II. Samedi soir sur la Terre

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II. Samedi soir sur la Terre*

Mon adolescence fut douce et immobile, comme un lac à l’orée du monde. Amours, amis, emmerdes : ma vie était un souffle tiède et indolore. Je savourais le rythme et les couleurs de New York, j’aimais le cinéma et les gâteaux aux pommes, je passais mes samedis à faire du shopping avec mes copines et mes dimanches à me balader dans Central Park. Et à chaque vacances, mon père et moi sautions dans un avion dans la joie, la bonne humeur et l’impatience, pour aller retrouver notre maison perdue sous les montagnes herbeuses du Wyoming.

J’étais restée dans mon internat où j’étais excellente élève, avec une préférence pour l’Histoire, la littérature et les langues étrangères. J’étais douée en espagnol et en français, j’avais dévoré Jane Austen et William Shakespeare, j’écrivais des articles pour le journal des élèves et j’avais reçu les félicitations du jury pour mon mémoire sur le marquis de La Fayette et les relations franco-américaines. Alors quand à la fin du secondaire, je voulus poursuivre mes études, le choix fut vite fait : ce serait l’université de New York et les sciences politiques. Je ne savais pas bien ce que c’était, mais le titre sonnait bien et l’établissement était prestigieux.

Mon père me félicita et m’encouragea sans hésiter, mais il me pria de trouver un job pour l'aider à financer mes études. Ce ne fut pas simple ! J’étais trop timide pour être téléopératrice, trop maladroite pour être serveuse, trop empotée pour être vendeuse : j’optai donc pour la garde d’enfants. Mon père en parla à ses relations professionnelles, et c’est ainsi que je devins la nounou d’une très jolie Mila, toute en tresses et en finesse, dont la mère était l'une des plus grandes stars d’Hollywood.

Natalia Stepanovna en personne. Quand je la rencontrai pour la première fois, je me sentis moche et nulle, parfaitement écrasée par tant d’aisance et de beauté. Elle était très intimidante, ses jambes n’en finissaient pas, ses yeux étaient comme du marbre bleu. Sa seule présence rendait transparents tous les gens alentour, à commencer par son mari. Thomas Carter, photographe charmant et reconnu, semblait complètement annihilé par l’animal médiatique qu’il avait épousé.

Natalia ne s’arrêtait jamais, s’exposait toujours. J’avais craint, au début, qu’être la baby-sitter d’un tel ouragan ne soit pas de tout repos, mais en tout et pour tout, je ne la vis que trois fois. Elle n’était jamais là, jamais disponible, jamais à New York, et c'était son mari qui gérait le quotidien, à commencer par leur adorable petite fille dont il prenait grand soin.

Mila Carter avait quatre ans quand je l’ai connue. Elle était très attachante, à des années-lumière des artifices de sa mère. Elle était toute blonde, assez timide, avec de grands yeux bleus comme des billes d’eau claire. Elle aimait les fées et les playmobils, elle riait comme un astre quand je faisais le pitre. Elle fréquentait les bancs très select de mon ancienne école, elle s’y montrait sérieuse et discrète.

Tous les soirs après les cours, j’allais chercher Mila, je la raccompagnais et je restais avec elle jusqu’au retour de son père. L’appartement était grandiose, avec une vue imprenable sur les gratte-ciel de Manhattan, toutes les pièces avaient goût de luxe et de froid. J’avais aménagé un bureau dans l’une des chambres et quand je devais rester tard le soir, je m’y installais pour réviser mes cours ou rêver devant les lumières de la nuit.

L’université me réussissait bien, je travaillais beaucoup mais cela me plaisait. Je ne savais pas trop ce que j’allais faire de ma vie et en attendant, j’absorbais tout ce qu’on voulait bien m’enseigner. Ainsi passèrent trois années comme un songe en été ; j’avais des copines avec qui je riais, des garçons à qui je souriais, des amourettes auxquelles je rêvais, mes études avançaient bien et Mila grandissait joliment.

J’arrivai à l’âge vénérable de 21 ans, et je sortis fêter ça avec mes copines de fac. Nous avons bu des verres en gloussant dans un bar, avant d’aller danser dans un endroit branché dont j’ignorais l’existence. Et je ne sais trop comment, je finis au lit avec un beau ténébreux superbement peu farouche. Il parlait peu, buvait pas mal ; et je savais bien, lorsqu’il m’invita pour un dernier verre dans sa chambre d’hôtel, qu’il ne serait pas l’homme de ma vie.

Je n’étais pas habituée aux histoires sans lendemain, mais il était si troublant que j’acceptai sans hésiter. Il savait y faire, nous fîmes l’amour une fois, puis deux, je ne me lassais pas d’avoir un corps pareil entre les doigts. Je l’appelai mon cadeau d’anniversaire en caressant ses tatouages, c’était idiot mais il rit dans le noir. Puis il se rhabilla, m’appela un taxi, et je partis sans avoir eu l’idée de lui demander son prénom.

Le lendemain, j’avais les paupières lourdes, le visage marqué, et je passai une heure, maquillage à la main, à tenter d’effacer l’alcool et le manque de sommeil qui semblaient me coller à la peau. J’avais un cours de géopolitique à 10h, je partis finalement presque à l’heure, presque dessoûlée, presque présentable. Même mes copines s’y trompèrent, et je n’eus pas à subir un interrogatoire en règle sur les détails de ma nuit.

* Samedi soir sur la Terre, Francis Cabrel in Samedi soir sur la Terre, 1994

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