Chapitre 5 - Partie 4

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Sergeï Rovstovski Levachov prit tranquillement place sur le meilleur siège du parterre de l'Opéra, se moquant du spectateur déjà installé et voué à frissonner de froid pour les heures à venir.

Le gigantesque fantôme regarda la représentation avec délice, il connaissait des danseurs chaque geste, chaque mouvement de chaussons. Il percevait tous les mouvements de l'orchestre, se représentant les partitions et leurs notes qui s'élevaient gracieusement dans les airs.

Il décelait les erreurs, les regards échangés sur scènes, les petits sourires.

Il ne se lassait pas d'admirer une des danseuses, pour qui il nourrissait une légère obsession et dont il prédisait déjà une brillante carrière.

Sergeï savait qu'il la hanterait probablement toute sa vie, l'observant sur scène et en répétition.

Il pensa avec émoi à une autre danseuse qu'il avait suivie durant longtemps à travers l'Europe.

« Ah... Mathilde... », soupira t-il, en se perdant brièvement dans ses souvenirs.

Sergeï Rostovski Levachov était né dans une famille de la petite noblesse russe. Aîné de sa fratrie, il avait hérité des titres et des dettes de son père. Il réussit à maintenir son statut et ses dépenses au prix d'une jeunesse sacrifiée à l'étude et au travail.

Sa famille à l'abri du besoin, il conclut un mariage prudent avec une jeune fille dont il était tombé amoureux. Une jolie blonde qui avait la harpe et les ballets pour passion. Il l'accompagnait à de nombreuses représentations et devint à son tour un grand fanatique de ces spectacles grandioses.

Il comprit trop tard que l'intérêt de sa femme pour la danse ne s'arrêtait pas seulement à la musique et aux représentations. Son cœur se brisa lorsqu'il la surprit dans les bras du premier danseur, un français reconnu.

Pour le bonheur et l'honneur de ses enfants, il ne songea pas à la répudier et préféra sombrer dans les affres de la dépression et de l'usage assidu d'opium.

Il mourut d'une overdose, allongé sur une banquette de soie molletonnée, avec une carafe de vin italien vide à ses côtés et un litre de vodka dans l'estomac.

L'attention de Sergeï fut détournée par deux fantômes dans les loges d'avant-scène, une danseuse à la nuque tordue et un homme au chapeau haut-de-forme. Leurs regards se croisèrent et ils se saluèrent avec distinction. Sergeï était soulagé de voir que ces deux esprits le laissèrent regarder la représentation en paix.

Il remarqua que le couple discutait joyeusement en regardant le spectacle :

« Da... Ils se sont retrouvés ensemble dans la mort, il y en a qui ont de la chance. », pensa t-il en s'enfonçant dans le fauteuil.

Un tonnerre d'applaudissements fit vibrer les pampilles des lustres, la fin de la représentation était grandiose. Sergeï contempla la troupe saluer la foule avec émotion et les regards heureux que s'échangeaient les artistes avec satisfaction. Le fantôme savait déjà qu'ils se coucheraient tôt, après avoir trinqué d'un verre de champagne à leur premier succès dans la discrétion des loges.

Sergeï suivit les spectateurs vers la sortie, il n'avait pas encore eu le temps de visiter cet Opéra, retardé par le groupe de gamins en fin d'après-midi.

Il fut surpris de voir qu'un troisième fantôme se trouvait proche de la sortie, portant une perruque poudrée et une veste de brocart dorée.

Lorsqu'il l'aperçut, il vint à lui à petits pas empressés :

« Pardonnez-moi, cher monsieur, de venir à vous avec une approche si soudaine... Je tenais à vous présenter mes hommages et à vous accueillir avec les meilleures manières possible. Je suis le Comte de Dolbard, Siméon d'Aubriot de la Palme.

Sergeï le salua à son tour.

— Pardonnez ma curiosité, mais seriez-vous celui que l'on appelle, l'Esprit Errant ?

— C'est effectivement l'un des noms que l'on me donne. »

Le fantôme au haut-de-forme et son amie danseuse surgirent à leur tour, Sergeï cacha sa gêne.

Partout où il allait, il attirait l'attention et les fantômes des environs, qu'ils soient hospitaliers ou non. Il ne savait ni comment, ni pourquoi les autres sentaient son arrivée, comme si une conscience collective les reliait.

Au cours de ses voyages, il avait rencontré de nombreux esprits, traversé des territoires dominés par des fantômes devenus fous. Au fil du temps, il avait appris à se méfier et surtout, à comprendre le fonctionnement de ses pairs.

« Nous sommes désolés de vous déranger ainsi, cher monsieur, nous souhaitons seulement nous assurer que votre passage dans notre ville vous soit agréable. Nous sommes les fantômes ayant perçu votre arrivée. Je me nomme Albert, et voici mon amie Judith, pardonnez-la, elle ne parle pas beaucoup... On nous surnomme Le Gentleman, la Ballerine et... Le Baron.

— Un sobriquet ridicule ! commenta ce dernier en fronçant le nez.

Sergeï se força de sourire. Il ne pensait qu'à rejoindre les artistes dans leur loge et voulait assister à leur célébration.

— Si ce surnom vous déplaît, car je conviens qu'il ne sied pas à votre titre, pourquoi ne pas demander à ce qu'on vous appelle autrement ? demanda-t-il cependant.

Le Baron se mit à s'exclamer :

— Diantre, j'ai bien essayé ! Mais chaque esprit de cette ville possède une description qui le caractérise, cela est devenu une habitude, mise en place par ce gueux balourd !

— Mon ami, intervint le Gentleman, il est aussi parfois plus pratique de se désigner ainsi, certains d'entre nous apprécient de rester discrets sur leur identité...

— Un gueux dites-vous ? Un homme gras aux doigts gelés ? Je l'ai rencontré un peu plus tôt. »

Il y eut un silence embarrassé. Les trois fantômes connaissaient le Clodo du Pont et imaginaient très bien l’accueil qu'il avait dû lui faire.

Sergeï continua en faisant rouler son accent :

« J'ai fait sa connaissance et il m'a demandé de le retrouver un peu plus tard, sous le pont de pierre de la ville. Il y avait avec lui un groupe de jeunes enfants, l'un d'entre eux a réalisé son Ascension sous mes yeux. Un spectacle toujours merveilleux... Je venais juste d'arriver, la jeune fille a fait des adieux émouvants.

— À quoi ressemblait cette enfant ? demanda le Gentleman en pensant à Emma. Portait-elle une robe grise déchirée ?

Niet, c'était une jeune fille noire mal peignée.

La Ballerine et Le Baron se regardèrent :

— Fiona ! Par les Dieux, les Trépassés sont donc sans surveillance ?

— Une nouvelle bouleversante..., murmura le Gentleman. Je suis heureux qu'elle soit passée de l'Autre-Côté mais... Si l'un des petits change de phase, les SDF réagiront immédiatement. Je ne donne pas cher de leur éther si la situation devient incontrôlable. »

Sergeï comprit qu'il ne pouvait échapper à la conversation. Il aurait été malvenu de sa part d'écourter leur dialogue et il ne supportait pas les mauvaises manières.

« J'ai rarement rencontré autant d'enfants jouant au même endroit, dit-il d'un ton poli. Ils sont en général rapidement absorbés par des résidus, ces choses que vous appelez Miasmes, ou bien leur éther est récupéré par d'autres fantômes. Ils deviennent souvent dangereux aussi, car ils sont instables.

— Oui, répondit Le Gentleman à l'affirmative. Il y a quelques années, l'un d'entre eux s'est mis à manger d'autres fantômes, il s'est transformé en Dévoreur. Ce sont les SDF, la Sauvegarde Des Fantômes, qui a réussi à le détruire... Un nouveau serait apparu il y a plusieurs mois. Des esprits ont disparu et certains ont vu ce nouveau Dévoreur s'en prendre aux plus faibles d'entre nous. Cette jeune Fiona a été attaquée mais a réussi à le repousser pour défendre ses amis. C'est elle qui avait la garde de ce groupe d'enfants. Elle l'a fait au péril de sa mort, si j'ose dire. Depuis nous n'avons plus de nouvelles de cette créature. Certains disent que ce n'était qu'une affabulation. Tous les Trépassés sont jusqu'à présent stables dans leur cycle.

— Que voulez-vous dire par cycle ?

— Ah..., répondit Siméon en redressant sa perruque, C'est une théorie émise par la jeune Marguerite, il y aurait selon elle des phases que traverse chaque fantôme avant de se stabiliser. Cela vous semble t-il plausible ?

— Et bien... Tout à fait, dit Sergeï en se caressant la barbe. J'ai déjà rencontré des fantômes qui étudient la question. C'est fascinant pour une enfant de son âge...

— Donc il y aurait bien d'autres fantômes ailleurs ? questionna Le Gentleman. Aucun esprit n'a un territoire qui touche celui d'une autre ville. Nous sommes... Coupés du monde.

Da, cela arrive souvent. Le territoire de votre ville s'agglutine car il fusionne avec le territoire de chaque fantôme. Si un vivant meurt sur une nouvelle route et qu'il reste là bas, vous pourrez traverser. Il y a des fantômes partout là où il y a des Hommes. Mais ils ne sont pas tous stables, la plupart des gens que je croise sont des âmes en peine, avec peu de conversation et beaucoup de tristesse. Il y a des endroits, hum... Très dangereux.

— Pourrions-nous savoir ce qui vous amène dans notre ville ? demanda le Baron à brûle-pourpoint.

Le Gentleman et la Ballerine sursautèrent mais n'en voulurent pas à leur ami. Après tout, c'est ce que tout le monde voulait savoir.

— Hum... Et bien, commença Sergeï d'une voix embarrassée. Je suis tout simplement la tournée des Ballets Russes. Ils doivent se produire plusieurs jours ici, avant de partir pour leur dernière partie en Amérique du Sud.

— Ce soir, ce fut un magnifique spectacle ! commenta la Ballerine d'une voix étouffée. Les ballets russes sont les plus enchanteurs, je me rappelle avoir rencontré Mathilde Ksche...Ksche...

— Kschessinska ! s'écria Sergeï avec bonheur. Mathilde Kschessinska, zamechatel'naya zhenshchina ! Une femme merveilleuse ! »

Ils échangèrent quelques minutes sur la célèbre danseuse étoile, Sergeï était ravi de raconter tout ce qu'il savait sur elle à des esprits aussi adorateurs que lui. Dehors, la nuit était largement avancée et les lampadaires luisaient dans l'obscurité.

« Souhaitez-vous que nous vous fassions visiter l'Opéra ? proposa Alfred en regardant sa compagne. C'est là que nous résidons. Siméon vit au Musée, il connait chaque œuvre sur le bout des doigts.

Le Baron s'inclina légèrement.

— Nos peintures n'ont pas l'égal de ce que vous avez pu admirer à Saint-Pétersbourg mais nous avons un Picasso.

— Ce sera avec grand plaisir », céda Sergeï avec sincérité.

Non loin dans le ciel, ils aperçurent deux silhouettes blanches au travers des baies vitrées, qui filaient vers eux à toute vitesse. Le Clodo du Pont et le Clodo de la Gare atterrirent sans un bruit sur le sol en marbre, ils regardèrent les autres avec mécontentement :

« Eh, le Bolchevik ! appela le Clodo du Pont. Je t'ai dit tout à l'heure de me retrouver là-bas, le recensement est obligatoire. Viens avec nous. »

Sergeï haussa les sourcils et accepta de les suivre. Il salua les autres dans un sourire et décolla dans les airs aux côtés des deux SDF.

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