Chapitre 34

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— Vous êtes en train de m'étouffer là, les gars.

La masse des hommes qui l'enlaçaient accrochait Olympe à la vie. Oui, elle avait tué, de sang-froid, de ses propres mains mais elle l'avait fait pour défendre les siens. Sa meute c'était désormais eux, ses coéquipiers. Eux, qui traversaient aussi cet enfer en tentant d'y laisser le moins de plumes possible. Eux, que cette guerre civile métamorphosait aussi chaque jour un peu plus. Chaque soldat qui la prenait dans ses bras c'était un homme qui lui murmurait qu'il comprenait. Sébastien se chargea de tout raconter. Et dans sa voix rauque inondant le hall, difficile de ne pas y déceler de la fierté. Olympe était terrifiée.


Dans l'heure qui suivit, le groupe transforma le réfectoire de l'hôtel en dortoir. Matelas étalés à même le sol, couettes molletonnées et oreillers en quantité, un adulte organisait-il une soirée pyjama ? L'instauration d'un tour de garde se rappela à eux, encore... Toujours... Le lieutenant alluma la radio récupérée des ennemis abattus et heureusement, aucun indice ne laissait entendre que le MLF était au courant de leur présence dans l'hôtel. Selon Loïc, spécialiste électronique du groupe, le dispositif ne permettait pas aux soldats de contacter leur QG. Il s'agissait uniquement d'un poste récepteur. Rien d'autre.

Tandis que Marceau se dirigeait vers le local technique du bâtiment avec l'idée improbable d'y relancer l'électricité, Achille, capable de réaliser un festin avec trois fois rien, s'élança dans la cuisine accompagné du lieutenant. De son côté, Olympe se laissa tomber sur un lit.


— Pour toi, ma douce...

Marceau réapparut, poussant un chariot chargé de chauffages d'appoint. L'homme annonça qu'une douche chaude, un repas chaud et une nuit confortable seraient enfin possible ce soir ! Devant l'ingéniosité de son coéquipier, la tristesse d'Olympe se raviva. Marceau lui rappelait son père... Courageux, peu bavard, mais terriblement efficace, il était un éclaireur hors pair et avait, avec Achille, sauvé l'unité d'un bon nombre d'embuscades terribles.

La caresse de la chaleur soufflée par le chauffage branché à quelques mètres d'elle l'invita à se mettre à l'aise. Elle commença par ses chaussures aux semelles usées des kilomètres parcourus depuis ces longs mois de combats. La vue de ses chaussettes trouées aux talons et sur la pointe de certains orteils lui arracha une grimace. Le tissu avait collé sur certaines plaies et les ôter ne se ferait pas sans douleur. Sa veste défoncée et trop peu épaisse pour l'hiver qui s'annonçait sentait mauvais. Son pantalon raidi par la crasse et la saleté écœurante la dégoûtait... Une douche serait-elle réellement suffisante pour effacer de telles traces ?


Frotter encore et encore... Tout nettoyer... Tout effacer... Sous les trombes d'eau bouillante, la nostalgie s'invita. Il y a encore quelques mois, le sang sur ses mains serait provenu d'un accouchement trop rapide pour s'habiller. Cette vie lui semblait si loin désormais. Était-ce d'ailleurs la réalité ou un simple rêve ? Louis n'était-il que le fruit de son imagination ? Était-elle née guerrière ? Mourrait-elle comme telle ? Tant de questions, tant de doutes... Elle scruta le dessous de ses ongles toujours incrusté de sang. Vider son esprit et continuer, voilà ce que Félix disait. Les regrets et les questions viendraient plus tard. Enroulée dans une serviette propre, après trois shampoings pour retirer crasse, sang, cervelle séchée, os et poussière de chaque mèche, une autre conséquence de la guerre, effrayante, elle aussi, s'exposa au grand jour. Elle trembla face à son reflet. Un cadavre animé. Si sa mère voyait son visage creusé, cerné et épuisé, elle pleurerait de détresse. Si Louis découvrait son regard vieux, dur, il n'en reviendrait pas. Quelque part, l'ancienne Olympe au sourire et aux yeux pétillants agonisait, certes, mais elle tenait bon. Pour combien de temps encore ? Et surtout, réussirait-elle un jour à retrouver une vie normale, où prendre une douche et se sécher dans des serviettes douces et propres ne serait pas le meilleur moment qu'elle puisse vivre depuis des semaines ?


« Joyeux anniversaire, Joyeux anniversaire, Joyeux anniversaire Olympe ! Joyeux anniversaire ! »

Tous applaudirent. Heureusement qu'ils étaient là. Ces hommes étaient désormais sa famille et l'inondaient à leur façon de bonheur et d'amour. Tandis qu'Achille coupait le gâteau préparé en douce, Olympe, interrogea : qui avait vendu la mèche ? Elle n'avait jamais mentionné la date de son anniversaire ! Son coéquipier toussa en lançant un regard au lieutenant revenant de sa douche, torse nu, aminci, comme toute son unité. L'homme n'accorda qu'un bref sourire empli de pudeur à sa combattante avant de rejoindre sa couche et de fondre sur l'unité radio récupérée plus tôt. La guerre... Toujours... 

Tiède et fondant en bouche, le chocolat était un régal autant pour les papilles que pour le moral et chaque bouchée donna le courage à l'ancienne Olympe de faire une incursion dans cette soirée organisée en son honneur. Loïc avait emprunté son lecteur et lancé une playlist quand soudain, le temps se figea. Deux bouteilles de whisky et une de tequila sorties de son sac, Antoine scruta son supérieur. Peu enclin à la débauche, qu'allait-il dire de cette initiative ? L'homme détailla longuement une bouteille. À quoi pensait-il ? Il était formé à affronter les horreurs qui brisaient toujours un peu plus la plupart de ses soldats mais ne souhaitait-il pas souffler lui aussi ? Ne méritait-il pas une pause ? Ce soir pouvait-il être un homme et pas un soldat ? Il ouvrit le whisky et enfila plusieurs gorgées. Feu vert.

— Le QG ne doit pas l'apprendre, dit-il en transmettant la bouteille à Thomas.

— Chef, le QG n'en aurait rien à foutre...

Il n'avait pas tort. Incapable de comprendre que l'unité suspectait une taupe ou un système d'écoute, pourquoi diable réagirait-il pour une soirée d'anniversaire à l'abri, accompagnée de whisky, de tequila et de gâteau au chocolat ? Adrien proposa la bouteille à Olympe. Whisky ? Très peu pour elle. Elle se rabattit donc sur la tequila dont la chaleur caressa son œsophage d'une douleur excise promettant une transe enivrante.

Avicii devait se retourner dans sa tombe. Loïc, Adrien et Hugo, aidés de l'alcool, réalisaient une performance haute en décibels de Addicted to You. Thomas, plus malmené que les autres par la guerre parvenait à sourire ce soir. Marceau, habituellement en retrait dansait. Voir ses coéquipiers ainsi apaisés et transformés le temps d'une soirée la grisait. Les trouvailles liquoreuses d'Antoine réchauffaient les corps. L'ivresse exaltait les esprits alors, la louve épuisée s'assoupit pour laisser la jeune femme joviale s'émanciper de sa protection. Ce soir, nul besoin d'être raisonnable. Elle voulait célébrer son anniversaire comme jadis les choses se faisaient. Après une nouvelle gorgée de tequila, Olympe se blottit dans les bras de Loïc et Thomas, la voix de Dua Lipa berçant toute la pièce quand une main chaude se répandit dans la sienne. Guillaume ? Un sourire ? Incroyable ! Tandis qu'il l'entraînait dans un divin tourbillon, la jeune femme le sonda. On ne savait rien de lui. Félix, le seul à le connaître d'avant la guerre, refusait de mentionner la vie de son supérieur, alors, où ses pensées dansaient-elles ? Elle ondulait sur le rythme entraînant de Don't start now. Ses courbes s'agitaient. Cheveux détachés, tête en arrière, contre le torse si apaisant et si protecteur de son cavalier, se rappelait-elle qu'elle dansait avec son supérieur ? Les mains sur sa taille maintenant une distance honnête et contrôlant ses ondulations, elles, oui, mais au contact de la chaleur de ses doigts, elle s'embrasa. Avait-elle imaginé fêter un jour son anniversaire comme cela, en sous-vêtements, membre d'une unité de combat, en guerre depuis des semaines ? Et surtout, avait-elle envisagé le célébrer dans les bras d'un homme qui n'était pas le sien ? Louis... Premier anniversaire seule. Premier d'une longue lignée désormais. Si elle survivait à tout ce merdier...

Rattrapée par la guerre et ses souffrances, Olympe cessa de danser. Guillaume s'éloigna avec pudeur et sans un mot. Nostalgique d'une époque dont elle n'avait jamais réellement eu le temps de faire le deuil, ce soir, à l'abri des combats dans cet unique répit depuis des semaines, sa vie d'avant, Louis et sa famille de sang lui déchiraient le cœur. La fête était finie pour elle. Elle se laissa alors bercée par l'ambiance de la soirée qui se poursuivait légèrement, ses coéquipiers partageant des anecdotes plus ou moins grivoises et Antoine en avait à revendre. Thomas aussi jouait le jeu. Le voir ainsi contrastait tant avec le combattant renfermé et désespéré.

Minuit, le son baissa. Pour se tenir chaud et ne pas se sentir seule, tous les soirs, elle se blottissait contre Loïc, tous deux emmitouflés dans leur sac de couchage à même le sol dur et froid et pour la première fois depuis de longues semaines, elle dormirait à l'abri, certes, mais seule. Parviendrait-elle à trouver le sommeil et surtout à calmer ses cauchemars sans lui à ses côtés ?

Un rituel immuable demeurait néanmoins toujours possible. À chaque fois qu'elle s'endormait, Olympe observait le lieutenant. À cet instant de la journée, la tension et l'hypervigilance du militaire quittaient ses traits et l'homme faisait une brève apparition qu'il pensait discrète. Si même lui était capable d'un tel changement, alors, l'espoir d'un retour à la normale était permis. Enroulée dans les draps, les paupières fermées, ses pensées se dirigèrent vers Louis. Qu'aurait-elle donné ce soir pour danser encore une fois avec lui ?


Profitant que sa guerrière rende enfin les armes pour aujourd'hui, Guillaume tourna la tête et sans craindre d'être pris sur le fait, l'observa s'endormir.

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