XVII. Les paumés du petit matin

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XVII. Les paumés du petit matin*

Le lendemain, j’ouvris doucement les yeux, seule dans la chambre de Louka, je laissai mon cerveau se rallumer neurone après neurone. J’en profitai pour observer les lieux : des murs blancs et nus, des meubles chics et colorés, des bouquins dans tous les sens, en français, en arabe, en anglais, en italien.

Tout près de la fenêtre, trois petits cadres rouges épinglaient des photos en noir et blanc. Je vis d’abord sourire Mila la malicieuse, elle regardait droit dans l’oeil du photographe et dominait Manhattan du haut de ses 7 ou 8 ans. Juste à côté, un monocoque filait toutes voiles dehors, carène sombre, écume cinglante, Pietro tenait la barre tout emmitouflé de gris. Je rêvassai quelques minutes en passant d’une image à l’autre, mais c’est surtout la troisième qui retint mon attention. Une jeune femme, brune et radieuse, souriait à la lueur de ses bougies d’anniversaire tandis que l’embrassaient un petit blond et un grand brun : Louka et Luís Kerguelen, l’un lumineux et enfantin, l’autre superbe et sans fard. Malika (ce ne pouvait être qu’elle) semblait douce et invincible entre les deux, et je lus dans cette photo lointaine tout ce que Louka avait évoqué à demis-mots pendant notre dîner à Bastia : la chaleur parfumée du Maroc, le miel de l’enfance qui s’écoule, la beauté fantastique d’un père fragile et adoré, l’amour absolu d’une mère solide et joyeuse. Combien de temps entre cette photo si douce, si parfaite, et la brisure terrible qui s’ensuivit ? Quelques années à peine.

Louka était la vapeur et la glace, la médaille et le revers : aujourd’hui charmeur éblouissant dans les rues de Paris, hier pauvre soleil éteint dans un recoin de mon collège, avant-hier galopin trottinant dans les rues épicées du Maroc… Et demain ?

Je souris au Luxembourg glacé derrière les vitres, et je partis voir ce que me réservait le Louka du jour. Je le trouvai brouillé, exténué, loin de sa nonchalance habituelle et de toutes ces fois où il jouait au charme et à la souris. Je m’assis sur le canapé, café à la main, il était comme un sac de nerfs détricoté. Ses yeux étaient rougis, éteints, il tanguait comme si on lui avait ôté ses bases. Il avait l'œil de titane, le geste de feu, il dégageait une tension brute, comme s’il avait la rage au corps et le diable au cœur.

Il fit les mille pas sans rien dire tout autour du salon, puis il ouvrit en grand pour aspirer le froid qui inondait Paris. Il s’accouda à la balustrade, la tête dans les mains, le corps comme un ressort. Pour le laisser tranquille, je filai sous la douche et, après une bonne demi-heure d’eau brûlante, je revins affronter l’orage. Louka était assis dos à la fenêtre grande ouverte, il frissonnait, l’air autour de lui était comme de la glace. Je lui apportai sa couette et une tisane fumante, il me sourit en disant que je le prenais pour un petit vieux.

Il s’excusa en douceur et me tendit cette lettre qui lui brûlait les doigts, les yeux, le cœur. Il était très ému, mais il s’était calmé. Sa main était douce, sa voix tremblait derrière son sourire de mioche et j’avais très, très, très envie de le prendre dans mes bras... C’est à cette seconde-là que je sus que j’étais parfaitement amoureuse de lui.

Mais il avait visiblement besoin d'être seul ; alors je pris mes affaires et je partis. Je rentrai chez moi par le chemin des écoliers, je flânai dans l’hiver, les vitrines parisiennes brillaient de mille et une loupiotes et je réalisai soudain que j’aimais le rythme et la folie douce de cette ville si vivante. Je m’y sentais bien.

Je passai l’après-midi à préparer ma valise, je pensais à Louka, je me demandais s’il allait m’appeler avant mon départ. Mon avion était le lendemain à 16h, j’avais hâte de revoir mon père et mon pays et pourtant, j’étais tristoune à l’idée de laisser derrière moi un Louka fragilisé mais qui petit à petit, me laissait faire mon nid dans sa vie.

* Les paumés du petit matin, de Jacques Brel ; in Les paumés du petit matin, 1962.

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