La Main de Fer

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  Une pluie torrentielle se déversait sur Kardilon. Les rues étaient presque désertes, et les bateliers se hâtaient pour mettre des bâches sur les installations et les plus petites embarcations. Des villageois couraient rejoindre leur maison tandis que les marchands luttaient contre l'eau qui inondait les étalages. La nuit avait été douce, puis les nuages s'étaient agglutinés et l'averse avait pris le village par surprise. Malgré cela, une barque approchait péniblement des quais. L'homme avait l'air en difficulté mais il maîtrisait sa rame.

  Rowald avait été réveillé par la première averse du matin et avait dû remonter le canal à contre courant pour traverser le Lac Pourpre afin de rejoindre Kardilon au plus vite. Lorsque la pluie s'était calmée à plusieurs reprises, il en avait profité pour vider sa barque à l'aide d'un seau, car l'eau lui montait parfois jusqu'au-dessus de la cheville. Lorsqu'il arriva enfin au village, des hommes s'empressèrent de lui venir en aide, et une fois à quai l'un d'eux lui tendit la main pour lui attraper le bras et le hisser. Rowald, le visage et les cheveux dégoulinants, leva les yeux vers lui. C'était Conrad, qui affichait un sourire taquin.

— T'es revenu en un seul morceau !

— C'était moins une. Où est Grim ?

— On le verra pas aujourd'hui, annonça Conrad, il paraît que sa fille est tombée malade, ils savent pas trop ce qu'elle a.

— Mh. Merci pour le coup de main.

  Rowald commençait à s'en aller quand Conrad l'interpela de nouveau.

— Au fait, il y a une gonzesse de la Main de Fer qui veut te voir. Elle t'attend chez toi, je crois.

— Chez moi ? (Conrad haussa les épaules.) Bon.

  Le pêcheur préféra écourter la conversation en reprenant son chemin. Il baissa la tête et se hâta vers La Pêche au Gros, poussa les portes pour entrer et essuya vaguement ses bottes pleines d'eau sur le paillasson. L'auberge était bondée en ce début d'après-midi. Le confort du bâtiment et la chaleur des serveuses était préférable au temps froid et pluvieux pour la plupart des hommes du coin. Rowald s'avança avec un peu d'appréhension vers le comptoir, mais fut interrompu par une voix familière.

— Tu daignes enfin te pointer !

  Rowald s'arrêta et tourna la tête vers la voix féminine. Il se retrouva nez à nez avec Miranda, l'une des serveuses, et soupira. Il avait espéré lui échapper, mais il s'en était fallu de quelques pas pour qu'elle ne l'attrape. Le pêcheur affronta le regard foudroyant de la jeune femme, puis ses yeux plongèrent dans son décolleté qui laissait voir deux seins volumineux qui débordaient de son corset. Elle était un peu rondouillette, mais désirable, et Rowald appréciait ses formes généreuses et ses boucles dorées attachées en un chignon un peu sauvage.

— Tu pourrais me répondre, quand je te parle. Je suis juste une distraction pour toi ?

  Il n'avait pas écouté ce qu'elle disait avant. Même à cet instant, elle se pencha, ce qui mettait encore plus en avant sa poitrine et Rowald dût faire un effort pour relever les yeux vers les siens, se concentrer sur ce qu'elle disait et ne pas repenser au soir où il l'avait prise dans la cave de l'auberge.

— Tu t'attendais à un engagement en particulier ? répondit-il en voyant qu'elle le fixait avec son air colérique.

— Tu te fous de moi ?! (Elle le gifla.) T'es qu'un pauvre con, Rowald.

  Des rires éclatèrent quand Miranda s'éloigna d'un pas énervé, en portant son plateau en cuisine. Le pêcheur resta un instant sur place, la tête encore tournée dans la direction que lui avait fait prendre la gifle, tandis qu'il porta un regard sur le groupe qui le huait gentiment.

— Je l'ai peut-être méritée celle-là, dit-il pour lui-même à voix basse.

  Il pensa reprendre son chemin vers le bar pour commander une bière, mais préféra écourter son passage à l'auberge quand il remarqua des hommes en armure portant l'insigne de la Main de Fer. Au moins ce fut bref, pensa-t-il en sortant. La pluie était plus légère, mais le vent soufflait toujours par bourrasques glaciales, faisant claquer les voiles. Tandis qu'il gravissait les rues en pente du village, il pensa à la présence de la Main de Fer qui était de toute évidence de mauvaise augure.

  Cette compagnie était autrefois composée d'anciens corsaires et d'aventuriers de la mer qui avaient décidé de se ranger du côté de l'armée d'Alanthe, puis elle avait été militarisée et constituait désormais un détachement important de la flotte du royaume. Leurs missions portaient généralement sur la traque de monstres et de criminels en mer, sur les côtes d'Alanthe et sur les îles libres. Leurs passages à Kardilon se faisaient très rares, Rowald ressentait une once d'appréhension, bien qu'il estimait ne rien avoir à se reprocher.

  Lorsqu'il arriva chez lui, il ne vit strictement personne. Rowald se dépêcha de se mettre à l'abri de la pluie et du vent en entrant dans la petite maison en bois, et son regard s'arrêta sur le fond de la pièce principale. Une femme en armure était tranquillement installée sur une chaise, l'air parfaitement à son aise, un bras accoudé au bord de la table. Malgré la faible luminosité due au mauvais temps, le pêcheur distingua l'insigne de la Main de Fer sur son plastron, et devina qu'elle devait avoir un certain grade au sein de sa compagnie. Elle le regardait en esquissant l'ombre d'un sourire, tout en se levant par politesse.

— Monsieur Hendles.

— Ça va, je vous dérange pas ?

— Excusez-moi, j'ai pris la liberté d'entrer pour m'abriter. Sale temps, pas vrai ?

— Je doute que vous soyez venue pour discuter de la pluie. Allez droit au but.

  Elle sembla un brin amusée par l'attitude du jeune homme, sans ciller. Elle devait avoir l'habitude d'avoir à faire à des hommes au franc parler.

— Capitaine Sorcayl Morrav, de la Main de Fer. Je suis en ce moment sur une affaire des plus intrigantes. Voulez-vous en savoir plus ?

— Est-ce que j'ai vraiment le choix ? rétorqua Rowald avant de soupirer en s'installant sur une chaise en face d'elle, l'air résigné.

  Le capitaine ne se gêna pas pour s'asseoir de nouveau en croisant les bras. Rowald estimait qu'elle devait avoir dans la trentaine, et qu'elle avait un air autoritaire non dissimulé, renforcé par un regard assuré et des cheveux bruns dont la coiffure devait être impeccable avant d'être ruinée, hélas, par la pluie. Elle prit une inspiration pour continuer.

— Nous enquêtons sur d'étranges disparitions aux alentours de Varaise. On compte pas moins de six disparus, tous des hommes, et marins de surcroît. Une veuve nous a affirmé que son homme disait être… "appelé" par une voix qui venait de la mer. La plupart des villageois l'ont pris pour un fou.

— Quel rapport avec moi ? s'enquit Rowald.

— Et bien, comme Kardilon n'est pas si loin de Varaise et se trouve être un village de marins, nous sommes naturellement venus questionner les habitants du coin pour savoir si certains auraient de quelconques témoignages qui pourraient nous être utiles. On m'a dit que vous entendiez des chants lorsque vous alliez pêcher. Cela concorde avec les dires de notre témoin à Varaise. Pouvez-vous m'en parler ?

— Vous n'allez pas me croire.

— C'est ce que vous pensez.

— J'entends effectivement des voix depuis quelques temps. Des chants. Mais ça ne veut pas dire grand chose.

  Morrav le fixait comme si elle attendait qu'il poursuive, mais Rowald n'avait pas l'air de vouloir en dire davantage. Elle posa une main sur la table et se pencha légèrement vers lui.

— Il y a autre chose.

— Quoi donc ? demanda Rowald en haussant un sourcil.

— Ne me prenez pas pour une idiote. Vous savez autre chose. Je le vois dans vos yeux.

  Le ton de sa voix était sûr, et son regard déstabilisant. Le pêcheur fronça les sourcils en se sentant mal à l'aise, mais quelque chose dans l'attitude du capitaine lui plaisait et lui inspirait une certaine forme timide de confiance. Décidément, les femmes allaient avoir raison de lui en ce moment. Il s'éclaircit la voix et finit par capituler.

— J'ai trouvé l'origine du chant, pas plus tard qu'hier. C'était une créature étrange, mais magnifique. Elle avait un corps de femme et une queue de poisson scintillante.

— Une sirène ?

— Ce sont des légendes, dit-il en ayant l'air peu convaincu.

— Les légendes ont souvent un fond de vérité. Avez-vous pu lui parler ? (Rowald acquiesça.) Décrivez-la moi. Qu'avez-vous ressenti en la rencontrant ?

— Elle était… belle, très belle. Elle avait un nom aussi, Nirva, et parlait comme vous et moi. Son chant me paraissait parfois être dans mon imaginaire, dans ma tête, quand je l'entendais.

— Mais contrairement aux aventureux de Varaise, vous êtes revenu.

  Rowald haussa les épaules. Il avait passé un bon moment en compagnie de Nirva et il ne comprenait pas quel rapport pouvaient avoir les disparus de Varaise avec elle. A quoi pensait le capitaine Morrav, exactement ? Il fut tiré de ses pensées lorsque cette dernière reprit la parole.

— J'aimerais que vous me meniez à l'endroit où vous l'avez rencontrée. Nous devons en savoir plus.

— Qui vous dit qu'elle y sera encore ?

— Nous chercherons, insista Morrav. Je vous promets une belle somme en échange de votre aide.

— Je n'ai pas besoin d'or.

— Réfléchissez-y, Rowald. Nous parlons de disparitions récentes, il y en aura sûrement d'autres. (Elle se leva.) Vous me trouverez à Varaise si vous décidez de m'aider.

  Elle se dirigea vers la sortie, ses solerets martelant le plancher, et ouvrit la porte. Avant de sortir, elle lui lança quelques derniers mots.

— Et un conseil, reprenez vos esprits. Succomber aux charmes d'une sirène pourrait vous tuer.

  Lorsqu'il entendit la porte être refermée, il s'affala dans le fond de sa chaise. Nirva hantait son esprit, il ne cessait de revoir l'image de son corps sublime, et entendait son chant résonner au plus profond de lui. Il repensa à toutes les émotions chaleureuses qu'il avait ressenti avec elle. C'était la première fois qu'il appréciait autant la compagnie de quelqu'un, et pourtant on lui demandait aujourd'hui de la traquer pour de l'or. Peut-être que Morrav avait raison. Peut-être que ces disparitions étaient liées à Nirva ou à d'autres sirènes. Si c'était le cas, alors les pêcheurs de Kardilon étaient peut-être en danger. Mais pourquoi ne faisait-il pas parti des disparus ? Tout lui semblait si obscur, et il décida de prendre du repos car il se rendait compte qu'il était épuisé de sa virée. Le soir, il déciderait de ce qu'il ferait de la proposition du capitaine de la Main de Fer.

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