S'élever.

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« Il dit quoi ? »

« Rien, et ça se comprend. On n'a pas grand chose. »

« Pourquoi vous l'avez ramené alors ? »

« Parce que quelqu'un a ouvert sa gueule et ce taré aurait fini par savoir qu'on le suspectait. On allait pas l'interpeller sans un minimum d'élément de surprise. »

« Mais ça n'a servi à rien. »

« Non, c'est comme ça. On aurait pu récolter quelque chose s'il n'avait pas déjà pris les devants. Mais on n'a rien, ça arrive. Il va rentrer chez lui et on va chercher autrement. »

« Vous le croyez toujours coupable ? »

« Ce n'est pas possible que je me trompe. Quelque chose ne va pas chez lui, et les éléments qu'on a, même insuffisants pour le traîner au tribunal, me convainquent largement. »

« Faites en sorte qu'il ne recommence pas, le temps de boucler... »

« Merci du conseil... »

« Lieutenant Delvaux, dois-je vous rappeler à qui vous parlez ? »

« Pardon, patron... »

Lieutenant. Il est devenu lieutenant de police après avoir été usé par la voie publique et le rythme chaotique des brigades de roulement, de jour comme de nuit. Avec conviction, par un déclic commandé par l'ambition, il s'était jeté corps et âme dans des cours devant lui permettre de prétendre à de plus grandes responsabilités. Si ses collègues de police secours ont douté de lui au tout début de la démarche, ils ont vite compris que rien ne s'opposerait à son envol. Il s'était lancé, déterminé, investi comme il ne l'avait plus été depuis trop longtemps. Et, au bout de ses efforts, on lui a décerné le grade tant attendu. Même s'il ne savait pas vraiment, à l'époque, ce que cela implique, il a rapidement dit adieu à son ancienne vie, et aux interventions de rue. Il a fait un trait sur les corvées, sur le contact quotidien avec la misère sociale, et il a troqué d'improbables instructions hiérarchiques pour d'autres, plus judiciaires et toujours plus statistiques. C'était, de toute façon, la transition idoine quand on a, comme lui, la soif d'apprendre, de chasser, de « venger » la veuve et l'orphelin en traduisant un criminel en justice.

***

Le dossier était trop faible, le lieutenant a décidé de donner le moins d'éléments à son suspect. Lors de l'audition, il a préféré lâcher deux ou trois indices l'ayant mené à lui, afin de faire croire que c'est tout ce qu'il avait. Ainsi rassuré, le mis en cause est ressorti libre, il y a quelques jours, sans regarder derrière lui. Mais Delvaux et son équipe, eux, ont toujours les yeux rivés sur ses faits et gestes. Ils poursuivent inlassablement leur quête de preuves, en se penchant à nouveau sur les témoins, les proches, et sur la personnalité de celui qu'ils veulent faire tomber.

« Delvaux, faudrait que je vous parle. »

« Patron. »

« Vous avancez ? »

« Non. Enfin, on essaie. Tout le monde ferme sa gueule, comme s'il fallait passer à autre chose. »

« Faites-les parler, alors ! »

« Avec quoi ? Un bottin ? »

« Vous m'avez très bien compris. Démerdez-vous. »

« OK, patron. »

Ce qu'il y a de bien dans la police, c'est que ça ressemble à la vraie vie. Tout le monde a son idée des choses, et personne n'a les solutions qui vont avec. Le lieutenant Delvaux sort du bureau du commissaire avec le sourire désabusé des impuissants de bonne volonté. Il va donc essayer de se démerder. Il le faut, de toute façon, ne serait-ce que pour la victime, et sa famille. Il finira par l'avoir, il en est certain, même si ça ne se fait pas aussi vite qu'il le voudrait.

Vingt et une heures. Du fonctionnaire banal avec lequel on discute contraventions, il est devenu la fierté familiale qu'on sollicite davantage. Quelle affaire t'a-t-elle marqué ? As-tu arrêté des grands bandits ? Donnes-tu des ordres, maintenant ? Si seulement ils savaient qu'on doit toujours rendre des comptes. S'ils savaient que si sa fonction a changé, lui est resté le même modeste fils de paysan. Mais il leur répond, comme il peut, avec la fierté de celui pour qui c'est nouveau de monopoliser l'attention. Avoir des responsabilités n'a jamais impliqué l'arrogance, ou l'autoritarisme, et il ne se laisserait pas marcher sur les pieds pour autant si on commençait à lui faire comprendre qu'il aurait dû rester en bas de l'échelle. Il est un autre homme, sans en être un ; finalement, s'il a changé, c'est surtout dans le regard de ses collègues. La réussite provoque souvent le jaloux, qu'on le veuille ou non. Ça fait partie du jeu et il faut savoir y répondre, en assumant son rang, ou en s'excusant. Lui ne fera jamais l'erreur de se laisser attaquer. Il les remettra à leur place, par principe et souci du commandement. C'est ça, être un officier.

Le lieutenant fait le tour de ses collègues, récupère les nouvelles pistes, les met à l'épreuve, les critique, les rejette. Le constat est sans appel : ce n'est toujours pas suffisant. Il se rassoit à son bureau et compose un numéro, avant de se raviser. Qu'est-ce qui lui prend ? Il ne va pas appeler pour avouer son échec. Tout n'est pas perdu, et le commissaire doit déjà passer son temps à faire des pieds et des mains pour qu'on ne juge pas trop vite son service. Et en parlant du loup, celui-ci, comme à son habitude, fait irruption devant son directeur d'enquête :

« Delvaux, j'ai le parquet qui m'a encore demandé des nouvelles. »

« Et vous allez bien ? »

« Ne jouez pas avec moi. »

« Laissez-moi faire mon travail, patron ! Je suis le premier à vouloir que ça se termine et vous croyez me trouver chaque jour quelqu'un de plus impatient que moi. »

« Je dois dire quoi au procureur, alors ? Que vous avez hâte ? »

« Vous ne lui dites rien. Ou que je suis occupé. »

« Je ne vais certainement pas lui dire ça. Appelez-le vous-même. »

« Vous plaisantez !? »

« Non. Ça va vous prendre deux minutes. Faites-le et remettez-vous au travail. »

« ... »

Fin de « journée ». Dans le silence et l'obscurité de son appartement, il s'enfonce dans un vieux fauteuil démodé, une bière à la main. Il va encore s'endormir tardivement, ici et maintenant, en laissant se répandre sa bouteille au sol. Fatigué, rincé par cette enquête qui ne lui permet aucun temps libre, ni aucun repos, il s'effondre chaque nuit pour mieux se relever au petit matin. Et il repart au travail, pour en découdre, encore, et pour en finir, surtout. Il faut que cessent les critiques sur son incapacité professionnelle, il faut que le commissaire arrête de le rendre chèvre, il faut qu'il cloue un crâne à son tableau de chasse presque vide. Il n'est pas tout seul, peut-être qu'il est trop tendre avec ses adjoints. Il faut qu'il les responsabilise, qu'il leur impose la même pression qu'on lui met à lui ! Il faut qu'ils s'investissent à la hauteur de son abnégation, si ce n'est plus. Pourquoi se met-il à douter de plus en plus ? Pourquoi est-il gêné ? Il ne s'est pas donné tout ce mal pour finir dans un état pire qu'auparavant !

Encore un jour à aller d'échec en échec. Il manque le détail qui fera basculer l'enquête. Le grain de sable qui enrayera la machine du suspect. Mais il est là, pas loin, dans les piles d'informations. Le lieutenant ne désespère pas, au contraire de tout un pays. Du moins, c'est le poids qu'il ressent sur ses épaules à chaque fois qu'il allume la télévision, qu'on l'arrête dans la rue, ou qu'on le prend à partie au bureau :

« Delvaux, j'ai vu que vous m'aviez clôturé un dossier ce matin ? »

« Oui, pourquoi ? »

« Vous ne pensez pas qu'il y avait plus important ? »

« Si je m'occupe seulement de cette affaire dans laquelle on n'avance pas, dans un mois, vous vous faites taper sur les doigts parce que je n'ai pas de résultats. Et, excusez-moi, mais je n'ai pas d'ordre de priorité selon que la victime est majeure ou mineure, pauvre ou riche. »

« Je m'en fous. Traitez-moi ça, matin, midi et soir. Je ne me ferai pas taper sur les doigts si vous finissez enfin par le mettre à l'ombre. »

« Bien, patron. »

Le temps commence à être long. Si se rafraîchir à la bière tous les soirs est la seule solution pour calmer son esprit, il sait que c'est un problème. Il n'y a que deux envies qui le tiennent en éveil, assis dans son fauteuil : faire ravaler son sourire à celui qu'il a libéré il y a déjà trop longtemps, et dire ses quatre vérités à ce vulgaire commissaire carriériste qui l'oblige à ranger au placard sa probité et son intégrité professionnelles. Derrière ces envies, il sent qu'une crainte pointe le bout de son nez. Une crainte qu'il repousse inlassablement, mais qui revient, comme une épée tournoyant au-dessus de sa tête. Le dénouement final le verra certainement refaire surface, et lui promettra une sérénité qu'il espère furieusement. Rien d'autre ne compte que cette étape, bon gré mal gré. Demain, il se fait ce connard !

« Fred, on le tient. »

En plein milieu de l'après-midi, le lieutenant avait balancé la bombe assez fort pour que tout le monde l'entende. Un monde s'est arrêté, et tous les regards figés sur lui attendent maintenant la suite.

« Putain, on le tient les gars ! »

L'annonce générale est claire, assurée, puissante. Il n'y a plus aucun doute. Le groupe d'enquête ne cherche même plus à connaître les détails. Ils ont confiance en leur chef et jubilent déjà à l'idée d'aller cueillir leur client. Les visages se décrispent, les sourires illuminent la pièce. La rumeur enfle bientôt dans tous les étages. Le lieutenant jurerait que les murs tremblent de joie. Mais l'euphorie doit cesser, car, justement, il convient maintenant d'aller chercher le mis en cause. Et, surtout, il ne faut pas oublier qu'on ne gagne pas pour soi, mais pour une victime. Et quelle victime.

Vingt-deux heures. Le sentiment est incroyable. Plus fort qu'une victoire sportive, plus intense que l'obtention de son concours d'officier. Il est là où il a toujours voulu être. Il se sent à sa place, au service de l'autre. Tout ce qui a été enduré jusque là aura valu le coup, rien que pour ce moment où sa propre utilité en tant qu'individu ne résonne plus comme une vaine utopie, comme une quête du Graal. L'interpellation ne sera qu'une promenade de santé, et il faudra assumer à nouveau les feux des projecteurs. Cette fois-ci, il est tellement confiant qu'il se voit en train de répondre aux questions des journalistes. Il s'imagine même appeler ses parents pour leur demander comment ils l'ont trouvé. Ce soir, presque aucun sentiment négatif ne vient l'importuner dans sa satisfaction. L'image fantasmatique de son coupable en cellule le délivrera bientôt de ce mal menaçant.

C'est la deuxième fois en quelques mois que la porte d'entrée de la maison aura été traversée par des uniformes. Mais, aujourd'hui, c'est bien la dernière fois que les forces de police pénétreront à l'intérieur. L'homme que les fonctionnaires sont venus chercher ne pourra pas s'en sortir à nouveau. Le colosse en civil fait face à son objectif. Mine patibulaire, la main en attente le long de son étui d'arme pendant que son collègue passe les menottes, il semble attendre le bon moment. Puis, d'une voix calme mais sévère, il explique pourquoi il revient. Il répète les mots qu'il avait déjà prononcés la première fois :

« À partir d'aujourd'hui, vous êtes placé en garde à vue pour enlèvement, séquestration, torture, viol et meurtre sur mineur de quinze ans. Il est dix-sept heures et trente minutes. »

Il a débité sa liste d'horreurs comme on débite une recette de cuisine. Il ne connaît qu'une seule manière de faire abstraction des mots qui sortent de sa bouche, c'est de faire semblant de ne pas les comprendre. Ainsi, il lui est impossible d'en vouloir à l'interpellé et d'avoir envie de l'enfoncer dans un miroir.

Minuit. Il reste maintenant à terminer correctement, entre les auditions et le respect des conditions de la garde à vue. Il ne doit rien laisser au hasard, pas même la qualité rédactionnelle de sa procédure ; il ne supporterait pas de participer au cliché du flic inculte et analphabète. Puis, une fois passées ces considérations de perfectionniste, à l'issue de cette affaire, il espère prendre des vacances conséquentes. Il sent qu'il doit partir avant qu'on lui remette un dossier chaud sur le bureau.

Normalement, après-demain, il tournera la page. Il aura terminé ce qui est encore urgent et ordonnera aux autres le soin de faire le reste. De manière douce, ou forte, le temps qu'il se remette de ses émotions, il abandonnera sa carrière et ira retrouver le calme de sa campagne natale. Pour le moment, tout ce qui lui importe c'est, justement, cette avant-dernière nuit. Emprisonné dans sa routine insoutenable, une énième bière lui permet de mieux savourer le franchissement d'une nouvelle marche dans sa carrière prometteuse. Mais il n'est pas totalement à la fête. Ce quelque chose au fond de ses entrailles ne le lâche vraiment plus. Il ignore à quand remonte la dernière fois où cette sensation n'était pas là, à l'accompagner quoiqu'il fasse. Était-ce avant le début de cette enquête ? Bien sûr, putain ! Pourquoi fait-il semblant de ne pas le savoir ?!

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