La fierté de Père

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Si rien ne pouvait m’empêcher de fréquenter Salix sur le moindre de mes temps libres, et encore moins lui interdire de corriger mes devoirs, la menace sous-jacente de Père comme ma punition mémorable portèrent leurs fruits. Terrifié à l’idée que nous avions frôlé de si près la catastrophe, je m’appliquai dès lors, et durant de nombreuses années, à devenir le fils d’excellence que Père exigeait. Tout était bon pour éviter d’éveiller sa colère ou ses soupçons, y compris me passionner autant que possible pour l’Histoire ou l’économie. Malheureusement pour moi, mon attirance véritable allait bien plus aux lettres, que je m’appliquais à manier avec toujours plus de rigueur, voire à l’esquisse, pour laquelle je débutais sans réel talent, il faut bien l’avouer. Pourtant, avec l’aide de Salix, je devins suffisamment bon dans les domaines qui importaient à Père pour ne plus craindre ses rares visites. Qu’aurait-il pensé s’il avait appris que motivation comme soutien à le rendre enfin fier de moi provenaient tous deux de celle-là même qu’il abhorrait ? Je ne le saurai jamais.

Lorsque monsieur Lambert ne m’ensevelissait pas sous les devoirs inintéressants exigés par les consignes paternelles, il me laissait le loisir d’écrire ce que bon me semblait. Installé sur le coin de souche que Salix n’avait pas encore recouvert en grandissant, je m’échinais à retranscrire avec des mots maladroits, étriqués entre les lignes de mes carnets, le monde que mon amie me faisait découvrir. En vérité, à l’époque déjà, mes mots étaient surtout pour elle, pour ses mains de brindilles et de bourgeons pourtant si habiles, si délicates, pour sa voix de brise, son rire d’oiseau, pour ses traits si expressifs malgré l’écorce de plus en plus épaisse de l’arbre qu’elle devenait. Ces mots encore innocents s’appliquaient également à décrire la science des vents et des pluies que tentait de m’inculquer Salix à l’échelle de mes maigres sens, ou celles des saisons, des sols et des eaux souterraines qui m’échappaient totalement.

Salix, au-delà de la fascination presque mystique qu’elle éveillait en moi depuis le premier jour, était une créature passionnante à cheval sur deux mondes, une fenêtre ouverte sur la vie privée et silencieuse du domaine de Saulaie, sur la nature en général. Et si beaucoup de ses aspects demeuraient un mystère pour moi, cet univers de sons, de sensations, cet ensemble mouvant qui s’adaptait à tout avec ses danses imbriquées les unes dans les autres, me captivait bien plus que celui, de mécaniques et de froide raison, de Père.

Près de dix années après mon arrivée à Saulaie, j’en avais appris tout autant, si ce n’était plus, auprès de Salix que de monsieur Lambert, qui définissaient davantage à eux deux mon univers que ne l’avaient jamais fait mes parents. Mère n’aimait pas le domaine qu’elle jugeait trop éloigné de tout et surtout de l’animation de la ville. M’en voulut-elle d’une quelconque manière d’avoir dû me sacrifier tant d’années ? Quoi qu’il en soit, elle me jugeait encore trop fragile pour rentrer chez nous et il n’était pas question de me laisser seul, même si Nounou Marthe et monsieur Lambert veillaient bien plus sur moi qu’elle.

Je m’imaginais sans doute passer mon existence entière à Saulaie, mais j’étais tombé dans un piège sournois sans le réaliser encore. Car en m’appliquant à me montrer digne de Père afin de préserver Salix, je mettais en branle, à mon insu, les projets de ce-dernier à mon égard...

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