher les mots quelque part dans son estomac ou dans sa colonne vertébrale. Je le fis parler sans le bousculer, il vacillait à chaque phrase, il mélangeait l’anglais et le français, et je sentais la douleur dans chaque recoin de sa mémoire. J’appris ce soir-là tout l’envers du décor de son enfance de magazine.

*Là-bas, de Jean-Jacques Goldman ; in Entre gris clair et gris foncé, 1987.

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