Chapitre 5 - Partie 6

5 minutes de lecture

Grégory courait de toutes ses forces pour évacuer sa colère. Allant droit devant lui, il traversait les murs, parcourait les maisons habitées, tel un courant d'air, sans même se retourner. Il fit aboyer un chien sur son passage, passa au travers des immeubles jusqu'à atteindre les abords du fleuve.

Il détestait sa sœur et ne supportait plus son frère. Il ne s'arrêta pas d'avancer, déterminé à trouver l'Esprit Errant où qu'il soit dans la ville.

Il n'eut pas à le chercher longtemps, car ce dernier se trouvait dans le square proche du pont de pierre. Le Fantôme, habillé élégamment, avait redressé son long col de fourrure et marchait lentement dans la brume. Absorbé dans ses pensées, la tête droite, sa pipe d'opium au bord des lèvres, il soufflait des volutes spectrales qui s'évaporaient dans la nuit.

Grégory se précipita vers lui mais une fois arrivé face à cet esprit gigantesque, il perdit ses mots.

« Heu... Bonjour à nouveau, dit Sergueï avec courtoisie. Je viens tout juste de me recenser avec votre ami le Clodo du Pont. Est-ce que je peux faire quelque chose pour toi ? Nu, bud' ostorozhen , ce n'est pas dangereux d'être dehors à cette heure ?

— Et bien..., chercha Grégory avec confusion. Je voulais savoir ce que ça fait de pouvoir aller partout où on veut et quand on veut. »

Sergeï souffla à nouveau un panache par le nez, il avait passé un moment désagréable en compagnie de David et cela avait gâché sa soirée. Il hésitait encore à avancer la date de son départ. lI regarda Grégory, intrigué par ces enfants et la description qu'en avaient fait le Baron et le Gentleman.

« J'ai effectivement vu beaucoup de choses, mais tu seras déçu d'apprendre que la plupart du temps, je croise des fantômes devenus fous ou inintéressants... Et que bien souvent, je marche seul et je ne croise personne. Cela n'a rien de très réjouissant.

— Oui peut-être... Mais vous pouvez rencontrer qui vous voulez. Moi j'aimerais visiter les plus grands studios de cinéma. »

Sergeï vit que le garçon était troublé et observa son pyjama vert en se demandant l'origine de son arrivée dans cette dimension. Il savait d'expérience que les enfants fantômes avaient traversé la mort des pires manières qui soient, mais ceux-là savaient comment manipuler leur éther pour cacher leur véritable apparence; ce qui était déjà une prouesse pour ces esprits d'ordinaire fragiles.

Il se demanda depuis combien de temps il n'avait pas discuté ainsi avec un gamin.

« Hum... Probablement depuis plusieurs siècles... »

Ils marchèrent lentement le long du fleuve.

« Vous en avez croisé beaucoup, des fantômes devenus fous ? demanda Grégory qui cherchait encore une façon de le convaincre.

— Oui, les esprits restent la plupart du temps en colère, frustrés ou désorientés.

— Ça vous dirait que je sois votre guide ? proposa Grégory. Je connais très bien le zoo et les parcs municipaux.

— Il y a beaucoup de fantômes dans cette ville ? préféra demander Sergeï avec curiosité.

— Je ne sais pas, répondit Grégory en se renfrognant. Je ne pourrai pas faire de comparaison étant donné que je n'ai jamais quitté cet endroit. Il n'y a que les SDF qui savent combien nous sommes. Ce sont les esprits les plus puissants mais ils n'écoutent jamais ce que je veux leur dire. Le Dévoreur, je pense qu'il faudrait le traquer et l'arréter. Il absorbe les autres fantômes et les empêche de passer de l'Autre-Côté.

— C'est pourtant quelque chose de très dangereux pour un fantôme tel que toi.

— Oui mais... Ma sœur pense..., Grégory s'arrêta quelques instants et continua. Ma sœur pense que ces fantômes qu'ils mangent sont condamnés à rester enfermés ensemble pour l'éternité.

Da... Oui, dit Sergeï en tirant sur sa moustache. C'est effectivement ce qui peut leur arriver. »

Grégory plongea avec l'Esprit Errant dans les vieilles ruelles de la ville. Il lui raconta tout ce qu'il savait sur les bâtiments et leurs habitants. Le jeune garçon aimait les histoires et il partagea toutes les anecdotes qu'il connaissait. Sergeï regarda les bâtisses avec intérêt et son regard s'arrêta sur une des gravures, perchée au-dessus d'une large porte :

« Cette sculpture ressemble à celle d'un artiste connu sur Paris. Il travaillait beaucoup sur les façades des maisons bourgeoises.

— Vous êtes allé dans beaucoup de pays ? demanda Grégory avec des yeux brillants.

— J'ai envie de visiter tous les pays du monde, je suis parti de Saint-Pétersbourg droit vers l'Est puis je suis descendu à pied par le Sud pour ensuite faire toute l'Europe. Je retourne en Russie tous les dix ans pour voir mes spectacles préférés... Puis je reprends la route là où je l'ai laissée. Hum... Je devrais reprendre ma route vers la Mer d'Arabie, à Oman.

— Mais comment faites-vous pour voyager aussi loin ?

Sergeï haussa les épaules et répondit avec son accent chantant :

— Je prends évidemment l'avion. Le plus souvent, je voyage à pieds car c'est ce que j'apprécie le mieux, parfois je prends le train. Il m'arrive très rarement de me déplacer en bateau... J'ai le souvenir affreux d'un effroyable naufrage, où j'ai dérivé presque deux ans dans les eaux du Pacifique. »

Grégory était absolument fasciné. À cet instant précis, il aurait tout donné pour être à sa place.

« Pourquoi avez-vous décidé de partir ?

— Et bien je m'ennuie... J'ai beaucoup travaillé durant mon vivant. Alors je profite du temps qui passe... Il m'arrive parfois de faire des pauses pendant vingt ou trente ans... »

Sergeï pensa quelques instants à sa chère Mathilde mais son regard se posa à nouveau sur Grégory. Ce gamin ne cessait pas de poser des questions mais au moins, il le faisait avec politesse.

Il avait réalisé que cette ville faisait partie de ces cités où les fantômes avaient réussi à s'organiser. Elles étaient rares car la plupart du temps, Sergeï ne trouvait que des esprits ne sachant rien faire mis à part hurler et se lamenter sur eux-mêmes, incapables de quitter leur lieu de mort. Sergeï connaissait jusqu'à présent seulement quatre autres villes similaires et il attestait que c'était dans ces villes que les fantômes réalisaient le plus facilement leur Ascension.

Elles évoluaient pourtant presque toutes en autarcie, ayant adopté un semblant de société, faisant vaguement écho à ce que les esprits avaient connus de leur vivant. C'était des groupes hétéroclites, disparates, réunissant des personnes ayant vécu à des époques où tout était différent. Ces fantômes apprenaient à vivre leur mort malgré leur passé et l'Histoire qui ne cessait de faire son chemin.

Le géant russe pensa à l'un de ses amis, rencontré dans une ville telle que celle-ci, dans le sud de l'Asie. Il appréciait étudier les nouvelles mœurs et les relations entre les fantômes, c'était un ancien sociologue. Il se dit alors qu'il apprécierait certainement de lui faire une description des habitudes des esprits d'ici.

Et même si Sergeï n'avait pas apprécié ses échanges avec les SDF, il avait cependant trouvé leur étonnante puissance digne de s'y intéresser.

« Grégory ! » fit la voix de Marguerite au loin.

Ce dernier se tassa sur lui-même, agacé. Il vit au loin sa sœur arriver en courant, accompagnée de Charles. Il détourna la tête avec mauvaise humeur.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 9 versions.

Vous aimez lire AnnRake ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0