Le poids du sang

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Chaque visite de Père imprimait une saveur, une ambiance étrange à tout le domaine bien avant que le responsable ne passât ne serait-ce que les grilles du domaine. Toutefois, au changement que je décelai dans l’air le matin même de sa venue pour mon seizième anniversaire, j’aurais dû me douter que quelque chose n’allait pas. Je ne garde qu’un souvenir assez indistinct de chacun de ses retours, pourtant celui-ci a clairement marqué à jamais notre histoire, à Salix et moi.

Bousculé dès le réveil pour me préparer en hâte, Mère avait tenu à me traîner de force chez un tailleur auprès de qui Père avait apparemment passé commande pour moi. Je ne m’étonnai guère de me retrouver étriqué dans un costume bien trop sophistiqué à mon goût, mais certainement du dernier chic dans les cercles que fréquentait Père. Je retins juste à temps un soupir lorsque Mère s’émerveilla de mon allure et je désespérai à l’instant où elle décréta qu’il me faudrait demeurer ainsi accoutré jusqu’au soir. Je ne doutais pas que pareils vêtements seyaient aux habitués des cafés et autres salons mondains, cependant je craignais pour la riche étoffe au contact de la souche qui me servait le plus souvent de fauteuil, ou de la mousse ainsi que l’herbe qui l’habillaient.

Je ne résistai pourtant pas à l’envie de rejoindre Salix après le déjeuner avant que la présence paternelle ne nous séparât quelques jours. Sans grande surprise, ce qui avait tant plu à Mère amusa beaucoup mon amie.

- Je croyais que c’était vos dames qui se couvraient jusqu’à étouffer dans leurs corsets... Tu as l’air aussi à l’aise qu’un oisillon détrempé...

Mon rire se joignit au sien. Elle n’avait pas tort : d’autant plus devant elle, je me sentais gauche dans cet amoncellement de gilet, veste, manteau. Salix me fit tourner et virer de nombreuses fois afin de railler le moindre détail de mon costume et cet examen aurait sans doute continué encore longtemps si les échos d’une voiture dans l’allée principale du domaine n’avaient attiré mon attention. Monsieur Lambert était certes en avance, ce n’était toutefois pas une raison pour le faire patienter. Avec une révérence exagérée et un baisemain inspiré par l’amusement ou l’audace, je pris congé de mon amie afin de me hâter en direction du manoir.

Mon cœur manqua un battement en constatant que ce n’était point le véhicule de mon professeur que j’avais entendu, mais celui de Père. Je me souviens parfaitement de cet instant, de la certitude que j’eus alors que quelque chose n’allait pas. Le réaliser plus tôt n’aurait malheureusement rien changé, je le crains. Je me glissai dans le hall en espérant faire croire aux occupants que je descendais de mes appartements. C’était bien entendu sans compter Père qui m'attendait au milieu de la grande entrée, plus austère qu’une branche morte en plein hiver et un froncement de sourcils réprobateur à mon attention. Je tirai prestement sur mes vêtements pour en chasser le moindre pli et le saluait en tâchant de ne pas laisser paraître mon trouble. Le bref regard qu’il posa sur la porte dans mon dos m’assura qu’il n’était pas dupe quant à ma provenance et une boule d’angoisse se logea alors dans ma gorge.

- Au moins avez-vous l’intelligence de vous montrer dès mon arrivée...

Je me mordis la langue pour retenir à temps l’irrépressible envie qui me prit de lui faire remarquer que j’aurais été là pour l’accueillir s’il était venu à l’heure habituelle ou nous avait prévenu de ce changement. Père ne parut nullement percevoir mon trouble, ou du moins n’y accorda-t-il aucune attention.

- Montez aider Marthe à boucler vos affaires, nous partons sur le champ.

J’allai le questionner quand un claquement de langue me convainquit de gravir les étages au plus vite.

Chaque seconde plus écrasé sous les nouvelles interrogations, j’arrivai dans mes appartements pour découvrir celle que j’appelais toujours Nounou occupée à vider armoire comme commode dans une malle. M’apercevant, elle s’interrompit un instant pour m’étreindre brièvement avant d’arranger mes habits.

- Vous allez me manquer, mon petit...

Redoutant de comprendre ce qui se passait, je questionnai Marthe quant à l’objet de tout ce chahut.

- Votre Père a exigé que vous retourniez en ville dès aujourd’hui. Il n’a pas même accepté de se reposer ici cette nuit avant de repartir. Votre mère est dans tous ses états.

Je n’en doutais pas. Elle qui se languissait tant d’un jour retrouver ses activités et ses amies ne devait plus tenir en place de voir ses espoirs si soudainement réalisés.

Je compris pourquoi Père avait mis tant de précipitation dans ce départ lorsque je me retrouvai installé à ses côtés, à l’arrière de sa voiture que son chauffeur démarrait. Je n’avais pas eu la moindre occasion de prévenir Salix et l’idée de ne plus la revoir quelques temps rendait les battements de mon cœur chaotique. Je maquillai mon trouble en réalisant que le véhicule se mettait en branle sans attendre d’autres passagers.

- Et Mère ?

Père rajusta le col de son manteau sans un regard pour la demeure qui s’éloignait.

- Je ne tiens pas à la voir vous scruter sans arrêt ou vous tâter le front à tous bouts de champ. Vous êtes un homme, Anselme, plus un petit garçon et il est plus que temps de vous sortir des jupons de votre mère et de vous initier à cet empire qui sera un jour le vôtre.

Au fil des années, mon admiration pour cet homme s’était muée en crainte puis en indifférence. Le voir abandonner ainsi à une maison qu’elle n’avait jamais aimée la femme qui avait tout sacrifié pour élever son fils me le rendit parfaitement antipathique. Père ne m’avait jamais apprécié, au mieux m’avait-il considéré comme un héritier digne d’intérêt, mais y avait-il si peu d’amour entre mes parents pour que l’idée de laisser Mère seule le laissât si indifférent ? Je ne comprendrais que bien plus tard que l’amour est, à notre étage de la société, au mieux un accident, au pire un parasite à détruire. Ce premier aperçu de cette terrible vérité qui me rattraperait un jour ma laissa si sidéré que je ne saisis tout le drame de ce départ qu’une fois les grilles de Saulaie passées. Père m’emmenait. Nounou n’avait pas seulement préparé mes valises, elle n’avait ignoré que mes souvenirs d’enfance. Père m’emmenait. Ce n’était pas qu’une question de jours, qu’une nouvelle lubie pour asseoir son autorité. Père m’emmenait, pour toujours, loin du domaine, loin de ses bosquets, ses étangs. Jamais plus je ne reverrais Salix et je n’avais pas même pu lui dire adieu. Je contemplai sans pouvoir y croire ma main qui avait effleuré la sienne pour la dernière fois et le souvenir de sa douce écorce sur mes lèvres noua ma gorge, invoquant des larmes amères contre lesquelles je luttai avec la plus grande difficulté.

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