L'étrange église

Ce jour-là, il faisait encore beau et chaud. Quelques nuages solitaires couraient dans le ciel, emportés par le vent qui soufflait là-haut, loin de nos têtes.

Nous étions en promenade près des grottes de La Balme, en Savoie, lorsque nous nous arrêtâmes dans un petit village fleuri où se dressait, magnifique sous le soleil de septembre, une église en pierres brunes, dont le toit en ardoise avait attiré notre curiosité.

L’entrée de l’église se situait sur le côté de l’édifice. Une petite porte en bois, gravée de scènes de la vie du Christ. Les gravures paraissaient grotesques, et ne correspondaient pas vraiment à ce que nous nous estimions en droit d’attendre d’une petite église de campagne. Sans doute le fruit du travail d’un artiste local un peu perturbé… Devant elle, un enfant Röhm d’une dizaine d’année faisait la manche. Je lui remis une petite pièce en lui adressant un bref sourire, qu’il me retourna vaguement. Dans ses yeux, brillait une lueur triste et indéchiffrable.

A l’intérieur – nous entrâmes par le fond de l’église, sur son côté droit – nous tombâmes directement sur un cordon rouge, similaire à ceux que l’on trouve dans les musées pour protéger le mobilier ou guider le touriste. Le chemin qu’on nous invitait à prendre remontait le long du bas-côté en direction de l’autel. La porte de l’entrée se ferma en un bruit sec et puissant. Malgré sa petite taille, elle devait être extrêmement lourde.

Apparut un homme, surgissant de nulle part. Il se présenta à nous comme le guide de l’église, un bâtiment qu’il nous dit être si mystérieux qu’il fallait qu’on la visitât accompagnés. Nous le suivîmes.

L’édifice fut construit au XIIIème siècle sur un ancien temple païen. Ce détail nous parut peu probable, compte tenu du fait qu’à cette époque, la Savoie était largement christianisée, et ce depuis plusieurs siècles. Mais l’homme était sûr de ses dires, lesquels d’ailleurs - nous dit-il, mais je ne pus vérifier – correspondaient à ce que les prospectus officiels déposés au fond de l’église indiquaient. Laissant de côté ces considérations surprenantes, nous poursuivîmes la visite sans plus chercher à interrompre notre curieux guide.

A mesure que nous progressions dans l’allée, je remarquai une épaisse fumée blanchâtre, qui semblait sortir des larges dalles rectangulaires que nous foulions des pieds. Cela donnait au bâtiment un caractère sacré, comme si nous étions en pleine célébration, lorsque le thuriféraire balance l’encensoir afin de purifier les prières de l’assemblée.

Les membres du groupe – il y avait là ma femme et mes enfants, mon frère et sa famille, ainsi que mes parents et quelques-uns de leurs amis - avec qui j’effectuais la visite ne semblaient pas remarquer l’épaisse fumée qui envahissait les lieux. Ils écoutaient, captivés, les paroles doctes du guide, qui me faisait de plus en plus penser à une sorte de gourou charismatique. L’homme était grand, barbu, grisonnant. Une longue toge crème le couvrait jusqu’à mi mollet, et à ses pieds, il portait des sandales vertes et noires en tissu. A son poignet, brillait une montre semblable aux prestigieuses Submariner suisses. Le métier de guide dans une petite église perdue autour du lac du Bourget ne m’apparaissant pas être l’activité la plus lucrative qui soit, je supposais qu’il s’agissait là d’une contrefaçon.

Bientôt, lorsque j’échangeais avec mes compagnons de visite, plus personne ne me répondit. Tous avaient les yeux rivés sur le personnage mystérieux, qui poursuivait, imperturbable, le récit de la construction de l’église. Je réalisai qu’il se passait quelque chose de grave lorsque l’homme se mit à présenter les « magnifiques vitraux datant d’avant la Révolution ». Je levai les yeux, et ne vit que de simples vitrages rudimentaires, gris, agrémentés tous les trente ou quarante centimètres de losanges bleus ou rouges. Des vitraux modernes, sans intérêt donc, mais devant lesquels mes compagnons s’extasiaient, sous l’influence du guide. Ce dernier m’apparut soudain mesurer plus de deux mètres ; je me surpris à le voir grandir encore devant mes yeux, jusqu’à en mesurer au moins trois.

Je m’apprêtai à secouer mes camarades, mais alors que je commençai à agiter mes membres en vue d’interrompre l’inquiétant simulacre, je compris que mes muscles étaient comme atrophiés, et ma voix éteinte. Aussi je parlai, je criai - ou tentai-je seulement de le faire ? je ne saurais dire -, mais personne ne m’écoutait. J’entendais ma voix fracasser les parois de l’édifice, et rouler en un écho que seules les vieilles églises produisent, mais je devais être bien le seul à percevoir de tels sons. Quant au reste de mes facultés, elles ne répondaient plus à mes injonctions. Je voulais sortir des rangs, entraîner avec moi mes compagnons, et surtout arrêter cette mascarade grotesque. Mais je ne pus. Une force mystérieuse me retenait à ma place, dans le dernier wagon des visiteurs, juste à droite des cordons en velours rouge. Je me demandais alors si nous n’étions pas tous dans la même situation. Si tous, nous ne désirions pas qu’une chose : arrêter la visite, sortir de l’église et ne plus voir l’horrible personnage qui nous servait de guide. Aux yeux des autres, étais-je moi aussi une sorte de zombie captivé par le discours du gourou ?

Horrifié par cette perspective, mais décidé à ne pas me laisser faire, je m’efforçais de ralentir mes pas, de façon à m’éloigner un peu du guide à mesure que le groupe avançait. Je tirais avec moi mon fils de deux ans, qui, si je ne l’avais pas gardé près de moi, serait allé rejoindre les bras de sa mère, au milieu du groupe. J’étais malgré moi attiré par les paroles du guide, et mes efforts pour m’extirper du groupe semblaient vains, ce qui m’enrageait intérieurement, sans qu’aucun signe extérieur, je n’en doute pas, puisse avertir quiconque de mon état d’esprit.

Nous passâmes derrière l’autel, empruntant un étroit passage sombre et inquiétant. Mais, alors que je craignais quelque évènement regrettable, il ne se passa rien. Le groupe continuait de suivre le guide, qui poursuivait son exposé insipide. Tout semblait réglé comme du papier à musique.

Puis un autre détail me terrifia. Je vis que le visage de ma femme, d’ordinaire rose et enjoué, se marbrait hideusement, comme les statues que j’apercevais désormais dans la nef, qui jusque-là était (à mes yeux) occupée par de simples chaises en paille naturelle, tournées vers l’autel. Autour d’elle, le reste de notre groupe blanchissait peu à peu. Même les vêtements troquaient leurs couleurs vives contre une teinte uniforme et blanchâtre, similaire à celles des dalles qui revêtaient le sol. J’observais mes propres mains, puis mes vêtements. Ils paraissaient normaux. Je respirais. Mais je continuais de suivre le mouvement, contre ma volonté. Toutefois, l’écart entre le groupe et moi, avec mon fils qui marchait à mes côtés, se creusait, ce qui me donnait bon espoir d’en sortir.

Bientôt, après avoir descendu le côté gauche de la nef depuis l’autel jusqu’au fond de l’église, jusqu’à cet orgue démesuré qui surplombait la sortie de l’église – la grande porte, pas celle que nous empruntâmes pour entrer - , nous arrivâmes à la fin de la visite. Mais personne ne bougeait. Je voyais, ou je sentais - mes souvenirs confus ne me permettent pas de l’affirmer avec certitude - , que le guide passait au milieu du groupe, adressant à chacun quelque parole que je ne comprenais pas.

C’est alors que la petite porte que nous avions empruntée pour entrer s’ouvrit, laissant pénétrer la lumière dans l’église. Je crus à notre rédemption. Mais ma joie fut de courte durée, car chacun demeurait immobile, comme statufié. Le rayon de soleil qui perçait la mystérieuse fumée blanche ne parvint pas à rompre les chaines invisibles, impalpables aussi, auxquelles l’horrible guide nous avait attachés. Incapable de bouger, j’étais moi-même sous l’emprise maline du personnage.

Je vis derrière la porte le petit enfant à qui j’avais donné une pièce. Il tendait le bras. Je crois que lui aussi me vis, car je crus qu’il me fit un signe au moment où je tentais de l’interpeller pour l’implorer de nous venir en aide.

Mon fils se mit alors à bouger, autonome. Je le vis s’avancer, de son pas encore incertain, vers la grande porte close, et les petits cierges allumés disposés sur leurs présentoirs. Contre toute attente, il ne s’y arrêta pas. L’endroit qu’il visait se trouvait juste derrière. Une petite crèche en plâtre, toute simple, posée sur un étroit guéridon et sa nappe brodée. Il tira l’œuvre modeste vers lui, pour en sucer l’une des extrémités, qui se trouva être le bras tendu de Saint Joseph. Je vis ensuite une chose extraordinaire. Sous le plâtre blanc qui s’effritait au contact des dents de mon fils, une matière bleue et fluorescente vit le jour. Lorsque mon enfant s’en aperçu, il relâcha aussitôt l’objet qu’il tenait en mains. Celui-ci vint se briser contre le sol en pierres de taille. La curieuse matière aigue-marine révéla alors sa forme : sous le plâtre, sous les structures pieuses que l’on pouvait voir jusque-là, se cachaient en réalité trois affreux démons luminescents.

Les secondes qui suivirent me donnèrent l’impression que le temps s’était suspendu. Les trois diables gisaient là, atroces comme s’ils étaient torturés, sur la dalle sainte. Puis l’un d’eux se fendit, et finit par se briser. Les deux autres suivirent son exemple inexorable. Ne restât bientôt d’eux qu’un petit tas de poussière électrique, puis argentée, puis grise. Celui-ci fut ensuite balayé par un courant d’air.

Le guide, ce serviteur démoniaque, disparut en même temps que ses maîtres. Son départ entraîna le retour de mes proches parmi les vivants. Leurs visages reprirent leurs couleurs, et leurs membres s’animèrent à nouveau.

Nous nous précipitâmes vers la sortie de l’église.

Une fois dehors, le petit enfant röhm m’adressa un sourire énigmatique. Lorsque je m’approchai de lui, hypothésant qu’il pouvait être lié à notre aventure terrible, il m’évita et courut derrière un buisson. Je tentais de le rejoindre, mais n’y parvins pas.

Jamais je ne sus ce dont nous fûmes victimes. D’ailleurs, celui qui regarde aujourd’hui une carte de l’endroit où nous étions, verra qu’il n’y a jamais eu d’église. Peut-être qu’en revanche un temple païen y était dressé, à une époque lointaine et oubliée.

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