Éphémère éternel

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Père avait été le messager de la fin du monde, en un sens. Il avait suffit qu’il fît irruption en parlant de guerre pour que le conflit portât ses premiers échos jusqu’à Saulaie. Les rumeurs avaient débuté avec des affrontements au-delà de nos frontières qui se voulaient rassurants, mais au fil des semaines, les visages se faisaient plus sombres, les nouvelles échangées en de brefs murmures nerveux. Ce qui n’était à l’origine qu’un conflit lointain se faisait de plus en plus menaçant et bientôt le tourne-disque qui accompagnait les journées de Mère se vit remplacer par un poste de radio qui crachait à longueur de journée des informations guère plus précises que les rumeurs portées par le voisinage.

J’imaginais, dans un premier temps, avoir bien plus préoccupant à gérer. Père avait parlé de me jeter à la rue et si la perte de sa fortune me laissait indifférent, l’idée d’être séparé à jamais de Salix hantait mes nuits au point de me priver de sommeil, ce qui n’était pas pour aider ma santé toujours fragile. La guerre n’était alors qu’une menace de fond que je m’appliquais à oublier, avec le reste, entre les bras de ma belle. Chaque jour, Salix gagnait en beauté, en grandeur, et si ses bras-branches s’avéraient plus encombrants qu’utiles au fil de leur développement, ses courbes, elles, m’enivraient toujours plus. Auprès d’elle, je savourais cette éternité hors du temps que nous distillions entre échanges complices et jouissances partagées. Le bosquet demeurait notre domaine loin du monde, de ses ténèbres, de ses malheurs. Malheureusement pour nous, l’Histoire n’apprécia pas de se voir ignorée ainsi.

Avec les premières annonces de bombardements à l’intérieur de nos frontières, la menace se fit plus pressante et les pénuries qui s’installèrent dès lors la rendirent plus réelle. Mère tentait de me rassurer, à moins que ce ne fût avant tout pour elle-même, en répétant sans cesse que l’ennemi n’aurait aucun intérêt à gaspiller son arsenal sur une campagne sans point stratégique à détruire. Contrairement à moi, elle n’avait pas vu un groupe de dandys se réjouir à l’idée de ce carnage à venir. La guerre avait-elle, dès lors, la moindre logique ? Je voulais pourtant la croire, et j’y parvins sans mal quand le poste n’annonça guère plus que des attaques proches de la frontière au fil des semaines.

Les pénuries s’étendaient à toujours plus de denrées, mais il n’y avait rien que la fortune de Père ne pouvait régler. Et puisqu’il se réjouissait de la situation... Le quotidien retrouva finalement son cours, quelque peu étrange certes, mais moins menaçant que ce que j’avais craint. J’y voyais même un espoir : Père accaparé par ses affaires d’un autre niveau, peut-être oublierait-il notre altercation et ses menaces. Après tout, jamais Mère ne le laisserait me jeter dehors tel un mendiant. La vie s’était quelque peu compliquée, mais elle poursuivait son cours, immuable, éternelle. Jusqu’à l’arrivée de cette lettre, qui en fit soudain un papillon à l’angoissante éphémérité.

Je me souviens encore de ce terrible pressentiment qui s’était emparé de moi lorsque Marthe était venue me trouver avec un air des plus sombres pour m’informer que Mère me cherchait. Soucieux de découvrir ce que cela signifiait, je me précipitai au manoir sans plus attendre. Mère m’attendait, livide, sans son fauteuil du petit salon, la fameuse lettre tremblant au bout de ses doigts. Mes appels inquiets n’obtenant guère plus qu’une inspiration vibrante et un regard troublé, je cueillis la missive dans les mains de Mère afin de la lire moi-même. Je reconnus sans mal le papier en-tête de Père, mais pas l’écriture. Un coup d’œil à la signature révéla un nom que je connaissais sans parvenir à remettre un visage dessus. Un homme rencontré au cours de mon séjour en ville, sans doute un associé, ou peut-être un secrétaire. L’auteur identifié, je me plongeai enfin dans le cœur du courrier. Je ne me souviens plus des termes exacts employés. Sans nul doute beaucoup de formules convenues pour enrober la terrible réalité. Je ne me souviens que du vide qui s’était ouvert en moi au fil de ma lecture. Cette sensation de froid, de panique, pourtant teintée d’un certain soulagement, aussitôt suivi d’un écho outré face à pareille réaction. Comment pouvais-je me réjouir de pareille nouvelle ? Je sais aujourd’hui qu’il n’y avait là aucune réjouissance, je n’avais juste aucune idée de comment réagir face à cette annonce, mais mon égarement me perturba longtemps à l’époque. Père se trouvait dans une de ses usines lorsque celle-ci avait été bombardée et si le courrier le disait seulement « porté disparu », il était également précisé que les attaques fréquentes comme le manque de main d’œuvre ne permettraient pas d’explorer les décombres avant la fin du conflit. Quand bien même Père ne s’avèrerait pas mort, il le serait avant que quiconque ne pût se porter à son secours. Si je ne pouvais m’empêcher de songer que sa disparition mettait un terme à tous mes soucis, il était évident qu’elle en soulèverait bien d’autres. Mère et moi dépendions exclusivement de Père et sa société pour vivre. Que deviendrions-nous sans lui ou ses usines ? Combien de temps sa fortune parviendrait-elle à subvenir à nos besoins ? Serait-elle suffisante pour réparer ce qui pouvait l’être à la fin de la guerre ou cette folie nous laisserait-elle sans le sou ?

Et bien au-delà de ces inquiétudes matérielles qui m’assaillirent sur l’instant et accaparèrent tant Mère, d’autres d’un autre genre me sautèrent à la gorge. Père était mort. Cette incarnation de l’autorité, la réussite, la sévérité avait été emportée, effacée par cette guerre qu’il avait appelée, espérée même ! Père l’immuable, l’éternel obstacle de ma vie, cette figure tout autant crainte qu’admirée, n’était plus, balayée en une seconde par quelques mots sur une feuille de papier. Et si un être aussi terrible et important que lui pouvait être emporté si facilement par ce conflit supposément sans risque pour nous, qu’en était-il du reste de mon petit monde ?

Si Mère s’occupa l’esprit les jours qui suivirent en triant bijoux et autres possessions qu’elle pourrait vendre au besoin, pour ma part l’idée de me retrouver à la rue ne fut bien vite plus la seule à hanter mon esprit. Je m’étais imaginé à l’abri, loin de tout dans notre domaine, mais les images de Saulaie ravagée par les bombes s’ajoutèrent dès lors aux scénarii qui anéantissaient déjà mon sommeil. À tout instant, l’ennemi pouvait faire irruption dans notre ciel et transformer mon petit paradis en champ de bataille. Je pouvais tout aussi bien me lever un matin et découvrir Salix déchiquetée ou incendiée par un bombardement nocturne, ou ne pas me réveiller, mon cadavre pourrissant sous les décombres de ce domaine si cher à mon cœur. J’étais jeune, fils de bonne famille, la mort ne devait être qu’une notion vague, loin de mon existence pour de nombreuses années encore. Et elle s’invitait tout à coup, inévitable, imprévisible. Le destin avait attendu que j’eusse enfin ce que je voulais pour démontrer qu’il pouvait tout me reprendre d’un claquement de doigt et cette découverte me chamboulait bien plus que tout ce que j’avais vécu jusque là.

Je passais chaque seconde disponible auprès de Salix, allant parfois jusqu’à sauter un repas, néanmoins ces moments étaient viciés par mes inquiétudes. Incapable désormais de seulement profiter de l’instant, mon esprit s’égarait parmi des chimères de bois brisé et d’écorce calcinée qui coupaient court au moindre élan charnel que Salix parvenait à initier et gâchaient nombre de nos nuits. Tout pouvait avoir disparu le lendemain alors qu’il me restait encore tant de choses à vivre et cette simple idée me paralysait.

Ce fut en aidant Mère un soir avec ses bijoux que je trouvai enfin un talisman contre mes cauchemars oppressants. Rangeant bagues et colliers tendus par leur propriétaire dans un petit coffret, je fus tiré de mes sombres pensées par un anneau d’entrelacs fins en or. Je l’imaginai aussitôt au doigt de Salix et le glissai prestement dans la poche de mon gilet avant que Mère ne me posât la moindre question. Je ne tins pas même une heure avant de prétexter la fatigue afin de regagner ma chambre et filai en réalité à travers le domaine. Mon amante m’attendait, mais elle fut surprise de me voir débouler à vive allure pour planter genou à terre, essoufflé. Je cherchai mes mots un moment sans parvenir à retrouver mon souffle et brandis finalement l’anneau sans plus d’explication. Un éclat inconnu illumina le regard posé sur moi et je pris cela pour un accord. Après tout notre amour n’était plus à prouver. Je me relevai donc pour passer l’anneau à un rameau du bras-branche gauche de Salix et retrouvai enfin la parole.

- Je t’aime, comme je n’ai jamais aimé personne auparavant et comme je n’aimerai jamais quiconque. Ce n’est pas une véritable alliance, mais c’est tout ce que je peux t’offrir pour le moment. Je voulais seulement m’assurer que tu saurais à quel point tu es importante à mes yeux, si jamais il devait nous arriver malheur avant que je ne puisse te présenter une alliance digne de ce nom et de mon amour pour toi...

Pour toute réponse, Salix m’attira à elle pour sceller cette promesse de ses lèvres. Cette nuit-là, nous célébrâmes notre passion avec une ardeur que nous n’avions plus connue depuis la disparition de Père.

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