IX - Maman

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Je suis à mi-chemin de chez moi quand il se met à pleuvoir. Je place immédiatement mon sac au-dessus de ma tête pour éviter de trop prendre l’eau et file à toute allure dans la rue déserte. La plupart des habitants du quartier sont encore à leur travail et le mauvais temps semble avoir convaincu les autres de rester enfermés chez eux.

Je ne tarde pas à passer la porte de ma maison. J’enlève aussitôt mes chaussures et pose mon sac par terre avant de prendre le chemin de ma chambre ; je suis trempée et j’ai froid. Normalement, je suis toute seule à la maison. J'en profite donc pour commencer à me déshabiller dans l’escalier. Je laisse tomber mes vêtements par terre, j’aurais bien le temps de les ramasser une fois au sec et au chaud.

Quand je parviens à ma chambre, je ne porte plus que mes sous-vêtements. Je dégrafe mon soutien-gorge d’une main, pendant que je sors de quoi m’habiller de l’autre. Au lycée, nous sommes obligés de porter un uniforme commun aux filles et aux garçons. Chez moi ou pour sortir dans la rue, je peux m’habiller comme je le souhaite, à condition de rester « raisonnable », c’est-à-dire de ne pas mettre de jupe ou de robe qui s’arrête au-dessus du genou ou de vêtements moulants.

J’attrape un haut couleur citron et un vieux pantalon en jean comme on en fait plus, ainsi qu’un ensemble avant de me diriger vers la salle de bain. Il est un peu tôt pour ma douche journalière, mais je n’ai pas envie d’attendre encore quelques heures. Je pose mes vêtements sur un rebord prévu à cet effet, puis enlève ma culotte et me glisse sous le pommeau de douche.

Je tourne le sélectionneur et le place sur « eau très chaude ». En vérité, cette eau n’est pas si chaude que ça, mais elle suffit tout de même à remplir la pièce de vapeur. Nous avons le droit à une douche d’eau « très chaude » par semaine, quatre d’eau tiède et deux d’eau froide. Ce système permettrait d’assurer une équitable répartition des ressources en eau selon le gouvernement. Et comme si cela ne suffisait pas, le temps est chronométré pour économiser les ressources au maximum. Dès l’instant où j’ouvre le robinet, il me reste sept minutes pour me savonner et me rincer avant que l’eau ne se coupe.

Aujourd’hui, j’ai envie de prendre mon temps. Je prends donc deux minutes pour me mouiller et me faire masser par le jet d’eau, puis je me lave et me rince rapidement pour profiter encore de ma douche pendant deux minutes. L’eau, grâce à sa douce chaleur, dénoue les nœuds que j’ai dans le dos et aux épaules tout en me réchauffant de ses longs doigts habiles.

A la fin des sept minutes, l’eau se coupe automatiquement. Je ferme le robinet et m’enveloppe dans mon vieux peignoir. Je l’ai depuis des années et il m’arrive à mi-mollet maintenant, alors qu’autrefois il me faisait une robe qui descendait jusqu’au sol et traînait par terre.

Je décide de ne pas m’habiller tout de suite et sors de la salle de bain, mes vêtements dans une main, la seconde sur la capuche du peignoir que je rabats. Je m’affale sur mon lit et commence à contempler le plafond.

Il n’y a rien de passionnant à voir et, sans m’en rendre compte, je sombre dans le sommeil. Je le sais parce que je me réveille brusquement, un cri coincé dans la gorge. J’ai revécu la mort de Jack. Encore une fois. A croire que cet épisode me hantera jusqu’à la fin de mes jours. Ce n’est pas de ma faute, pourtant. C’est du moins ce que je me répète à longueur de nuits. Je ne l’ai pas tué : il s’est suicidé. Chaque fois que j’essaie de me convaincre de mon innocence, ses paroles me reviennent.

Il m’a accusé de lui avoir fait subir les pires supplices, de lui avoir appris à manier une arme et à tuer. Pourtant, je n’ai rien fait de tout cela. Je ne le voyais que lors des cours, au lycée. J’ignore tout de lui. De son nom, de sa famille, de l’endroit où il habitait, je n’ai pas la moindre idée.

Je porte la main à mon front et me redresse. Une migraine pointe, et elle s’annonce terrible. Entre-temps, j’ai séché. Je m’habille et sors de la pièce, décidée à ramasser les affaires que j’ai négligemment abandonnées un peu plus tôt avant d’aller me coucher.

Je suis sur le palier de ma chambre lorsque j’entends le bruit d’un placard qui se ferme. Je me crispe. Il n’y a personne d’autre que moi à la maison et toutes les issues sont verrouillées. Cela ne peut signifier que deux choses. La première est que quelqu’un est en train de nous cambrioler, ce qui m’étonnerait beaucoup. La seconde est que maman est rentrée de son travail. J’espère que ce n’est pas ça, j’ai tout sauf envie de la voir. A vrai dire, je préférerais que l’on soit en train de nous cambrioler plutôt que la croiser. La plupart du temps, entre mes cours et son travail, je parviens à l’éviter assez facilement et à ne la croiser qu’une ou deux fois par mois. Je m’apprête à rebrousser chemin et à regagner ma chambre quand j’entends sa voix qui m’appelle.

  • Mana ? Mana, tu es là ?

J’ai envie de l’ignorer et de faire comme si elle n’était pas là, mais si je fais ça, je peux être sûre qu’elle va venir jusque dans ma chambre pour me parler. Je pousse un long soupir et commence à descendre l’escalier.

  • Oui, maman, c’est moi ! je lui réponds.

Je ramasse mes affaires au passage et les roule en boule contre ma poitrine. Quand j’arrive dans l’entrée, mon sac et mes chaussures ont été poussés sur le côté et remplacés par les affaires de ma mère. Je vais poser mon uniforme dans un coin et pénètre dans la cuisine, qui sert aussi de salle à manger. Sans surprise, je trouve maman en train de boire un verre, accoudée au plan de travail. Elle m’attendait. Je me redresse un peu – elle déteste que je me tienne mal – et m’approche pour lui faire la bise, sans la toucher. Elle déteste ça. Je fais de mon mieux pour ne pas croiser son regard et garder les yeux vers le bas, ce qui est plutôt difficile vu que je suis plus grande qu’elle. Je ne sais pas pourquoi, mais elle a toujours détesté que moi, ou n’importe qui, la regarde dans les yeux. Un peu comme si elle avait peur qu’on puisse découvrir ses plus sombres secrets de cette manière.

  • Bonjour maman, lui dis-je d’une voix faible, le regard toujours tourné vers le sol.
  • Bonjour ma chérie, comment vas-tu ?

Je peux sentir le sourire dans sa voix quand elle parle. Un frisson me parcourt. C’est ma mère, mais j’en ai peur. On ne peut pas dire qu’elle m’ait déjà battue, bien au contraire, mais durant des années elle n’a pas eu le moindre geste d’affection à mon égard. Ni câlin, ni caresse. Cela doit bien faire quinze ans qu’elle ne m’a pas touchée. Elle s’est toujours adressée à moi comme si j’étais un objet, ou peut-être un animal de compagnie encombrant ; jamais comme une mère à son enfant chérie, avec un sourire qui lui monte jusqu’aux yeux et un ton indulgent. Alors le fait qu’elle sourit en s’adressant à moi me fait me crisper. C’est mauvais signe : la dernière fois qu’elle m’a souri, j’ai été punie.

Je prends mon courage à deux mains pour répondre à sa question.

  • Très bien maman, et toi ?
  • Je vais bien, mon ange. Alors dis-moi, comment se passent les cours ?

En entendant sa question, je me détends légèrement : il semblerait que j’ai droit à la série de questions habituelles, d’ici une demi-heure, je serais libre.

  • Comme d’habitude, les cours de monsieur Track sont toujours aussi intéressants, on a étudié une chanson en anglais dans celui de madame Anzeit et…
  • Bien, m’interrompt-elle. Parle-moi du nouvel élève.
  • Le nouvel élève ? Comment tu sais qu’il y a un nouvel élève ? Il n’est arrivé qu’aujourd’hui.
  • L’information a été transmise par les notifications me dit-elle avec un regard singulier que je parviens à capter du coin de l’œil. Alors ?
  • Euh… il s’appelle Hikage. Il a dix-huit ans et vivait dans le quartier du Marché avant.
  • C’est tout ce que tu as réussi à réunir sur lui, Mana ? Tu me déçois.

Je redresse brusquement la tête et la regarde. Son ton est incisif, presque agressif et je peux lire le mécontentement sur son visage. Je me tasse sur moi-même. A chaque fois qu’il y a quelqu’un qui débarque en cours d’année, c’est la même histoire : elle veut que je mène comme une enquête sur cette personne et que je lui fasse des rapports. Je ne sais pas ce qu’elle cherche à savoir comme ça, mais jusqu’à maintenant ça n’a rien donné.

  • Bon, puisque tu ne sers à rien, dis-moi plutôt comment tu te sens, tu m’as l’air assez fatiguée.
  • C’est rien, c’est juste que j’ai un peu de mal à dormir.
  • Du mal à dormir ? Tu te moques de moi ? C’est pour ça que tu sors en plein milieu de la nuit ?

Mon cœur manque un battement. Elle sait que je me suis rendue au lac plusieurs fois ces derniers temps. Comment ? Je vais être punie. Je sers les poings, les ongles me rentrant dans la peau, pour éviter de trembler sous le coup de la peur.

  • Hein ? Non ! Bien sûr que non ! réponds-je avec véhémence. Qu’est-ce qui te fait croire que je sors durant la nuit ? Et puis j’irais où ?
  • Ne me mens pas, Mana. Jamais. Je sais très bien que tu sors la nuit. Ce que je ne sais pas, par contre, c’est où tu vas et pour retrouver qui. Alors je te conseille de tout me dire immédiatement, avant que je ne me fâche.

Je me tasse encore plus. Maintenant qu’elle m’a ferrée, elle ne va plus me lâcher. Je triture le bas de mon haut avec mes mains, les épaules et le menton rentrés pour paraître plus petite. Je n’ose plus la regarder. D’ailleurs, croiser son regard à ce moment-là signerait mon arrêt de mort. Au figuré, bien entendu. Quoique…

Il faut que je lui donne quelque chose à se mettre sous la dent, mais je ne veux pas qu’elle sache que je me rends au lac. C’est mon jardin secret, mon lieu hors du temps. Vite. Il me faut un mensonge qui me permette de me sortir de ce guêpier. Quelque chose qui la satisferait et la convaincrait de cesser ses questions. Une idée stupide me vient à l’esprit, mais elle devrait faire l’affaire.

  • Bon, c’est vrai, tu as raison. Je sors la nuit. Mais je ne retrouve personne ! Je me contente de marcher jusque chez Liv et de monter sur le toit.

Dès que je prononce le nom de mon amie disparue, je me rends compte que j’ai fait une grossière erreur. Maman n’aime pas que je parle d’elle. J’ignore pourquoi, mais elle semble vouloir que je l’oublie définitivement. Alors je lève les yeux et la fixe. Deux émotions passent successivement sur son visage, habituellement fermé et froid. Tout d’abord ce qui ressemble à de la peur, d’une manière si fugace que je me demande un instant si mes yeux ne me jouent pas des tours. Puis de la colère. Là, il m’est impossible de me tromper. Son regard se fait dur, ses yeux s’étrécissent et les coins de sa bouche se contractent.

  • Chez Liv, vraiment ? Tu sais pourtant très bien que je t’ai interdit de prononcer ce nom devant moi ! Elle est partie ! Elle a déménagé. Tu ne la reverras jamais, alors arrête de parler d’elle. Et ne retourne plus là-bas, je te l’interdis. Maintenant, file, je ne veux plus te voir ce soir.
  • Bien, maman.

Et je déguerpis sur ces douces paroles, avant qu’elle ne change d’avis. Je me dépêche de rejoindre ma chambre puis je me laisse tomber sur le lit, face contre le matelas. Je reste comme ça un court instant avant de me retourner et de reprendre mon activité favorite : observer le plafond.

Je contemple sa pâleur et la pureté de son blanc. Car mon plafond est blanc, tout comme les murs de ma chambre. Seul le sol n’est pas blanc. Il est gris. Mes meubles sont réduits au strict minimum : un lit en métal avec un matelas moelleux et confortable ; une armoire remplie d’uniformes et de vêtements variés ainsi qu’une deuxième paire de chaussures posée sur le sol et pour finir, une petite table de verre transparent surmontée par un miroir carré qui me sert à la fois de coiffeuse et de bureau pour faire mes devoirs. C’est le meuble que je préfère dans la pièce – avec mon lit – elle est connectée au réseau pédagogique de la ville et dispose d’un accès à une bibliothèque virtuelle de livres, de films documentaires sur le Monde d’Avant et celui d’Aujourd’hui et d’images.

Je fixe le miroir de la coiffeuse pendant que je repense aux questions posées par ma mère un peu plus tôt. Elle avait l’air si en colère que je ne sache rien sur Hikage… je me demande pourquoi. Après tout, ce n’est qu’un garçon tout à fait ordinaire dans une ville qui en compte plusieurs milliers.

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