XIV. L'amour à la machine

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XIV. L'amour à la machine*

Pietro profita d’abord du spectacle, avant d’enfin prendre pitié de son meilleur ami et de me mettre au défi d’aller le délivrer : si je triomphais en moins de deux minutes, je gagnais un dîner ! Et ce sont très certainement mes trois refills de champagne qui répondirent effrontément et sans hésiter : “Pari tenu !” Pietro sourit, démarra le chronomètre de sa montre, et me suivit des yeux. J’entrai en scène comme une reine, très droite, avec ma robe de rêve, mes chaussures comme des étoiles et ma coupe à la main. Je marchai droit sur Louka qui me tournait le dos et je lui attrapai le bras, manquant de renverser son verre au passage. J’adressai mon sourire le plus hypocrite à la blonde consternée et tirai Louka au large en arguant qu’il m’avait promis une danse.

Une fois sur la piste, étonnamment désertée, je montai mes bras autour de son cou en me balançant tout doucement, et lui glissai à l’oreille, histoire de répondre aux deux points d’interrogation que je lisais dans ses yeux :

- « J’ai parié avec Pietro que je te sortirais des griffes de cette pétasse en moins de deux minutes ; alors ?

- I see ! Bravo, joli numéro d’actrice… Dommage que la Mostra soit finie, tu méritais au moins le Coppa Volpi per la miglior interpretazione femminile.

- Au moins ! Tu vois, tu n’es pas le seul à avoir le cinéma dans le sang… Et peut-être un peu d’alcool, aussi.

- Merci de m’avoir sauvé en tout cas. You are my hero ! J’ai cru qu’elle ne me lâcherait jamais… Alors comme ça, Pietro et toi faites des paris sur mon dos ?

- Absolument. Mais je ne parie que quand je suis certaine de gagner.

- Comment pouvais-tu en être si sûre ? J’aurais pu résister.

- Stratégie en trois points.

- Je vous écoute, mon général.

- D’abord, je savais que tu serais trop heureux que je vienne te délivrer.

- Indeed. Un point pour toi.

- Ensuite, j’ai remarqué que les hommes résistaient beaucoup moins quand j’avais un décolleté.

- Absolutely right ! Another point for you.

- Enfin, je savais que tu serais trop surpris pour défendre ta vertu.

- Ma vertu serait-elle menacée ?

- Who knows ?! Ce qui compte, c’est que ta blonde le croie. Et puis mon histoire de danse était plutôt bien amenée, non ?

- Tu as raison. A un détail près, quand même : tu as remarqué qu’il n’y avait pas du tout de musique ? »

Je rosis bêtement, il éclata de rire et me dit alors, avec ses yeux d’opale bien droits dans les miens, qu’il était content de me voir. C’est là que Chiara nous interrompit sans retenue. Elle me prit dans ses bras avec son exubérance italienne, elle me dit que j’étais superbe, éblouissante, je lui dis de ne pas se moquer de moi, elle me répondit que si je ne la croyais pas, je n’avais qu’à lire dans les yeux de Louka. Alors il vira au vert, je devins rouge fluo, Chiara éclata de rire et elle rejoignit Pietro un peu plus loin pour saluer je-ne-sais-qui.

Louka et moi restâmes seuls, je me sentais bien incapable de reprendre la conversation après une telle énormité. Il sourit finalement, et me demanda si j’allais bien. Je lui répondis assez fraîchement, il eut l’air surpris, puis il me dit de ne pas faire attention aux bêtises de Chiara, elle était excessivement méditerranéenne mais ne pensait pas à mal.

Je ne savais pas trop quoi lui répondre. Dans ma tête défilait une scène de ménage magistrale : je rêvais de lui reprocher de ne jamais avoir donné de nouvelles, de ne jamais avoir appelé, de ne jamais m’avoir prévenue quand il passait par New York. Je me sentais gourde, excessive, pathétique, et je finis à bout de souffle sans avoir prononcé un son. Louka me regarda quelques instants en fronçant les sourcils, puis Pietro lui fit un signe et il partit le rejoindre en s’excusant rapidement.

Pendant un moment, tous deux naviguèrent entre les groupes, champagne à la main. Ils serraient des pognes illustres, bisaient des joues fardées. Enfants de la balle, ils connaissaient tout le monde. Pietro était le fils de l’héroïne du jour, on le congratulait comme si c’était lui qui avait été primé, et il en profitait pour draguer les starlettes en mal de rôles. A ses côtés, Louka jonglait entre les gens, entre les langues ; mille fois, on commenta sa ressemblance avec son père ; mille fois, il réussit à trouver quelque chose d’intelligent à répondre. C’était un exploit presque olympique ! Il attirait tous les regards et semblait né pour ça. Il était très sollicité, parce qu’il était beau, et parce qu’il véhiculait les ombres de deux stars quasi mythologiques.

Je restai dans mon coin, j’étais intimidée par tout ce clinquant, par tout ce tintouin, par tous ces gens qui surjouaient la cordialité. Les hommes étaient gris et noirs, pleins d’assurance comme si rien ne pouvait les atteindre. Les femmes étaient engoncées dans des tenues qui les empêchaient de bouger, elles riaient trop fort, buvaient trop vite. Cette soirée était un théâtre et mon rôle, celui de la godiche insipide, me faisait monter les larmes aux yeux. Je faillis m’effondrer sur le tapis moelleux, alors je sortis prendre un peu l’air du soir sur la terrasse.

Dix minutes plus tard apparut un Louka solaire qui, me dit-il, était à ma recherche. Il s’assit doucement, il avait quelque chose de magnétique que je ne pus m’empêcher d’admirer au passage.

- « There you are… Désolé, tu me sauves d’une folle certaine et moi en retour, je t’abandonne… Are you okay ? Pietro m’envoie pour payer ses dettes, m’a-t-il dit. Qu’aviez-vous parié ?

- Un dîner…

- Vraiment ? OK then… Let’s go. Sauf si tu ne veux pas ? Tu as l’air bizarre.

- Pourquoi pas ? Je ne risque plus rien, puisqu’on a déjà couché ensemble…

- What ?

- Rien, je plaisantais. On y va ? »

Le restaurant devait être à la hauteur de ma tenue, précisa-t-il ; et il m’emmena dans un palace, sur l’île San Clemente. Le lieu était superbe, la cuisine délicieuse, la ville flottait alentour : nous passâmes une fin de soirée parfaite. Nous rîmes des frasques du cinéma que nous connaissions depuis toujours, nous parlâmes de Mila, de Cargèse, de Chiara, de nos vies. Louka s’apprêtait, à contrecœur, à quitter sa chère Corse pour poursuivre des études parisiennes, et je rougis en pensant que pendant toute une année, il serait à portée de mains.

Il me raccompagna dans la nuit de Venise, le temps était clair, il était très tard, Louka était irrésistible. Mais je résistai. De l’héroïsme pur. Il était là, devant l’hôtel, il me regardait, il avait les yeux brillants et le sourire enjôleur, il était beau comme un vertige. Il attendait, sûr de son charme, que je lui propose de monter avec moi. Il était tentant et manifestement, il était tenté. Mais je tins bon, je lui fis un grand sourire, je le regardai droit dans ses beaux yeux verts, et je lui souhaitai une bonne nuit.

Puis je rentrai dans l’hôtel, seule, émue, assez fière de ma vengeance mais assaillie de regrets.

* L'amour à la machine, d'Alain Souchon ; in Foule sentimentale,1993.

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