V. J'arrive

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V. J'arrive*

Pendant quelques jours, je ne remis pas le nez dehors, enfermée dans le silence studieux de mon minuscule appartement. Le monde extérieur allait faire sa une de la mort de Natalia Stepanovna pendant plusieurs semaines, puis l’ébullition s’essoufflerait.

Je revis Mila dès le samedi suivant. J’étais un peu sonnée par mon impuissance à alléger son chagrin. Même si je l’aimais très fort, même si ma mère était morte avant la sienne, je me sentais démunie : ma douleur n’avait pas le pouvoir d’alléger la sienne.

Thomas m’avait demandé de la garder pendant qu’il irait chez le notaire. Il m’avait accueillie tel une ombre désossée, ses gestes étaient lents, anesthésiés, et ses yeux tremblaient de larmes. Ensuite Louka arriva, il était en retard, il avait l’air distant et épuisé. Ils partirent tous les deux, me laissant seule avec Mila, et ne revinrent que plusieurs heures plus tard. Devant ses yeux interrogatifs, Thomas entreprit d’expliquer à sa fille ce qu’était un testament. Il semblait presque liquéfié tandis qu’il expliquait que Natalia laissait à son veuf leurs appartements de New York et de Los Angeles, et partageait le reste de sa fortune entre ses deux enfants. Louka écoutait sans entendre, comme s’il n’était pas concerné. A peine demanda-t-il du bout des lèvres si sa mère n’avait rien laissé pour lui, une lettre, un message, un paquet. Mais Thomas n’avait rien, et la conversation en resta là.

Pietro Battisti nous rejoignit ensuite pour dîner et on me proposa de rester un peu, n’en déplaise à mes partiels qui approchaient. Louka me troublait, mais je savais me tenir en public. Nous nous installâmes pour l'apéritif dans la grande salle à manger qui ne servait jamais. Mila se tenait un peu trop droite, Thomas semblait l'ombre de son ombre, Pietro faisait comme chez lui avec nonchalance, Louka était doucement indifférent. Heureusement, mes deux mains gauches détendirent l'atmosphère en faisant faire des figures libres à un pauvre verre qui finit par terre en kamikaze. Et la soirée qui s'ensuivit fut improbablement chaleureuse.

Mila déclara qu'elle voulait des pâtes, Louka fila en cuisine et nous prépara des spaghettis ensoleillés par une sauce italienne dont je ne compris pas le nom. C'était excellent, Mila était ravie ; et je me retins de penser, comme toute nana normalement constituée quand elle croise un beau mec pour qui la casserole n'est pas un territoire inexploré : "Et en plus il cuisine...!"

Louka et Pietro semblaient se connaître par coeur et depuis des lustres, leur amitié éclatait à chacun de leurs mots, parfois en français, le plus souvent en italien. Toute la soirée, ils furent drôles, tendres, bavards. Ils inventèrent mille facéties pour faire sourire Mila et elle levait vers eux ses grands yeux admiratifs. Elle les regardait de toutes ses forces et profitait de chaque seconde comme s’ils allaient s’évaporer aussi vite qu’ils étaient venus.

Elle avait raison, car dès le lendemain, ils quittaient New York. Petit à petit, l’agitation autour de la mort de Natalia Stepanovna retomba. Je replongeai dans mon train-train quotidien, jonglant entre les cours, les appels de mon père, mes amis, et la garde de Mila. Elle redevint peu à peu l’enfant craquante et timide que j’avais toujours connue, sa vie reprit le goût des biscuits à la vanille et des après-midis au parc et l’ombre de sa mère s’allégea lentement mais sûrement.

Début juin, je tombai dans la marmite de mes révisions. J’enchaînai les examens, écrits puis oraux, je finis épuisée, la cervelle en trop-plein, le corps en charpie, fin prête pour les vacances.

Je partis d’abord trois semaines dans le Wyoming avec mon père, j’étais heureuse de revoir mon pays et les quelques amis avec qui j’avais gardé contact. J’en profitai pour faire de longues marches dans l’infinie solitude des montagnes estivales. Le soir, nous prenions l’apéritif devant les sommets teintés d’ocre et de safran et comme toujours, ma terre natale me fit un bien immense.

Je revins à New York fin juillet pour garder Mila et j’appris qu’elle avait convaincu son père de la laisser rejoindre son Louka adoré sous le soleil de la Corse. Thomas avait accepté sous réserve que je parte avec elle, puisque je parlais un peu français et qu’elle n’avait jamais pris l’avion toute seule. Je ne pouvais pas refuser.

Et je me retrouvai, un bel après-midi d’août, à bord d’un avion bondé à destination d’Ajaccio.

* J'arrive, de Jacques Brel ; in J'arrive, 1968.

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