Chapitre 1

7 minutes de lecture

Mars 2020


Pourquoi diable traînait-il tant pour répondre ? Que se passait-il pour que les tonalités s'enchaînent ainsi ? Une énième émeute ?

— Louis ? Putain, il était temps que tu décroches, j'étais morte d'inquiétude, tu rentres quand ?

— Madame, ce n'est pas Louis. Patientez quelques instants je vous prie.

Les bruits de frottements d'un téléphone posé contre une main ou un tissu agitèrent l'esprit de la jeune femme dont l'intuition, réprimée depuis d'interminables minutes, était à présent malmenée par le brouhaha ambiant. Quelque chose de grave s'était passé. Une émeute ? Une arrestation ? Pourtant, il avait pris son attestation...

— Bonjour Madame, Lieutenant Guillaume Bela, Gendarmerie Nationale, pouvez-vous me donner votre nom, s'il vous plaît ?

Gendarmerie... Pourquoi l'avoir arrêté ? Qu'avait-il fait ? Un mois sans course, frigo vide, congélateur à l'agonie... Il avait pourtant le droit de se rendre au supermarché.

— Madame, votre nom ? reprit-il.

— Olympe Warenghem, je suis la compagne de Louis Prez. Pouvez-vous me dire pourquoi vous tenez son téléphone ? Pour quelle raison l’avoir interpellé ? Ou est-ce encore une émeute ? Passez-le-moi, même s'il est blessé ou dites-moi à quel hôpital il a été transporté.

Voix dure. Ordre brutal. Lui parler devint une nécessité.

— Madame... Vous comprenez bien qu'il m'est impossible de vous donner ce genre d'informations par téléphone.

Ses craintes se confirmèrent. Ces dernières semaines tendues et les rumeurs toujours plus oppressantes des assassinats de civils par la milice écrasèrent sa raison.

— Lieutenant, c'est le MLF, n'est-ce pas ? Qu'ont-ils encore fait ? Dites-moi, s'il vous plaît.

Que se passait-il en elle ? Où était la femme éplorée, terrifiée ? Certes, elle tremblait, mais de sa voix n'émanait rien d'autre qu'une puissante détermination qu'elle espérait convaincante. Elle était prête à tout entendre de la bouche de son interlocuteur, même le pire et devant le soupir de l’homme, plus de doute, le pire était à venir. Fallait-il le supplier pour qu'il rompe enfin ce silence aussi froid que la mort elle-même ?

— Je regrette mais je ne peux rien vous dire par téléphone, Madame. Nous récupérons actuellement les informations parmi la cohue et viendrons chez vous dans les meilleurs délais.

— Il va bien ? Où a-t-il été transporté ?

— Nous serons là bientôt, Madame. Je dois vous laisser.

Le téléphone raccroché, la raison brisée, l'instinct lui soufflant l'impossible faisait fausse route. Non, pas lui, pas comme ça. En roue libre et prête à tout pour calmer ses entrailles en feu, Olympe agrippa ses clés de voiture et démarra en trombe pour une descente aux enfers que personne n'aurait pu imaginer.

Durant le trajet, la colère maintenait tout en place. Pourquoi ne l'avait-il pas écoutée ? Elle lui avait demandé de ne pas se rendre lui-même au supermarché. Elle irait en sortant de garde, son badge de sage-femme fièrement arboré, insufflant de l'empathie aux forces de l'ordre et à la milice... Surtout à la milice. Sa profession était devenue son bouclier, un rempart aux exactions. Louis, simple civil, elle, en première ligne, au front, comme disaient certains, seulement, il avait insisté. L'enfermement, l'inactivité, l'inutilité, aussi... Louis avait insisté, avait besoin de sortir et Olympe avait cédé. Pourquoi diable avait-elle cédé ?


Sur place, enfin. Olympe agrippa une veste du SAMU qui traînait dans sa voiture, bien cachée sur le siège pour protéger son véhicule des pilleurs. Désormais, tout professionnel de santé devait réaliser des gardes au sein des unités mobiles d'intervention pour pallier le manque cruel de moyens humains et faire face à la pandémie. Vaccinée, elle priait pour que les rumeurs d'une inefficacité du produit soient fausses... Envoyée au front vantait le gouvernement ! Sans aucun matériel de protection, ni formation, ou encore d'informations fiables, Olympe, comme beaucoup d'autres, avait la nette impression d'être envoyée à l'abattoir plutôt !


Une poignée de journalistes s'agglutinait autour du cordon de sécurité, telle des hyènes attendant leur festin, tentant de percevoir un quelconque indice à travers le bouclier visuel qu'offrait les fourgons placés le long du parking. Ils étaient les premiers à se plaindre du non-respect des gestes barrières, d'user et abuser de gants inutiles, de masques mal mis, mais là, devant l'horreur, le plus important, c'était cette curiosité morbide écœurante qui ferait la une. Interdire les médias ? Inenvisageable pour l'Etat. Les empêcher de travailler reviendrait à reconnaître ce que tous soufflaient : la République avait failli, la dictature avait pris place. Au diable la distanciation, elle les bouscula. Plus grave se jouait dans sa propre vie...

Cordon de sécurité franchi le plus naturellement possible, la jeune femme s'avança et pria pour que son déguisement de circonstance fonctionne. Une fois à hauteur des fourgons, la vision mortifère du supermarché s'imprima sur ses paupières. Son cœur se déchira. Terrible, morbide, presque cinématographique, la lueur des gyrophares d'un bleu vif et puissant jurait avec la blancheur immaculée du plastique sous lequel reposaient les victimes, avec, tout autour, des gendarmes nerveux, hurlant et s'activant, la plupart, leur arme à la main. Une scène de guerre, tournée au rabais. Car derrière ce bouclier de fortune, on tentait de cacher la faille monstrueuse de cette crise : le manque honteux de moyens. Additionnez tout cela à une désorganisation effrayante d'équipes fébriles non formées à cette abomination et vous obteniez le tableau offert à Olympe : une cohue indescriptible. Intervenant sur le terrain des plus grandes villes de la région depuis plusieurs semaines maintenant, elle revit au travers des expressions de certains gendarmes, son effarement des premiers jours. Cadavres, fusillades, ces horreurs étaient malheureusement devenues son quotidien, comme pour beaucoup de civils résidants dans les métropoles, mais ici, dans sa campagne, elle, comme tous, se croyaient à l'abri.

Syrie, Yémen ? Non. France... Comment une république pouvait agoniser en si peu de temps ? Leur voiture ainsi entourée de dizaines de silhouettes étendues ne la quittait pas tandis qu'un linceul, un unique linceul attira davantage son attention. L'instinct régissait son corps. Devant la cacophonie ambiante, une pulsion animale lui dicta l'impossible.

Aller simple pour l'horreur, aucun retour possible.

Elle n'avait rien à faire là. Une fois démasquée elle serait bonne pour la prison mais elle se rassura, la veste se mêlerait aux autres, un temps, seulement, le SMUR ne tarderait pas à quitter les lieux. Ici, aucun survivant. Ici, rien d'autre que la mort. Actes de décès signés, il faudrait alors repartir et laisser les pompiers faire le reste, aidés des pompes funèbres.

Tel un félin prêt à bondir sur sa proie, elle rôda de carrosserie en carrosserie, progressant avec prudence. Des cailloux roulaient sous ses pieds. En réalité, elle piétinait des douilles. La voilà profanant une scène de crime. Qu'importe, seul Louis comptait. Près du véhicule, le plastique blanc, la multitude de balles disséminées au sol, le temps s'arrêta autour de l'amour de sa vie, sous cette bâche, mort. Comment avait-elle fait pour arriver jusqu'ici ? Comment avait-elle réussi à tenir jusque-là ? Sans un mot, sans une larme et sans même bouger, la jeune femme espérait percevoir un mouvement provenant de la masse. Ridicule espoir d'un déni puissant.

Rien.

Cachée par le véhicule, à l'abri des regards, elle s'agenouilla et se retrouva seule avec lui. Nul besoin de mettre à jour son visage. La main qui dépassait en unique indice, l'être avec lequel elle pensait vieillir gisait à même le sol. Son Louis désormais devenu leur Louis. Celui qu'ils lui avaient volé. Celui qu'ils avaient souillé. Sous cette bâche, était-elle prête à affronter sa culpabilité ? Elle avait cédé, voilà les conséquences. Un magma mouva et bouillonna en elle. Devant cette rage et cette colère mises en exergue par l'insupportable injustice, son existence vacilla. Plus rien ne serait comme avant. 

Une main glissée dans la sienne...

Il est froid, il est mort, c'est fini.

À la lueur de cette réflexion, elle souleva la toile plastifiée. Son cœur explosa en mille morceaux. Elle chancela sous la puissance de la déflagration dans sa poitrine et s'effondra. Le visage en sang, la tempe droite défoncée par une blessure par balle, la bouche ouverte, Louis n'était plus. Mort. Affreux. Ces pensées abominables l'inondèrent et se mêlèrent à la fureur qui imbibait progressivement son corps meurtri. Il était ainsi par sa faute. Elle avait cédé. Jamais il n'aurait dû se trouver ici. D'une main délicatement posée, de sorte qu'elle ne le blesse davantage, elle caressa son menton, ferma sa bouche béante et l'embrassa plusieurs fois.

Lui dire pardon, lui dire que tout irait bien, lui dire qu'elle l'aimait... Ses lèvres glacées firent grimper la frénésie et la folie d'une Olympe à la poitrine saignante et hurlante. Son cœur ? Quel cœur ? Il battait jadis pour lui et se consumait désormais, calciné par l'abomination et cette écrasante culpabilité. Alors, en ultime offrande, elle s'accorda une étreinte pour accompagner son amour là où elle n'était pas prête à aller avec lui. Pas encore. Pas tout de suite. Certes, il était sur ce parking par sa faute, mais la balle fichée dans son crâne : ce n'était pas elle. Quelqu'un lui avait arraché sa vie et son âme.

Lovée dans le creux de son cou, son endroit préféré, immobile quelques secondes ou quelques heures, les larmes quittèrent son corps comme Louis avait quitté sa vie, brutalement et silencieusement. Le cœur brisé laissait, à mesure que des rivières coulaient sur ses joues, un trou béant, brûlant et suintant. La démence s'empara de cette place de choix ainsi offerte. Comment tenir ? Comment continuer ? Et surtout, pourquoi ? Par vengeance. Pour elle, pour sa propre responsabilité, trouver les responsables et les faire payer étaient désormais tout ce qui importait. Soudain, une main se posa sur son épaule, attisant les braises de sa fureur. 

— Lâchez-moi !

Un cri bestial qui venait des tripes. Comme lors d'un accouchement rapide, intense, sans péridurale, pensa-t-elle en s'entendant. La douleur à l'état brut. La folie exsudée d'un corps en feu.

Annotations

Vous aimez lire riGoLaune ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0