Muse lascive

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Il est presque amusant de constater l’écart drastique qui existe entre le monde de l’enfance et celui des adultes. Les lieux sont pourtant les mêmes, tout comme les personnes, néanmoins ce qui était jusque là innocent, voire invisible à notre regard, prend une toute autre teinte avec l’âge, les mœurs, les codes. Je ne saurais dire quand mon petit monde de jeux et de rires a basculé dans celui de la gêne et de tant d’autres sentiments que je ne comprenais pas alors. Sans doute dès lors que mon corps mua d’enfant à un vague simulacre d’homme, tandis que Salix gagnait en hauteur, branches, formes, courbes... Alors que pour elle tout paraissait identique, l’étiquette et la bienséance qu’on s’évertuait à m’inculquer viciaient peu à peu notre relation.

Pour autant, si Mère s’évertuait à m’introduire auprès de ses connaissances, rencontrant par là même les jeunes filles de bonnes familles alentour, aucune n’arrivait à la cheville de Salix. Elles étaient peut-être douces, calmes, discrètes et toujours bien mises, mais cela ne les rendaient que plus fades, presque transparentes à côté de l’oiseau sauvage qui animait mes journées de ses frasques et sa langue sans détour. Peut-être était-ce à cela que nous ressemblerions sans le regard réprobateur de nos parents, professeurs, chaperons... Quoi qu’il en soit, et même si elle s’amusait à me faire rougir ou grommeler à ce sujet, c’était sans aucun doute pour cela que Salix me fascinait tant. Je ne me souviens pas précisément de chacun de ces moments où la jeune femme s’est joué de mes réactions avec ses provocations, cependant je garde parfaitement en mémoire ce que l’on pourrait le plus qualifier de dispute dans notre longue relation.

Nous étions au printemps, ou peut-être en été. Je me souviens surtout du vent doux qui soufflait et jouait sa mélodie dans les bosquets de saules comme dans la chevelure ou les branches de Salix. Tout à mon écriture, j’imaginais mon amie plongée dans une quelconque méditation tandis que sa voix se joignait à celle de la brise. Perché sur les restes de la souche, dos appuyé au tronc de la jeune femme, je m’étais laissé absorber par les mots, les émotions.

- Muse lascive étendue là, contre l’écorce... Ses courbes charmantes que la mousse renforce... S’agirait-il de moi ?

Avec un sursaut d’enfant pris sur le fait, je claquai mon carnet.

- Ce... Je...

Bredouillant et déjà rougissant de honte, je me figeai quand un bras-branche de Salix glissa en travers de mon torse pour me retenir.

- Regarde-toi, tu es aussi écarlate que ton gilet. Tu sais, je trouve cela plutôt flatteur quand tu écris sur moi...

Le gloussement contre mon oreille provoqua un frisson dans tout mon corps qui disparut, à l’instar du monde autour, lorsque les lèvres de Salix se posèrent sur ma joue. À la saveur étrange de ce contact, à la fois doux et rugueux, succéda la pression particulière de son corps dans mon dos. Reconnaissant la forme de sa poitrine contre mes omoplates, je bondis. Le visage en feu, le cœur tambourinant, je fis volte-face pour rencontrer l’expression amusée de la fautive.

- Arrête de... Tu ne peux pas faire cela !

Salix s’affichait curieuse, néanmoins je connaissais cet éclat dans son regard, avertissement que quelque chose ne lui plaisait pas.

- Quoi donc ?

Encore chamboulé, je trébuchai sur les mots, les pensées. Qu’est-ce qui me dérangeait donc tant dans son comportement ? Son baiser ? Ce n’était pourtant pas le premier depuis notre plus tendre enfance, loin de là. Cependant, ils prenaient des airs de provocation depuis quelques temps. Pourquoi ? Qui avait-il de différent ? Objectivement... rien. Était-ce moi le problème ? Moi qui avais changé ? Et pendant que je me débattais avec moi-même, avec toutes ces choses à la fois étrangères et familières qui grouillaient en moi, Salix attendait sa réponse, branches ancrées à la courbe de ses hanches. Déglutissant avec peine, mon regard remonta jusqu’à ses traits, s’attardant distraitement sur les lignes de son ventre, ses seins, sa nuque. Plus cramoisi encore, je bégayai la première chose qui me passa à l’esprit.

- Ce n’est pas convenable pour une jeune femme de ton âge de te promener ainsi !

- De me promener ? Ainsi ?

La moue de Salix m’avertit de ne pas aller plus loin et je détournai le regard pour m’abîmer dans l’observation de mes bottes.

- Qu’entends-tu par là ?

Piégé par ma propre bêtise, je savais que mon amie ne me laisserait pas m’en sortir à si bon compte. Alors comme le petit garçon devant le jugement sévère de Père, je grommelai.

- Tu sais bien... Enfin... Nue...

J’avais lâché le dernier mot du bout des lèvres et un hoquet indigné lui répondit.

- Nue ? Je suis couverte d’écorce et de mousse des racines jusqu’au bout des branches ! Que voudrais-tu de plus ? Que je me laisse envahir par le lierre ? Le gui ? Suis-je si dérangeante que tu préfères ne plus m’avoir sous les yeux ? Suis-je si horrible que tu souhaites me voir dévorée par les parasites ?

Si cela était possible, je rougis davantage encore. Comment lui expliquer que c’était tout le contraire ? Comment lui avouer que c’était bien plus ce qu’elle éveillait en moi qui me perturbait, non ce qu’elle était ? Je demeurai comme l’imbécile que j’étais une éternité avant de murmurer.

- Tu sais que ce n’est pas ce que je pense...

N’avait-elle pas surpris mes mots après tout ? Ne pouvait-elle comprendre toutes ces choses qui s’agitaient en moi ? Était-elle étrangère à ces sentiments ? Un nœud amer se forma au fond de ma gorge à la pensée suivante. La laissais-je indifférente ? Pourquoi cela me blessait-il donc ? Je n’étais déjà pas certain de comprendre tous les changements qui s’étaient opérés ces derniers temps... Était-ce mon ego qui rechignait à admettre le pouvoir qu’elle avait sur moi quand je n’en avais aucun sur elle ?

- Je suis désolé... J’ai été surpris, c’est tout...

Présenter mes excuses était la seule issue possible pour ne pas risquer de blesser davantage Salix. Toutefois, quand son silence s’éternisa, je risquai un regard dans sa direction et croisai son regard humide. Alors ma gorge de serra un peu plus.

- Tu... tu es très bien comme tu es...

N’obtenant guère de réaction, je trouvai l’audace d’approcher pour écarter les quelques rameaux courts qui lui tombaient sur le visage.

- Tu es parfaite comme tu es...

Le sourire timide qui me répondit me donna tout autant envie de courir m’enfermer dans ma chambre que de l’enlacer. Plus Salix se tenait près de moi, plus elle m’enivrait. Pourtant, j’étais très loin d’imaginer que la distance ne me rendrait que plus avide d’elle encore...

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