Le cœur du bosquet

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- Devons-nous faire une pause, Monsieur ?

Dans un sursaut, j’émergeai de ma somnolence et me redressai avec précaution. La voiture de Père, qui m’avait jusque là parut confortable, l’était bien moins dans ma situation. Après un soupir las, je tirai sur le col de ma chemise déjà déboutonné, étouffant dans la moiteur de mon costume.

- Monsieur ?

Je croisai le regard interrogateur que le chauffeur m’adressa par dessus son épaule sans comprendre ce qu’il attendait de moi.

- Nous avons encore trois bonnes heures de route avant d’atteindre le domaine. Peut-être préféreriez-vous vous arrêter dans un hôtel ?

Un coup d'œil sur le paysage défilant au-dehors m’apprit que la nuit était en train de s’installer. Je n’en avais que faire. Père devait savoir qu’en me renvoyant si tard je n’arriverais à Saulaie qu’au milieu de la nuit, mais s’il s’agissait là de la seule mesquinerie à endurer pour rentrer chez moi, je l’acceptais sans mal. En vérité, tout me laissait indifférent depuis que la fièvre me consumait et je craignais avant tout que le chauffeur ne fît demi-tour si nous nous arrêtions. Je lui indiquai de poursuivre d’un geste de la main et, après une violente quinte de toux, je me laissai glisser en travers de la banquette arrière. J’étais bien trop perclus de douleurs pour demeurer assis plus longtemps et à l’idée du pitoyable spectacle que je devais offrir, je souris. Père avait été prêt à tout pour nier mon état : défilé de médecins, cures en tous genres, traitements les plus farfelus... Aucun n’avait eu la plus petite chance d’agir puisque je saisissais la moindre occasion d’aggraver mon état. Les médecins avaient rapidement décrété qu’il fallait me renvoyer à la campagne qui m’avait si bien réussi jusque là, mais Père n’avait pu s’y résoudre. « C’est un homme, non une larve fragile. S’il ne peut supporter la ville, il n’a aucun avenir ! » C’était là le genre de discours qu’il tenait aux inquiets. S’il avait eu connaissance du désintérêt total et de l’avenir que je réservais à ses affaires, sa fortune, son « empire » comme il se plaisait à l’appeler, m’aurait-il vraiment laissé mourir dans un quelconque lit d’hôpital, loin de tout pour lui épargner la honte de m’avoir pour fils ? Peut-être, après tout. Heureusement pour moi, ses convictions avaient volé en éclats quand les médecins avaient commencé à évoquer une fin funeste de plus en plus inévitable à leurs yeux. Un fils à l’agonie dans sa propre demeure devait être une honte plus grande encore qu’un fils malade à la campagne. Il avait finalement fait le ménage sous son toit en me jetant avec ma valise dans sa voiture. Au moins avais-je obtenu ce que je voulais. Je n’avais peut-être jamais été aussi faible, je n’en avais que faire : j’avais gagné, Salix m’attendait au terme de cette route et cette seule pensée me ragaillardit.

- Monsieur ? Nous sommes arrivés.

J’entrouvris une paupière surprise avant de trouver la force de me redresser. J’avais l’impression de n’avoir fermé les yeux qu’un instant pourtant c’était bien les grilles de Saulaie que le chauffeur se hâtait d’aller ouvrir. Nous n’étions pas attendus, toutefois cela ne me surprenait guère. Père avait bien plus cédé à la colère ou au dégoût que préparé mon retour. Cela ne me dérangeait pas, bien au contraire : si personne n’était là pour nous accueillir, je pourrais rejoindre Salix sans avoir la moindre explication à fournir. Doucement, le véhicule nous mena le long de l’allée de gravier blanc jusqu’aux marches du perron. Le regard perdu dans l’obscurité du domaine, j’avais déjà oublié tous mes maux, le cœur battant à l’idée de l’accueil que me réserverait Salix. S’était-elle inquiétée ? Me tiendrait-elle rigueur de mon absence ? Et tandis que craintes comme excitation s’agitaient en moi, un doute me prit. Et si elle n’avait pas même remarqué mon départ ? Si mon retour la laissait indifférente ? Rongé d’inquiétudes, je suivis le chauffeur jusque dans le hall.

- Voulez-vous que j’aille réveiller quelqu’un ?

Je secouai la tête. Je ne pouvais concevoir de devoir attendre jusqu’au matin pour revoir Salix et c’était ce qu’il me faudrait faire si Mère ou Nounou apprenait mon arrivée.

- Ça ira, merci. Allez vous reposer.

Le chauffeur de Père parut hésiter un instant, jetant un dernier regard à la demeure endormie, avant de se décider.

- Monsieur a insisté afin que je rentre au plus vite, je dois repartir.

Je le remerciai de m’avoir conduit jusque là et lui assurai qu’il pouvait reprendre la route sans tarder. Alors je patientai jusqu’à ne plus entendre les cailloux craquer sous les roues et m’assurai qu’aucun mouvement ne me parvenait des autres pièces avant de me glisser à l’extérieur.

Nerveux, le corps agité de frissons, haletant, je dus fractionner ma balade pour parcourir la distance soudain interminable qui séparait le manoir de mon cher bosquet. Finalement terrassé par mes peurs, à moins que ce ne fût par l’épuisement, je tombai à genoux dans le tapis de feuilles mortes tout juste à portée de vue de ma belle, mais encore loin, si loin d’elle. Le silence qui régnait au cœur des arbres s’annonçait de terrible augure. Jusqu’à ce jour, le chant de Salix avait toujours accueilli mon arrivée, quand la brise ne portait pas ses notes jusqu’à ma fenêtre ouverte à la nuit tombée. Ce soir-là, il n’y avait nul écho de vent, nul chuchotis de feuilles, nul trille d’oiseau. Salix s’était tue, et la nature avec elle. Son corps immobile, étiré le long de son tronc, offert aux rayons de la lune, me fit craindre qu’un drame ne fût survenu en mon absence. Alors je me précipitai vers elle, tantôt à quatre pattes, tantôt sur mes deux pieds, et je crachai une quinte de toux avant de parvenir à appeler son nom.

Appuyé contre le tronc de son plus proche voisin, je me figeai quand le visage de Salix glissa dans ma direction. Ses paupières mi-closes révélaient un regard vide qui me fixa longtemps sans me voir. Deux traits de mousses épaisses avaient poussé du coin de ses yeux à la ligne de sa mâchoire puis formaient de grosses taches vertes au creux de son cou et sur le haut de sa poitrine. Ses lèvres frémirent sur un murmure que je ne pus entendre quand la flamme familière se ranima peu à peu au fond de ses pupilles. Alors tout son être se mit doucement en branle, comme engourdi depuis bien trop de temps, et elle se tendit vers moi, bras ouverts, lèvres pincées sur une peine qu’elle s’interdisait d’exprimer, mais trahies par les larmes qui coulèrent soudain sur la mousse. Avec un soupir de soulagement, je m’élançai, aussi vite que me le permit mon corps, entre ses bras et l’enlaçai à mon tour. Mains agrippées à ses épaules, visage enfoui contre son cou, je m’enivrai de son parfum, de sa présence.

- J’ai cru que tu étais malade... Mais tu ne revenais pas... Alors j’ai cru que... j’ai cru...

Je lui avais manqué. Pire, elle m’avait pleuré ! Mon cœur déborda soudain d’une joie si intense qu’elle me submergea. J’embrassai son cou, son épaule, ses lèvres avant de saisir son visage entre mes paumes.

- Père m’avait emmené, il ne voulait pas que je revienne. Je t’aime, Salix. Je t’aime ! Jamais plus je ne laisserai quiconque nous séparer !

Un soulagement manifeste teinté de bonheur illumina le visage de Salix qui se pencha vers moi, m’invitant à m’attarder davantage sur ses lèvres, ce que je fis sans me faire prier. Le goût de sa bouche, le parfum de sa peau, la pression de son corps lové contre le mien réveillèrent les images des songes éveillés que j’avais faits loin d’elle et une chaleur bien différente de celle de la fièvre coula sur tout mon être, gonflant mon bas-ventre de ce désir qui me consumait. Lorsque je craignis que la belle ne surprît cette réaction de mes chairs, je m’écartai d’elle, à contrecœur et rougissant. Une lueur inquiète passa alors dans son regard et elle me retint de son bras-branche tandis que je chancelais.

- Tu n’as pas l’air bien.

Je haussai les épaules, un sourire ravi ancré à tout jamais sur mes lèvres. J’étais avec Salix, je l’aimais, je me sentais pousser des ailes, invincible.

- Je suis malade. Père n’a pas été facile à convaincre.

Loin de la rassurer, ma remarque la fit froncer des sourcils.

- Je ne plaisante pas, Anselme. Tu n’as vraiment pas...

Je l’interrompis d’une caresse du pouce sur ses lèvres.

- Je suis rentré, c’est tout ce qui compte. Je guérirai vite maintenant.

Une moue sceptique lui échappa, mais je ne lui laissai pas le loisir de poursuivre. L’épuisement s’en était allé, j’avais envie de chanter, de danser, et plus encore d’enfin savoir, de chasser cette interrogation qui tentait de noircir mon bonheur.

- La maladie n’est rien, je mourrai bien avant si tu me laisses ainsi sans réponse. Je t’aime, Salix, plus que tout, plus que ma propre vie, et je ne crois pas que j’y survivrais si j’apprenais qu’il n’en est pas de même pour toi...

La surprise chassa l’inquiétude puis, avec un sourire mutin, elle se pencha sur moi, ses lèvres frôlant les miennes dans sa réponse.

- Idiot. Je pensais que c’était évident depuis longtemps...

Nos bouches scellèrent ce pacte avec toute la passion débridée dans laquelle me plongeait mon état. J’en avais à cet instant la conviction : jamais il n’existerait plus grand bonheur que celui-là et nous serions dès lors heureux ensemble, à jamais. Si seulement j’avais su, sans doute me serais-je enivré à outrance de ces instants...

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