III. P'tite conne

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III. P'tite conne*

Un beau dimanche de mai, j’appris par la télévision que ma célèbre patronne s’était tuée en voiture. Elle avait 49 ans. Mila devint orpheline sous les palmiers indifférents de la Californie, parce que Natalia roulait trop vite dans sa décapotable trop voyante. Je restai clouée à mon écran pendant presque deux heures, les éditions spéciales et les témoignages s’enchaînaient inlassablement.

Puis Thomas Carter m’appela. Il semblait avoir perdu son soleil ou sa moelle épinière, sa voix était creuse, sa joue était grise. Je pris mon pyjama et ma brosse à dents, je sautai dans le métro et pendant trois jours, je pris soin des tristes tresses de Mila pendant que son père orchestrait des obsèques dignes de la vie tambourinante de la sculpturale défunte.

Natalia Stepanovna fut inhumée au cimetière de Woodlawn. Le cercueil de la plus belle femme du monde était là, presque déjà enterré tant il y avait de fleurs. C’était outrancier, hollywoodien, et pendant que j’observais les anonymes en larmes et les stars en diamants, je ne pus m’empêcher de penser qu’elle aurait adoré cela.

Les journalistes étaient très nombreux. Depuis des années, Natalia jouait de ses longues jambes et de sa beauté aérienne pour mettre sa vie en scène. Elle était avide de reconnaissance et de photos retouchées, et voilà qu’un accident de la route lui permettait d’échapper à jamais aux griffes de ses deux principales terreurs : la vieillesse et l’oubli. Fauchée en pleine gloire, cristallisée dans sa beauté, Natalia se devait d’avoir les funérailles les plus photogéniques que l’Amérique ait jamais connues.

Au premier rang, Mila pleurait des larmes douces. Elle se tenait bien droite, face caméras, parfaitement tressée, serrant dans la sienne la grande main moite et hébétée de son père. Ils étaient beaux, elle blonde comme la lune, lui flottant comme le vent. L’image était parfaite, Mila était triste comme si elle enterrait la mère de quelqu’un d’autre, et je ne savais que penser de cette opacité si peu enfantine.

Il y eut soudain un murmure dans la foule et des crépitements de flashes pour accueillir un jeune homme très droit, nez en Ray Ban et mains dans les poches. Je vis une paire de tresses blondes courir dans l’allée et juste au moment où, ayant reconnu mon inconnu d’anniversaire, je rougis excessivement, Mila se jeta dans ses bras en criant un prénom, Louka, et en fondant en larmes. Cette photo, amère en bord de tombe, de Mila effondrée sur l’épaule de son frère, fit le tour du monde.

Il berça longuement la petite frimousse déboussolée, puis s'avança auprès de son beau-père. Il semblait étrangement serein et eut à peine un regard pour le cercueil qui trônait devant lui. Il ignorait tranquillement tous les yeux et les objectifs qui le dévoraient, et je pus l’observer tout à mon aise.

Sur l’instant, je me sentis infiniment bête. D’abord parce que la couleur pivoine dont s’était couvert mon visage devait jurer avec mes habits noirs. Ensuite et surtout, parce que je ne comprenais pas comment j’avais pu ne pas le reconnaître. Je devais soit être parfaitement gourde, soit avoir vraiment beaucoup bu. Soit les deux.

Louka n’avait pas beaucoup changé. Il ressemblait incroyablement à son père : même regard affûté, même visage d’ombre, même peau de miel. Il n’avait rien de sa mère, sauf peut-être une aisance, une fluidité du geste. Surtout, il avait toujours ces yeux d’émeraude liquide qui n’appartenaient qu’à lui. Il semblait plus marqué par la fatigue que par le chagrin, restant immobile et doux sous les regards en coin, comme un roc qui en avait vu d’autres. Il éblouissait parmi cette foule en deuil. Chacun commentait son œil sec, sa beauté insolente ; mais il garda le front haut pendant toute la cérémonie.

Il soutint sa petite sœur qui vacillait bravement tandis qu’on rendait aux entrailles de New York le corps froidement parfait de sa plus célèbre défunte. Puis il partit, laissant Mila et Thomas affronter seuls l’interminable défilé des condoléances. Le cimetière dégoulinait de monde mais Louka n'eut pas un regard en arrière.

* P'tite conne, de Renaud Séchan ; in Mistral Gagnant, 1985.

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