Douter.

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Il y a toujours une horde de journalistes devant l'entrée du bâtiment. À son arrivée, on le reconnaît aisément. Sa masse physique le protège peut-être des coups mais elle ne lui offre aucune discrétion. Il traverse la foule sans dire un mot, le regard fixé droit devant lui. Puis, semblant changer d'avis, il finit par s'arrêter devant un micro :

« Lieutenant, c'est vous le héros du moment ? »

« Non, je ne suis pas tout seul. On est nombreux à avoir travaillé sans relâche pour ce résultat. »

« Pourquoi l'avoir relâché une première fois, s'il est coupable ? »

« Je ne peux pas vous dévoiler tout en détail. Ce que je peux vous dire, en m'avançant un peu, c'est qu'il y a très peu de chances qu'il puisse retourner chez lui maintenant. Mais il reste du travail. Bonne journée. »

Quand il entre dans les locaux de la police judiciaire, il a droit aux mêmes poignées de main énergiques et aux mêmes sourires francs de la veille. À l'étage, même rengaine, ou presque ; on va jusqu'à lui taper dans le dos en le félicitant. Comme s'ils avaient oublié leurs regards gênés à l'époque où l'enquête piétinait. Comme si faire son travail méritait de telles embrassades. Que veulent-ils, à la fin ? Une médaille, un bon point, ou un salaire décent ? Le lieutenant les plante là, et se dirige vers son bureau. Il s'est à peine assis dans son fauteuil de récupération qu'on l'interrompt déjà :

« Alors, Delvaux, ça vous fait quoi d'être la star de la police judiciaire ? »

« Ça fait du bien à mon ego ! Mais ce serait sûrement plus agréable si j'étais chez moi. »

« Prenez quelques jours, vous les avez mérités. »

« Je partirai demain, histoire de mettre en ordre deux ou trois choses. »

« J'attends votre titre de congés dans la journée, dans ce cas. »

« Sans problème. »


Une heure. C'est la fin d'un travail de longue haleine. Son dossier, carré, ne sera pas démonté au tribunal. Sa proie a été interpellée et sera condamnée, il en est certain. Sa première vraie affaire en tant que directeur d'enquête, sa première victoire significative depuis qu'il s'est converti en officier de police judiciaire. Lui et son équipe ont sué des mois durant. Ils ont épluché des tonnes d'indices, recoupé des informations, recommencé depuis le début. Ils se sont trompés, ils se sont perdus. Plusieurs fois. Ils ont dû faire avec des témoins peu fiables, ou peu loquaces. Ils ont dû supporter la pression hiérarchique, populaire, médiatique. Ils se sont heurtés au mutisme coupable de leur principal suspect, jusqu'à ce que les preuves ne laissent plus aucun doute.

Ce soir, musique à fond dans son salon et coupe de champagne à la main, le lieutenant Delvaux, ancien gardien de la paix, ancien intervenant privilégié des appels 17, prend seul la mesure de ce qu'il a accompli avant d'en arriver là. Qui aurait pensé, à part lui, qu'avec son seul baccalauréat, il parviendrait à déjouer tous les pronostics ? Qui aurait pensé qu'il serait capable de passer le moindre concours, même interne à la fonction publique ? Qui aurait imaginé le retrouver à la une du journal national, son visage et celui d'un criminel menotté cachés derrière sa propre veste ? Personne ! Il est là, et il va même y rester longtemps !


Toujours le même cirque autour de lui. On attend qu'il réalise l'impossible dès qu'il glisse un œil sur un dossier. On lui demande son avis sur tout et n'importe quoi. Les gens, c'est comme la police ; ils sont réactionnaires pendant deux semaines et finissent par retourner à leurs habitudes. Dans quelques jours, ils auront déjà oublié tout ça et lui diront à peine bonjour, comme avant. Et lui, il sera toujours là, impassible, à juger en silence leur versatilité. Il est une nouvelle fois sorti de ses pensées par le commissaire :

« Delvaux, j'ai à vous parler. »

« Patron ! Bonjour ! »

« Bonjour. J'ai bien eu votre demande de congés hier. Je... Je ne vais finalement pas pouvoir l'accepter. »

« Vous... Vous vous foutez de moi ?! »

« Calmez-vous. J'ai une nouvelle affaire. C'est arrivé cette nuit. J'ai besoin de vous. »

« Et moi j'ai besoin de repos. Ça fait des mois que j'en ai besoin. Vous ne pouvez pas me faire ça. »

« Jetez un œil. Si ça se trouve, ce sera vite réglé. Bonne journée. »


Vingt-trois heures. Comment rester calme ? Que risque-t-il à ne pas aller travailler demain et les jours qui suivent ? Le dossier qu'il lui a laissé n'avait rien de simple et ne serait pas réglé rapidement. Ce n'est plus possible de prendre autant les gens pour des imbéciles. Peut-être qu'il paie son passé de gardien de la paix, peut-être qu'il devrait s'opposer davantage. Encore faut-il qu'il ait envie de parler à un mur ou d'enfiler des mouches avec des gants de boxe. Il n'en a plus la force, ce n'est même plus une question de courage. Et sa seule satisfaction se trouve dans le goût de cette bière, encore elle. Qu'ils aillent se faire voir, les uns comme les autres ! Il sort d'une affaire retentissante et voilà comment on le remercie. Ni médaille, ni bon point, ni même vacances. Voilà où il en est de son dépit, et ça n'ira pas en s'améliorant. Il a envie de recommencer à fumer. Une dernière rasade avant de dormir, c'est la seule chose qu'il peut se permettre à cette heure. Il ne sait pas pourquoi tout ça le ronge alors qu'il lui semblait avoir enfin touché au but. Il ignore ce qui le dérange au point de ne plus se supporter lui-même quand tout le monde l'admire, et le sollicite. Demain, ça ira peut-être mieux...

Clope au bec, le lieutenant regarde dans le vide du haut de la terrasse. Venu satisfaire son envie irrépressible de la nuit, il espérait en plus profiter du calme. Mais c'était sans compter son tortionnaire de patron :

« Ah, Delvaux. Je vous cherchais partout. Vous n'aviez pas arrêté? »

« Si. Qu'est-ce qu'il vous faut? »

« Le dossier que je vous ai confié hier, ça en est où ? »

« Bah, nulle part, je vous ai dit que j'avais d'autres choses à faire, hier... »

« Ah. Mettez-vous dessus sérieusement aujourd'hui. »

« ... »


Minuit. Il devait s'y mettre sérieusement ? Parce que, d'habitude, il gérait ses enquêtes en jouant à la console ? Et si le commissaire allait sérieusement se... Il en a marre de s'emporter à retardement, de ramener chez lui les frustrations d'un boulot qui le détruit à petit feu. À croire que son seuil de tolérance est dépassé pour tout. S'il avait réussi à trouver une porte de sortie après la lassitude de sa précédente affectation, il ne sait vraiment pas comment il fera cette fois. Bien que le métier le passionne toujours autant, il n'a peut-être pas ce qu'il faut pour en affronter la réalité, contrairement à ce qu'il a toujours cru. Plus les jours défilent, moins il sait se cacher. Les sentiments l'assaillent et être à fleur de peau n'est pas compatible avec l'exercice de ses fonctions. Il se doute qu'il ne pourra plus se contenir s'il n'arrive pas rapidement à reprendre le dessus sur ses émotions. Heureusement qu'il a trouvé de quoi l'apaiser, chaque fois qu'il rentre chez lui ! Mais comment peut-on l'emmerder autant, lui, alors que l'enjeu est avant tout humain, pas statistique ? Pourquoi faudrait-il s'inquiéter de chiffres et d'efficience plutôt que de personnes ? Il ne comprend pas qu'on puisse lui mettre autant de pression quand il se démène pour toutes les victimes. Lui reproche-ton justement de penser à elles avant de penser à lui ? On va lui faire quoi, s'il n'avance pas plus vite ? Le dessaisir de l'enquête ? Mais qu'ils le fassent ! Quelle bande de raclures de bidets ! Il irait en vacances plus tôt, au moins !


Visage marqué, le lieutenant planche sur cette affaire dont il se fout. Enfin, peut-être pas autant qu'il le voudrait. Il ne se sent pas indispensable, mais il y a quand même un nom sur la pochette qu'il a ouverte et il ne peut totalement s'en défaire. Sauf si on l'en détourne de force, comme maintenant.

« Je peux vous toucher deux mots ? »

« Vous allez le faire de toute façon... »

« Je vous demande pardon ?! »

« Non, rien. Dites-moi. »

« Je vous ai retiré l'astreinte de ce week-end, pour vous soulager un peu. »

« Merci. »

« Vous avez des pistes ? »

« Non. »

« Je vous laisse ? »

« Merci. »

Il se replonge dans ses papiers et laisse le commissaire repartir la queue entre les jambes. Il a l'impression que son patron s'attendait à ce qu'il lui baise la main. Il a droit à deux jours, à la bonne heure. Ça ne fera jamais oublier tous les week-end durant lesquels il est venu travailler alors qu'il n'avait rien à faire au bureau, et pour lesquels il n'a jamais attendu un seul merci. Il doit juste faire des pieds et des mains pour que les heures qu'il a fournies sans compter lui soient logiquement payé ; ce ne serait que justice.


Vingt-deux heures. Il n'a même plus le temps d'aller acheter des provisions. Les placards se vident, les bières ont été dévalisées. Il se rabat sur ses bouteilles de vin. Un petit blanc, ça fait toujours du bien. Et puis, bon, ce n'est pas de sa faute s'il n'y a plus que ça qui fonctionne. Avant, il se posait tranquillement et songeait à l'avenir. Il n'avait besoin que de calme et de paix pour tout oublier. Aujourd'hui, il ne rêve plus, il ressasse devant son téléviseur. Chaque chose qu'il voit le ramène à un événement passé. Chaque image lui rappelle une anecdote personnelle, souvent négative, sans qu'il y ait de réel lien. Il est prisonnier. Comme ce connard qu'il a mis en cellule. Oui, ce connard. Le commissaire aussi, c'est un beau connard ! Mais d'un autre type, plus sournois, plus légal. Du genre à te sucrer tes vacances et à te demander toutes les cinq minutes si ça va. Comme un gros connard ! Ah, putain, mais voilà qu'il s'emporte pour ces sombres merdes ! Quel con il fait !

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