Chapitre 4 - Partie 3

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Les Trépassés retournèrent au centre de loisirs Bel-Air en rangs serrés, et comme tous les autres fantômes de la ville, redoutèrent le pire pour les jours suivants.

Aux aguets, Fiona imposa des tours de garde. La jeune fille savait que sa mesure serait insuffisante en cas d'attaque mais elle ne pouvait laisser les enfants deviner son impuissance. Tout comme Grégory, elle attendait la venue de l'Esprit Errant avec impatience. Si son existence était réelle, accepterait-il seulement de les aider ? Elle demanda à chacun des membres des Trépassés de ne pas quitter l'enceinte du bâtiment et comme elle le redoutait, sa requête fut mal accueillie. Les fantômes en phase d'Éclosion n'avaient pas pour habitude de rester statiques au même endroit. Les enfants s'ennuyaient, chahutaient en tout sens et se disputaient. Les plus sauvages d'entre eux, au début rétifs à l'idée de rester si proche les uns des autres, s'enfoncèrent dans le silence et devinrent inertes et invisibles. Les autres s'excitaient inlassablement et sans fatigue, ne parvenant pas à canalyser leurs émotions. Fiona et Marguerite savaient que la situation était délicate, certains pouvaient quitter l'Éclosion à tout moment.

Les jours d'attente se transformèrent, dans l'angoisse, en semaines et les semaines devinrent des mois. Aucun fantôme de la ville pourtant ne disparut, le Dévoreur ne se manifestait pas.

L'hiver largement entamé, la présence même du Dévoreur fut finalement remise en question et l'évocation de l'Esprit Errant ne devint plus qu'un souvenir. Le Clodo Du Pont émit des doutes sur leur aventure au Sacré-Coeur et beaucoup de fantômes décidèrent finalement de ne plus y croire.

« Fiona se sera finalement défendu contre un grand Miasme » avait dit Patrick le Yéyé en haussant des épaules.

Il était un des fantômes qu'ils croisaient souvent pendant leurs rares excursions. Patrick connaissait la jeune fille depuis sa mort et c'était lui qui l'avait guidée chez le Clodo du Pont. Il connaissait ses angoisses et l'aidait parfois avec les Trépassés.

Fiona n'avait rien répondu quand sa parole fut questionnée, elle savait ce qu'elle avait vu. Elle prenait garde à ce que les enfants soient épargnés de tout soupçon, les risques pris pour identifier Charles avaient déjà été énormes. Marguerite et elle ignoraient la raison pour laquelle le Dévoreur avait soudainement disparu mais elles restaient sur leurs gardes.

La jeune fille était épuisée. Son éther demeurait encore frêle et elle passait beaucoup de temps à le concentrer. Fiona voulait rester capable de maîtriser un Trépassé sur le point de basculer dans un changement de phase. Si elle ne ressentait pas la fatigue, elle percevait bien ses faiblesses, la force lui manquait. Elle était soulagée de pouvoir compter sur ses deux amis et même si les enfants tournaient dangeureusement en rond, chacun faisait de son mieux pour patienter.

Grégory occupait ses journées à enseigner Charles sur ses talents fantomatiques; il n'était pas le meilleur des professeurs, mais Fiona était trop faible pour le faire elle-même. Elle se contentait donc de les guider, regardant Grégory à la peine. Elle savait à quel point il était difficile d'entraîner un fantôme, de le garder concentré. Elle avait passé des années à aider chacun de ces enfants à quitter leurs ancien point d'ancrage. À présent, Charles arrivait presque à traverser une vitre.

« Recommence ! s'écria Grégory en tapant du pied sous les regards hilares des enfants, traverser les vitres, c'est le minimum... Imagine seulement rester coincé dans un mur bétonné ! »

Cette vision remplit Charles d'effroi. Quelques semaines auparavant, il avait seulement réussi à passer ses bras au travers de la vitre. Sans savoir comment, le reste de son corps avait refusé de suivre, il était ainsi rester bloqué plusieurs jours, les avant-bras arrimés à la baie vitrée.

Fiona avait ordonné à Greg de l'aider à se libérer lorsque les enfants s'étaient amusés de son entrave pour baisser son pantalon. En caleçon, Charles avait fait rire tout le monde aux éclats.

« Si tu arrives à traverser la vitre aujourd'hui, je t'amène jusqu'à la citadelle pour rencontrer Le Chevalier ! » annonça Grégory, trouvant les mots justes.

Les yeux de Charles s'animèrent, tandis que les autres s'échinaient à un plan pour contrer le Dévoreur, lui ne pensait secrètement qu'à cela depuis des mois. La perspective de rencontrer un chevalier croisé l'obsédait. Il tripota sa gourmette en argent en se perdant dans ses pensées.

Depuis l'attaque au Sacré-Coeur, Charles ressassait ses souvenirs et l'image d'une croix tréflée* rouge; surgissant lorsqu'il avait le regard perdu au loin durant ses tours de garde. De l'eau, une flaque, de la boue et cette croix rouge ; ces images défilaient successivement sous ses yeux.

Il n'osait pas se confier aux autres, se sentant coupable de les avoir entraînés à la recherche de son passé. Il ne voulait pas causer du tort à ses amis, ni devenir leur fardeau. Il avait donc décidé de s’entraîner afin de rester stable et de chercher les causes de sa mort à son rythme.

« Concentre ton éther, Charles ! » lui répétait sans cesse Marguerite.

Au prix de longues heures d'attente et de nombreux essais, il parvint à traverser la baie vitrée de la salle de musique. Les enfants applaudirent mollement en bâillant d'ennui, peu impressionnés par son exploit.

« Formidable, allons-y ! s'écria Grégory en se dirigeant vers la sortie.

— Attendez un instant, rappela Fiona. Je sais que je ne peux pas tous vous retenir ici indéfiniment mais restez prudents et... fuyez au moindre fantôme suspect. Prenez Emma avec vous, elle n'aime pas rester enfermée et elle vous survei... vous aidera, au cas-où. »

La gamine aux cheveux crasseux habillée de haillons s'avança. Grégory se tourna vers son petit frère, Hugo ne demanda pas à les suivre. Il restait constamment aux côtés de Fiona depuis qu'elle avait été blessée. Grégory haussa les épaules, Emma était la fantôme la plus âgée du groupe, elle n'était pas aussi puissante que leur chef car sa maturité restait celle d'une enfant de huit ans, mais elle savait faire preuve d'une certaine force. Discrète et silencieuse, elle ne les dérangerait pas.

« Le premier arrivé à la citadelle ! » s'écria Grégory en se mettant à courir.

Dehors, c'était le petit jour, une pluie battante tombait dans l'obscurité. La lumière des lampadaires se reflétait encore sur les trottoirs trempés. Les trois fantômes se lancèrent dans la rue déserte.

Ils coururent sur les routes, se moquant de l'humidité et des pavés glissant.

« La citadelle est à la frontière de la ville, c'est impossible d'aller au-delà, cria Greg pour se faire entendre sous la pluie battante.

— C'est quoi, la distance qui nous en sépare ?

— Et bien je dirais une trentaine de kilomètres. Les villes et villages alentours font partie de l'endroit où nous pouvons circuler, mais personne ne sait pourquoi. Marguerite essaie de comprendre comment fonctionne la frontière, mais je pense qu'elle n'y arrivera pas. »

Ils longèrent la ligne de tramway, faisant la course avec les navettes de nuit. Ils quittèrent l'agglomération, les routes devinrent plus étroites et sinueuses.

« Est-ce-que tu penses qu'il serait possible de monter dans une voiture en marche et de descendre un peu plus loin ? demanda Charles.

— Aucune idée ! »

Ils se mirent alors au milieu des voitures et essayèrent de monter dans l'une d'elles, mais les véhicules se contentaient de les traverser. La petite Emma les regarda faire en riant. Charles cacha sa déception, il pensait au Clodo de la Gare qu'il avait vu s'envoler entre les toits d'immeuble.

Vers la moitié de leur trajet, ils croisèrent un fantôme qui marchait en titubant le long de la chaussée. Habillé d'une chemise satinée turquoise et coiffé avec du gel, il tenait d'une main un paquet de cigarettes et de l'autre son téléphone portable.

« Ah, voilà Le Pilote ! Il est mort en percutant cet arbre là-bas, c'était en rentrant de boîte de nuit. Il avait trop bu avant de rentrer et maintenant il est toujours complètement bourré !

— Et son copain est mort avec lui, c'est pour ça qu'il n'est pas passé de l'autre côté, précisa Emma. Grégory hocha la tête à l'affirmative.

— Il sortait d'une des boîtes de nuit de mon père, je l'ai entendu en parler.

— Et qu'est-ce qu'il y a, demanda Charles, de l'Autre-Côté ? »

« On n'en sait rien, mais tout le monde a envie d'y aller, surtout les adultes; ils sont obsédés par ça, répondit Grégory avec un haussement d'épaules. Le Paradis, l'Au-delà, une autre planète, la réincarnation ou je ne sais quoi...

— La paix éternelle », ajouta Emma d'une voix de philosophe.

Ils passèrent devant Le Pilote, qui essayait de leur parler en tenant des propos incohérents.

« Il fait des allers-retours sur plusieurs centaines de mètres, mais dans son état c'est impossible de quitter son point d'ancrage.

— Comment il va faire pour passer de l'Autre-Côté ?

— Il faut qu'il soit en paix, répéta Emma. Tous ses vœux doivent se réaliser. »

Charles ouvrit la bouche pour demander à Greg ce qu'il souhaitait mais il n'osa pas s'avancer plus loin. Durant le reste de leur marche, il se questionna longuement sur les propos d'Emma et de son ami. Coincé dans un cycle sans fin, comment trouver la paix et réaliser ses vœux ? Était-ce vraiment la mort qu'ils vivaient actuellement ? Il regretta de ne pas avoir Marguerite près de lui pour répondre à ces questions.

Croix tréflée : croix héraldique dont les extrémitées sont ornées de trèfles.

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