I - Incident

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Un fin rai de lumière se faufile entre les rideaux et tombe sur mon visage. Il me tire d'un sommeil émaillé de rêves. Je me lève avec un grognement peu engageant et vais prendre ma douche, puis m'habiller. Je ressors de la salle de bain une quinzaine de minutes plus tard, parée pour une nouvelle journée en enfer.

Je prends mon sac bandoulière en toile dans lequel je balance un carnet et un crayon - nous n'avons plus de stylos depuis longtemps - et je quitte ma chambre pour gagner le salon. Le panneau mural m'indique que maman n'est pas encore rentrée de son travail à l'hôpital; elle doit avoir une réunion. Ce n'est pas grave, ça m'évite au moins d'avoir à répondre à ses questions dérangeantes et dénuées de sens.

Le soleil est déjà chaud quand je sors dans la rue. Malgré l'épaisse couche de pollution qui recouvre la ville, je peux sentir la chaleur de ses rayons et certains d'entre eux parviennent même à se refléter sur les poignées de porte des maisons. Tout ça tient du miracle. Un léger frémissement d'espoir me parcourt : peut-être que cette journée sera différente des autres, un peu moins morne, un peu moins ennuyeuse.

La navette est en retard. Par conséquent, je vais l'être, moi aussi. La poisse.

Je n'aime pas me faire remarquer, alors, quand j'entre dans la salle de classe et que tous les regards se tournent vers moi, je rougis et je me tasse. Le prof d'histoire moderne me toise d'un air furieux pendant quelques secondes avant de m'indiquer une table. Juste en face de lui.

Je parcours rapidement la salle des yeux, mais c'est bien la seule place de libre, je n'ai donc pas le choix. J’ai de la chance dans mon malheur : tout autre professeur m’aurait renvoyée de cours et m’aurait dit de me rendre à l’administration. Il aurait alors fallu que je remplisse un papier expliquant mon retard, puis que je passe l’heure à faire des exercices totalement inintéressants avant de pouvoir retourner en cours l’heure suivante. Enfin, pire que tout, ma mère aurait été informée de ce détail et j’aurais eu le droit à un sermon et des cris avant qu’elle ne recommence à m’ignorer comme elle le fait si bien. Non, vraiment, j’ai eu de la chance.

Je me laisse tomber sur la chaise avec un soupir et allume l'écran intégré. Le logiciel me demande mon code puis affiche aussitôt le document que nous étudierons aujourd'hui. Je jette rapidement un coup d'oeil désabusé au titre pendant que monsieur Track fait l'appel : "Centrale, ou le rêve d'une nouvelle Terre".

Mon intérêt s'éveille aussitôt. Je n'aime pas ma ville, Centrale, elle est toujours recouverte d'un épais nuage de pollution qui filtre la quasi-totalité des rayons du soleil et n'a rien de plus à offrir qu'une vie morne et grise à ses habitants. Je me suis toujours demandé pourquoi on avait construit une ville aussi laide et toxique que celle-ci alors que notre monde suffoque depuis déjà mille ans. On dirait que je vais enfin avoir une réponse à cette question.

Le prof a fini l'appel, le cours débute. Monsieur Track demande à Ivory de nous rappeler où nous nous sommes arrêtés au dernier cours. Elle se lève et commence à réciter la leçon de sa jolie voix claire :


  • Il y a de cela trois siècles, un iceberg de la taille de l'Islande s'est détaché de l'Arctique puis a fondu dans l'Atlantique Nord. En conséquence de cet évènement, et de la montée des eaux ayant déjà eu lieu, de nombreux territoires furent inondés. La majorité des petits archipels a été submergée, ainsi que les littoraux de chaque continent sur une à plusieurs centaines de kilomètres. Les Hommes ont alors fui.

A la fin de son explication, elle se tait et attend le prof.

  • Merci, Ivory. Tu peux t'asseoir, lui dit monsieur Track.

Il nous jette un coup d'oeil et doit voir quelque chose qui ne lui plaît pas puisqu'il fronce les sourcils.

  • Jack, qu'est-ce que tu fais ? demande-t-il de sa douce voix grave.

Je lâche un long soupir. Jack est un vrai gamin, malgré le fait qu'il vient d'avoir dix-huit ans. Le connaissant, il doit être en train de couper une gomme avec un bout d'ongle qu'il s'est arraché au préalable. Je ne me retourne même pas, préférant fermer les yeux et achever ma nuit, la tête dans les bras. Malheureusement pour moi, même en faisant de mon mieux, je ne peux pas m'empêcher d'entendre leurs voix.


  • Mais rien m'sieur ! proteste Jack.
  • Allez, donne-moi ça, demande le prof.

J'entends le bruit de ses pas qui s'éloigne, il doit se diriger vers lui. Quelques secondes plus tard, il pousse un couinement surpris. Le fracas de la chute d'une chaise me fait sursauter et je dois définitivement renoncer à ma sieste. Quelques secondes plus tard, il pousse un couinement surpris. Le fracas de la chute d'une chaise me fait sursauter et je dois définitivement renoncer à ma sieste.

  • Monsieur ! Vous n'avez pas le droit ! Ça ne vous appartient pas. C'est à moi ! À moi, vous entendez ? hurle Jack.

Sa voix contient une pointe d'hystérie.

Un murmure parcourt la salle, suivit du cri d'effroi d'Ivory.

  • Jack, ne fais pas de bêtise, donne moi ça dou-ce-ment.

Je me lève moi aussi et pivote sur moi-même. Je me retrouve dos au tableau face à une image que je n'oublierai jamais. La situation est totalement incroyable et carrément critique.

Les élèves forment un arc de cercle autour de Jack et du prof, le premier menaçant le second avec une arme à feu. Je n'ai pas la moindre idée d'où il a bien pu trouver ça. Il la pointe sur le prof d'une main mal assurée, le pistolet tremblotant légèrement. Un rictus déforme ses traits.

  • Jack, je t'en prie, ne fais pas de bêtise. Donne-moi cette arme.

Le prof est stressé, ça se sent dans sa voix qui monte dans les aigües avant de se casser à moitié un mot sur deux.

Je suis pétrifiée et les autres ne valent pas mieux. Je vois deux des filles - dont je suis incapable de me rappeller le nom - qui sont en train de pleurer dans les bras l'une de l'autre. C'est pas bon, ça ! Ça pourrait nous l'énerver et il risque de tirer. A condition qu'il sache comment enlever le cran de sureté, évidemment.

L'un des garçons est assis par terre, les bras autour des jambes, la tête cachée dedans; il ne veut pas voir ça et je le comprends. Un autre est prêt à jouer les héros. Je le vois qui s'avance discrètement vers Jack, résolu à lui tomber sur le poil pour le désarmer. Heureusement, je ne suis pas la seule à l'avoir remarqué et monsieur Track lui fait un signe discret qui le dissuade de passer à l'action.

Je pousse un léger soupir de soulagement lorsqu'il retourne à sa place, malheureusement, la semelle d'une de ses chaussure crisse sur le sol en linoléum de la salle. Jack se retourne aussitôt et braque son arme sur lui. Je ne peux plus voir son visage puisqu'il me tourne le dos, pourtant je sens très bien la tension dans sa voix lorsqu'il parle.

  • Qu'est-ce que tu fous, toi là ? Tu veux que je te troue le bide ? Allez, va t'asseoir contre le tableau. D'ailleurs, allez tous vous asseoir dos au tableau. Et plus vite que ça ! Il hurle presque les derniers mots en agitant son pistolet en tous sens.

Les filles poussent de petits cris effarouchés, les garçons serrent les dents, voire pleurent, mais tous obéissent à son ordre. Même le prof. Tous, sauf moi. Je ne sais pas pourquoi, mais je n'ai pas bougé. Ou plutôt, je n'ai pas réussi à bouger.

Je me retrouve donc avec toute ma classe à trois mètres dans mon dos, assise contre le tableau. Garçons et filles mêlés dans un ensemble indescriptible de bras et de jambes dans le but de se rassurer, derrière moi, visibles à la périphérie de mon champ de vision. Et en face de moi, un garçon, qui était jusqu'à il y a peu un sympathique mais agité camarade de classe, qui me vise désormais avec une arme à feu. Et pas un jouet.

Qu'est-ce qui peut mal tourner, désormais ?

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