Monsieur Lambert

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Je ne recroisai guère Père durant ce premier séjour parmi nous, mon escapade nocturne m’ayant valu quelques jours de faiblesse à garder le lit quand Père n’était pas occupé à quelque affaire, même à Saulaie. Je conservai toutefois de cette première visite une crainte viscérale à l’égard du sort qu’il pourrait réserver à Salix si je n’étais pas là pour veiller sur elle. Père parti, je me sentis enfin plus serein, plus libre de passer mes journées avec mon amie, et je me fis dès lors la promesse de ne jamais donner à Père l’occasion de blesser Salix ou même de nous séparer. À chacune de ses visites, je serais le gentil fils irréprochable qui obéit aux ordres, quels qu’ils soient. En son absence, en revanche, j’oubliais contraintes et menaces au profit des jeux avec mon amie.

À cet âge, j’imaginais que ma vie serait toujours ainsi, partagée entre rires à l’ombre du bosquet de saules et repos forcé dans mon grand lit. Or Père y avait fait irruption et, comme toujours, son passage, même bref, avait une fois encore chamboulé mon petit monde. Quatre jours après le départ de Père, je rencontrai monsieur Lambert, mon précepteur. Ses cheveux grisonnant et son air sévère me faisaient bien trop penser à Père, en plus âgé, pour que je ne fusse pas aussitôt impressionné. En vérité, je doutais même, la première semaine écoulée, de l’apprécier un jour. Non content de me reprendre sans arrêt sur mon phrasé, mes attitudes, mes nombreuses erreurs d’érudit débutant, il diminuait drastiquement, par sa présence et ses exercices, mon temps libre, mon temps passé aux côtés de Salix.

Pourtant au fil du mois, et surtout de mes progrès, j’en vins à grandement apprécier mon professeur. Monsieur Lambert paraissait tout savoir, sur tout, tout le temps. Peu importaient mes questions, même les plus farfelues recevaient une réponse. Ce fut également grâce à lui que je découvris la seconde passion qui animerait mon existence : les lettres. Il n’était pas encore question pour moi de les manier comme je le ferais plus tard, toutefois la lecture était un premier pas dans ce monde qui m’engloutit tout entier. Mes journées alité m’apparurent bien moins interminables dès que je pus me pencher sur les ouvrages les plus accessibles de la bibliothèque du domaine. Et ce n’était pas tout. Salix ne pouvant s’exprimer avec son étrange voix, du moins pas à notre manière, je me mis en tête de lui apprendre à mon tour l’art de la lecture. Je m’étais imaginé qu’avec le temps, elle pourrait écrire ses pensées, nous pourrions enfin nous comprendre au delà des rires et des jeux partagés. J’étais si curieux de son existence, de son monde. Je voulais tout connaître d’elle et je pensais avoir trouvé la clef de ce savoir. En vérité, j’allais obtenir beaucoup plus.

Monsieur Lambert se révéla également compétent au-delà de ce pourquoi il avait été engagé, dès les premières semaines. Il me faisait classe tous les après-midi, aussi arrivait-il au domaine sur les coups de quatorze heures. Je profitais donc toujours d’un peu de temps pour Salix entre le déjeuner et le début de mes leçons. Ce jour-là, Nounou Marthe m’avait révélé la manière d’obtenir un bateau d’une feuille de papier et je trépignais de montrer à Salix comment le frêle esquif pouvait voguer. Une simple démonstration pour lui faire découvrir tout l’intérêt de cette création avant d’en demander un second à Nounou Marthe le lendemain pour que nous puissions organiser des courses.

Mon idée se révéla bien moins réjouissante que prévu quand, une fois aux côtés de Salix, je réalisai que le point d’eau le plus proche était bien trop éloigné pour être à portée de mon amie. Voilà qui ruinait mes plans de régate, nullement mon projet de mise à l’eau. L’étang était hors d’atteinte, mais dans son champ de vision tout de même. Tout à mon enthousiasme débordant, je présentai mon navire à Salix avant de courir au point d’eau. Avec tout mon sérieux d’enfant appliqué, je pataugeai jusqu’à avoir l’eau aux chevilles avant de m’accroupir pour déposer délicatement mon fameux voilier en pleine mer. Quelques souffles d’encouragement plus tard, il s’élança à la conquête des flots sous mes applaudissements. Le rire ravi de Salix portait jusqu’à moi et, galvanisé par son enchantement, je m’enfonçai jusqu’aux genoux afin de le pousser plus loin. Ce fut sans compter une vilaine brise farceuse : elle coucha sans pitié mon bateau qui commença à prendre l’eau. Avec un cri indigné, je m’élançai à son secours. Je ne sais ce qui me traversa la tête ce jour-là. Sans doute imaginais-je que tout point d’eau avait la profondeur d’une flaque. Ou peut-être l’eau opaque et recouverte de plaques de lentilles m’avait-elle trompé. Quoi qu’il en soit, il advint ce qui devait arriver. M’entravai-je dans le fond envahi de végétation ou glissai-je dans un trou plus profond ? Je me souviens seulement m’être retrouvé sous la surface sans comprendre ce qui m’arrivait. Après une éternité qui ne dura certainement pas plus de quelques secondes, j’inspirai le liquide et tout mon corps comprit soudain le danger. Je me débattis un temps infini pour rejoindre la surface, mais je n’arrivais qu’à vaguement cracher et inspirer, pas toujours à l’air libre. J’étais trop terrifié pour entendre les cris d’alerte de Salix, mais je l’apercevais par moments, se débattant inutilement pour m’atteindre. De mon côté, j’avais beau étendre mon bras au maximum, je ne pouvais l’effleurer.

Je garde seulement en mémoire la terreur, le froid et cette terrible pensée que Père jugerait Salix responsable. De la suite, je ne connais que ce que l’on m’a raconté : étonné de ne pas me trouver en classe à son arrivée, monsieur Lambert était sorti à ma recherche et des bruits de lutte l’avaient amené jusqu’à moi. Pour tous, mon précepteur m’avait sauvé la vie à peine débutait son service, mais je sais parfaitement à qui je dois ce sauvetage. Salix refusa dès lors de me voir approcher du point d’eau et, pour ne pas l’inquiéter davantage, je refusai dans un premier temps l’offre de monsieur Lambert de m’apprendre à nager. Je suppliai cependant Mère de ne point informer Père de l’incident. Je ne sus jamais si elle le fit ou non, toutefois mon amie ne fut jamais inquiétée. De même que son existence demeura un secret pour mon précepteur puisqu’il assurait que c’était mes éclaboussures désespérées qui l’avaient alerté, non la voix particulière de mon amie. Comment aurait-il pu soupçonner l’aide d’une fillette-arbre après tout ?

Je n’ai jamais su si Salix avait seulement été trop jeune jusque là pour s’exprimer avec des mots ou si nos exercices de lecture partagés lui avaient finalement ouvert les portes d’un monde qu’elle ne pouvait qu’effleurer avec mes discours sans queue ni tête d’enfant trop enthousiaste. À moins que ce ne fût son incapacité à appeler clairement à l’aide ce terrible jour qui ne l’ait marquée plus profondément que je ne l’avais pensé alors... Le fait est qu’un an après l’arrivée de monsieur Lambert à Saulaie, nous avions dévoré tous les ouvrages que nous étions en âge de comprendre et, surtout, Salix parlait ! Des phrases courtes et maladroites qu’elle prononçait laborieusement de sa voix fluette de brise et d’oiseau, mais chaque mot était un trésor pour l’enfant fasciné que j’étais.

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