VII - Visite

9 minutes de lecture

Près de deux heures plus tard, nous quittons enfin la salle de classe. Les autres disparaissent plus vite qu'il ne faut de temps pour le dire et je me retrouve seule avec Hikage. Je lui fais signe de me suivre et nous prenons la direction du pavillon réfectoire.

Je me tais pendant une poignée de secondes. Je n'ai pas envie de parler avec lui, car lui parler équivaudrait à commencer à créer un lien. Or, je ne veux pas avoir de liens, avec quiconque. Même s'il m'intrigue, même s'il a l'air "intéressant". Mon coeur est partagé en deux : aller vers ce qui m'attire ou fuir, une fois de plus.

Ma solitude est mon fardeau, mais c'est aussi mon armure et je compte bien la préserver. En attendant, j'ai quand même un boulot qui m'attends... Après un long soupir et une grande inspiration, je me lance.

  • Le bâtiment où nous nous trouvons est celui où ont lieu tous les cours pratiques et théoriques. Il ne possède pas d'étage et forme un u, tu ne peux donc pas de te perdre. Les salles sont de part et d'autre du couloir et leur nom commence par la lettre A si elles sont à gauche et par la lettre B si elles sont à droite. Tu sais déjà où se trouve l'entrée principale du lycée, donc on ne va pas faire le tour de ce bâtiment, ce serait contre-productif. Dans la courbe du u, il y a un bâtiment circulaire. Il s'agit de la cantine ; c'est là que nous nous rendons.

Arrivée à la fin de ma longue tirade je me tais enfin et me retourne pour vérifier qu'il a bien suivi. Il n'est plus là. Je le cherche frénétiquement des yeux avant de faire un tour sur moi-même, mais rien n'y fait. Il n'est pas là. Je sens aussitôt la moutarde me monter au nez. Il exagère ! Me planter en plein milieu d'un laïus et filer je ne sais où. Quel goujat !

Je l'appelle une fois mais n'obtiens pas de réponse. Cette fois, je suis vraiment en colère. Puis, soudain, un petit rire. Il vient de loin et résonne dans le couloir vide. Je tends l'oreille. Il semble venir du tournant. Ce saligaud a dû se dissimuler dans la courbe du couloir pendant que je continuais ma route toute seule. Il ne perd rien pour attendre.

Cependant, au lieu de me diriger vers la source du bruit, je m'éloigne en prenant la direction de la sortie la plus proche

  • Tant pis pour toi si tu te perds ! Moi, je vais manger ! lui hurlé-je

Des bruits de pas ne tardent pas à se faire entendre. Il n'aura pas été bien long. Ah, l'appel du ventre ! Personne ne peut y résister, même moi. Je l'ignore tandis qu'il marche sur la gauche et referme la porte juste derrière moi en veillant à bien la claquer lorsque je sors du bâtiment.

Je l'entends rire. Je continue ma route sans plus faire attention à lui, dirigée vers mon but telle une flèche qui file vers le coeur de la cible.

Je pensais qu'il serait différent des autres. Plus humain. Mais il est stupide. Et méchant. Je suis prise de l'envie subite de le détester.

  • Hey, Mana ! C'était une blague. Je voulais juste détendre l'atmosphère, tu avais l'air si... tendue.

J'entends sa voix grave et ses justifications, mais je n'en n'ai cure. Il ne me connait pas. Nous n'avons jamais échangé un mot et il se permet de m'ignorer pendant que je lui fais une visite des lieux. Quel garçon pitoyable. Et en plus, ça le fait rire !

Marchant toujours au pas de course, j'arrive finalement devant l'entrée du "restaurant scolaire" comme l'administration se plaît à le nommer. Je marque un bref arrêt devant les portes automatiques, le temps qu'elles lisent mon bracelet et qu'elles s'ouvrent, puis je rentre. Coup de chance, il n'y a personne dans la queue.

J'attrape un plateau sans prendre le temps de m'arrêter et commence à entasser de la nourriture dessus. Puis je me rends brusquement compte que je n'entends plus Hikage. je jette un coup d'oeil derrière moi. Il est bloqué derrière les portes qui ne s'ouvrent pas. Le code d'identification de son bracelet n'a certainement pas encore été entré dans la base de données de l'établissement. Bien fait pour lui !

Ma joie est de courte durée puisqu'un instant plus tard, les portes s'ouvrent et le laisse passer. Je grogne de dépit. Je ne veux plus rien avoir à faire avec ce rustre.

Il se saisit à son tour d'un plateau et vient me rejoindre. Je fuis courageusement avec mon déjeuner pendant qu'il valide sa sélection sur l'une des bornes automatiques.

Je traverse la salle à grands pas. Elle est presque comble. Heureusement pour moi, il reste quelques tables de libre dans le fond. Je pose mon plateau sur une de celles pour deux et m'affale sur la chaise.

J'ai le coeur qui bat vite et je suis furax. C'est pour ça que je n'aime pas les gens. Ils passent leur temps à faire des blagues stupides et à embêter le monde.

Au moment où je soulève ma fourchette pour la planter dans un morceau de viande de synthèse, une ombre s’abat sur moi. Un plateau atterrit sur la table juste après et l’ombre disparaît tandis que Hikage s’assoit en face de moi. Je lâche un soupir de désespoir avant d’enfourner un bout de viande et de le mâcher avec rage.

  • Qu'est-ce que tu me veux ? lui demandé-je d’un ton peu engageant.

Il ne dit rien et se contente de manger en me regardant. Une fois que j'ai fini la viande, je m’attaque à mes légumes. Le silence se fait de plus en plus pesant. Il attend que je lui adresse de nouveau la parole, sauf que je n'ai rien à lui dire. Après mes légumes, j'entame la sorte de gâteau qui sert de dessert. Une bouchée me suffit pour avoir un haut-le-coeur, tellement il est mauvais. Ce doit être l’un de ces plats de synthèse nouvelle génération que le Gouverneur a présenté le mois dernier. Succulent en apparence, mais dégueulasse au goût. Je repose ma cuillère avec dégoût sous le regard amusé de mon envahisseur.

Je ne devrais pas gâcher de la nourriture : notre société a juste de quoi se nourrir malgré le travail du GCART. Je me sens un peu honteuse de mon méfait, mais cela ne dure pas. En effet, Hikage n’hésite presque pas et s’empare rapidement de mon assiette avant de terminer le dessert en quelques coups bien placés. Je lui jette un regard outré.

  • C'était mon dessert, protesté-je avec une emphase sur le “mon”. Tu n’avais pas le droit de le manger !
  • Ah oui ? Et si je ne l’avais pas mangé, il serait devenu quoi ? Hein ? réplique-t-il.
  • Eh bien, je euh… je...


Je me retrouve à faire la carpe, incapable de trouver un argument valable ou une excuse.

  • C'est bien ce que je pensais. Tu devrais plutôt me remercier, ajoute-t-il avec un sourire satisfait.

Il m'a bien eue sur ce coup-là. J'ai envie de lui faire avaler ses dents, mais je me retiens : ce n'est que son premier jour ici et on est dans un lieu public. Sans oublier que ce garçon me dépasse de plus d’une tête et possède des mains suffisamment grandes pour recouvrir mon visage.

Au lieu de cela, je m’enfonce dans ma chaise et commence à jouer distraitement avec mon couteau. Il n'est pas encore l’heure de retourner en cours, même si cela ne devrait plus tarder. Je décide donc de faire plus ample connaissance avec le turbulent nouvel élève.

  • Alors dis-moi, Hikage, qu’as-tu fait pour te retrouver ici ?
  • Rien de bien méchant : mon père vient de trouver un nouveau boulot alors on a déménagé dans le coin et j'ai dû changer de lycée.
  • Tu habitais dans quel quartier avant ?
  • Le Nord, pas très loin du Marché.
  • Tu as des frères et soeurs ?
  • Non, et toi ?
  • Non plus.
  • Un animal de compagnie, peut-être ?
  • Nop.

Je m’apprête à poser une nouvelle question lorsqu'il me coupe dans mon élan :

  • Tu soumets souvent les nouveaux venus à des interrogatoires ? Ou c'est juste pour moi ? me demande-t-il avec un sourire.
  • Tu te comportes souvent comme un con avec des gens que tu rencontres pour la première fois ? Ou c'est juste pour moi ? lui réponds-je de la même manière.

Un léger rictus apparaît sur ses lèvres avant de disparaître presque aussitôt, de telle manière que je me demande un instant si mes yeux ne m'ont pas joué un tour.

  • Touché. Encore une fois, désolé pour tout à l'heure. Tu avais l’air si tendue que je n'ai pas pu résister. Je ne m’attendais pas à ce que tu te mettes en colère.
  • Excuse-moi, j’ai mal réagi. C'est juste que je suis un peu à cran depuis quelques temps.

Je pose le couteau avec lequel je joue depuis un moment et passe une main dans mes cheveux pour les recoiffer ; ils ont la sale manie de tomber devant mon visage et me cacher la vue. Une fois ma vision de nouveau libre de tout obstacle, je jette un oeil par la fenêtre qui se trouve derrière lui. Il pleut. Zut. Je n'ai ni capuche, ni parapluie, je vais être trempée comme une soupe le temps de retourner dans le bâtiment des cours. Quelle journée merdique.

  • Tu as de beaux yeux. Je n’en n’avais jamais vu avec de telles couleurs, me fait-il remarquer.

Sa voix me fait sursauter. J’étais si absorbée par la chute des gouttes de pluie à l’extérieur que j'en ai oublié jusqu'à son existence et l'endroit où je me trouve. Une fois que le sens de ce qu’il vient de me dire arrive à mon cerveau, je pique un fard. J’essaie de lui dissimuler ma rougeur en consultant l’heure sur mon bracelet, mais il a le temps de la remarquer avant que mes cheveux ne cachent mon visage. Il rit.

Je lui en veux. A un instant il se comporte comme un abruti fini pour ensuite jouer les charmeurs. Tout à fait le genre de personne que je ne supporte pas. Il semblait pourtant si sympathique au début ! En tout cas, je suis maintenant sûre d’une chose : nous ne serons jamais amis, lui et moi.

En attendant, il faut avouer qu'il a raison au sujet de mes yeux, ils sont tout à fait remarquables - et je dis ça sans aucune trace de vanité. Mes iris sont de plusieurs couleurs allant du gris orage à un brun si pâle qu’il en est presque vert, tout en passant par une tâche de violet dans l'un d'eux.

Les pigments sont répartis en différents cercles de telle manière que cela forme un dégradé du noisette autour de la pupille au gris-bleu juste avant la limite de la pupille qui est d'un élégant gris anthracite. Quelques mouchetures dorées les piquettent ici ou là, comme autant d'étoiles parsemant un ciel d'hiver. Ce garçon est un âne, mais une chose est sûre, il a du goût en matière d’yeux.

Je jette un coup d'oeil à l'horloge de mon bracelet digital et découvre avec stupéfaction que les cours reprennent dans moins de cinq minutes, or la salle se trouve quasiment de l’autre côté de l’établissement. Nous allons être en retard. Je me lève précipitamment, manquant de faire tomber ma chaise, et m’empare de mon sac et de mon plateau avant de lancer un :

  • Dépêche-toi de prendre ton plateau et de me suivre, sinon nous allons être à la bourre !

Je pars sans lui laisser le temps de réagir. Il me rejoint quand je passe la porte et me retient en m'attrapant par le bras. Je me dégage violemment : je déteste que l'on me touche, surtout si la personne est une inconnue.

  • Attends un peu, si on sort comme ça, on va être trempés tous les deux, dit-il en enlevant sa veste et en la tendant au-dessus de nos deux têtes.

Je lui adresse un signe de tête en guise de remerciement et prends la direction de la salle de cours à grands pas. C'est un véritable déluge dehors, et nous finissons quand même dégoulinants de pluie, malgré le blouson d'Hikage. Lorsque nous pénétrons dans le bâtiment quelques minutes plus tard, je suis frigorifiée et je commence à frissonner.

Néanmoins, je marche à grands pas et rejoins finalement la classe, ma nouvelle ombre sur les talons. Je toque puis attends la permission pour entrer. J'entends finalement le "oui" du prof et passe la porte. Il nous accueille avec les sourcils froncés et un air mécontent sur le visage.

  • Eh bien, je commençais à désespérer de vous voir, Mana. Et vous, Hikage, je pensais ne jamais faire votre rencontre. Quelque chose à dire pour votre défense ? nous demande-t-il.
  • Désolé, monsieur, c'est Mana. Elle a insisté pour m'emmener voir les terrains de sport alors qu'elle savait qu'on allait être en retard, répond Hikage avec un visage innocent.

Je pousse un cri de rage silencieux. Ce garçon a vraiment décidé de me rendre chèvre ! Le prof nous ordonne d'aller nous asseoir, malheureusement les deux dernières places de libres sont côte à côte. Dès que nous sommes assis, je lui jette un regard de reproche auquel il répond par un clin d'oeil. Je décide de l'ignorer jusqu'à la fin de la journée.



----------

Comme vous pouvez le voir, ce chapitre est beaucoup plus long que d'habitude. Si vous le souhaitez, je peux donc le couper en deux.

Pour ce chapitre, j'ai énormément besoin de vous parce que je m'attaque à l'un de mes pires ennemis : les dialogues ! Que pensez-vous de ceux de ce chapitre ?

Que pensez-vous de la rencontre entre nos deux personnages ? Correspond-elle à vos attentes ?


Merci encore de suivre cette histoire, de commenter et d'annoter ! Je vous suis éternellement reconnaissante <3

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 8 versions.

Vous aimez lire Morien ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0