IV - Routine

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Le temps a passé. Cela fait maintenant six mois que "l'incident" a eu lieu, les autres ont oublié jusqu'à l'existence de Jack, pas moi. Sa mort continue de me hanter chaque nuit, chaque fois que je suis seule. Le dégoût et la peur provoqués par cet évènement sont toujours présents, assortis de doutes et de questions au sujet de notre société. Au sujet de Centrale et du Gouverneur. 

Je n'ai jamais aimé vivre à Centrale, sous son ciel morne et gris emplit de vapeurs, de fumées, et de poussières, ses odeurs agressives et ses bruits incessants. Je n'ai jamais réussi à imaginer mon futur au sein de la ville et de la communauté.

Contrairement aux autres jeunes filles, je n'ai jamais pu m'imaginer mariée et mère d'un ou de plusieurs enfants dont je devrais prendre soin pendant que mon époux part travailler. Je n'ai jamais réussi à m'imaginer travailler en ville à l'école, à l'hôpital ou à n'importe quel endroit. Je ne me suis jamais vue avec un petit-ami ou même simplement avec des gens sur qui compter ou qui dépendent de moi. Mais je me suis déjà vue libre, parcourant le monde pour en découvrir les secrets et les merveilles, sauf que le monde d'aujourd'hui n'est plus celui d'hier et que tant de choses sublimes ont disparu.

Pendant des années, je me suis contentée de faire ce qu'on attend de moi : être discrète, ne pas faire de vague, aller en cours et ramener de bonnes notes, mais je n'ai jamais cesser d'avancer à l'aveuglette et sans but, à attendre que quelque chose se produise. Et quelque chose s'est enfin produit. Quelque chose d'horrible qui n'a rien changé dans ma vie, mais qui a su me convaincre que Centrale et le Gouverneur cachent bien des secrets.

Tous les matins, je me lève, m'habille et vais en cours pour rentrer chez moi le soir venu. Je fais alors mes devoirs puis vais me coucher et le même manège recommence, encore et encore. Je me demande depuis combien de temps je n'ai plus ri, des mois, peut-être même une ou des années. Je me sens comme une coquille vide, dénuée de toute émotion et hantée par un unique souvenir violent et douloureux. 

J'évite les gens de ma classe. Je sais que je ne devrais pas, mais je leur en veux. Je leur en veux de l'avoir oublié, il était l'un des nôtres, mais dès qu'il est parti, ils ont oublié qu'il a un jour existé et ri avec eux. Ils ont oublié qu'il s'est tiré une balle devant eux. Moi, je ne pourrais jamais oublier. Je ne pourrais jamais fuir ce souvenir atroce, alors peut-être que je ne fais pas que les détester, peut-être que j'en suis un peu... jalouse ?



Je cligne des yeux et détache mon regard du plafond blanc de ma chambre, il faut que j'arrête de me morfondre, cela ne changera rien. Ce qui est fait est fait et on ne peut changer le passé. Je me redresse et sors de mon lit, je me saisis des vêtements que j'ai jeté à son pied la veille au soir et les mets. Il fait nuit mais comme je n'ai pas fermé les volets, j'y vois presque comme en plein jour.

Je jette un coup d'oeil à ma chambre. Elle est comme moi, morne et triste. Quatre murs blancs, un plafond de la même couleur et un sol en linoléum gris exempt de tout objet, telle est mon antre. Avec son lit coincé dans un coin, son bureau parfaitement rangé et sa large armoire dont rien ne dépasse, elle a tout d'une chambre d'hôpital. Pas de vie, pas d'âme, rien qu'un endroit où l'on veut rester le moins de temps possible.

Je soupire profondément et quitte la pièce. Arrivée sur le palier, j'écoute attentivement pour savoir si maman est rentrée de son travail mais je n'entends rien, tant mieux elle y est certainement encore et je vais pouvoir éviter ses questions. Je traverse la maison sur la pointe des pieds, au cas où. Elle est comme une extension de ma chambre : blanche, grise et impersonnelle. Pas une photo, pas un bibelot coloré selon le souhait émis par maman.

Je traverse le salon et passe devant sa chambre dont la porte est ouverte - elle n'est pas encore rentrée. Une dernière porte et je me retrouve dehors, sous les pâles rayons de la pleine lune. 

Il fait frais et un mince souffle de vent chasse les fumées et les poussières de la ville, amincissant le nuage de pollution qui enserre Centrale dans son étouffante étreinte. Je consulte brièvement mon bracelet digital - une manchette de sept centimètres de large sur cinq de haut fait d'un verre souple ultra fin et ultra résistant - et constate qu'il est déjà minuit, l'heure du couvre-feu. Si l'on me voit dehors à cette heure-ci, je risque d'avoir de graves ennuis.

Je file donc discrètement en longeant les maisons. J'habite dans un petit quartier résidentiel à la périphérie de la ville. Un de ceux où toutes les maisons se ressemblent et où tous les voisins se connaissent sans vraiment se connaître. C'est un endroit tranquille où vivent surtout des familles avec enfants ou de jeunes couples. Autrefois, Liv occupait la maison trois numéros plus loin de l'autre côté de la rue. J'adorais vivre ici, à cette époque, parce que nous pouvions passer tout notre temps ensemble, puis elle est partie et je me suis mise à haïr cet endroit qui était devenu le symbole de ma solitude. 


Cinq minutes après être partie de chez moi, je suis déjà loin. J'emprunte le chemin habituel pour me rendre au lac, l'un des seuls endroits que j'apprécie dans cette ville. Avant, je venais souvent y jouer avec Liv, sa mère nous accompagnait et on passait la journée à nous amuser sur les rives ou à regarder le ciel, allongées dans l'herbe.

Depuis que Liv est partie, ce n'est plus pareil. Les couleurs sont moins chatoyantes, la brise moins rafraîchissante et l'herbe moins douce. De plus, suite au pic de pollution de l'an dernier, le lac a été recouvert d'un fin dôme du même verre que celui des bracelets digitaux dans le but de le préserver et de protéger les espèces animales et végétales qui y vivent. Je n'y suis plus retournée après ça, enfin jusqu'à "l'incident". 

Après ce qu'il s'est passé avec Jack, j'ai été prise d'une folle envie d'y retourner. Il y avait juste un petit problème : le dôme de verre soi-disant inviolable. C'est à cette époque que j'ai commencé à sortir la nuit, quand les cauchemars ne me laissaient pas de répit. 

Je m'habillais alors et allais courir dans les rues jusqu'au couvre-feu. Lorsque le souvenir du lac m'est revenu, j'ai décidé de m'y rendre. Un après-midi, j'ai séché les cours et ai patienté à côté de l'entrée de service durant de longues heures, jusqu'à ce qu'un employé chargé de son entretien entre. Là, je me suis faufilée derrière lui et me suis emparée d'un double des clefs rangé à côté de la porte. Je n'ai jamais vraiment compris comment j'ai pu réussir, et surtout pourquoi personne ne s'est rendu compte de rien. Depuis ce jour, je me rends régulièrement au lac et m'allonge dans l'herbe pour regarder les étoiles. Ce ne sont pas de vraies étoiles, mais une carte astrale projetée sur l'intérieur du dôme. Cela ne les empêchent pas de briller et de scintiller de milles feux

Il faut que je fasse attention: le lac ferme au public une heure après la tombée de la nuit, puis il y a des tours de garde réguliers, environ un toutes les heures. La prochaine patrouille ne devrait d'ailleurs plus tarder.

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