Partie I

11 minutes de lecture

Lorsque de très bon matin, Bartosz Korczac revint à son petit village à la suite de longues années d’absence, il retrouva son logis dans une déferlante de sentiments contradictoires. Sa soif d’aventure l’avait conduit aux quatre coins du monde et il rêvait de voyager encore, mais une profonde fatigue avait altéré subitement sa volonté et le besoin de faire une pause revigorante le convainquit de réintégrer sa patrie. C’est donc avec une certaine amertume qu’il franchit le seuil de sa modeste demeure assiégée par le temps, même si la vision de ce lieu presque inchangé lui embauma passagèrement le cœur. Les souvenirs bienheureux qu’il conservait de cet endroit le délivrèrent de sa morosité tandis qu’il se hasardait à déposer ses affaires dans le salon poussiéreux dont l’obscurité et l’odeur de renfermé l'invitèrent à déployer les volets et ouvrir les fenêtres. Un grand ménage s’imposait ; la saleté régnante lui provoquait des quintes de toux abominables. Il s’y attela sans délai, quoique grossièrement ; les environnements malpropres ne lui posaient pas de grande contrariété ; ses aventures lui avaient octroyé plus de modestie dans ses exigences de confort et les expéditions en pleine nature ne permettaient pas d’être impeccable en toute circonstance. Pour cette raison d’ailleurs, il conservait maintenant une apparence négligée, jurant ainsi avec ses habitudes d’autrefois où on ne l’aurait jamais surpris en public avec une chemise froissée. Le quarantenaire arborait désormais une longue chevelure châtain désordonnée qui lui tombait pratiquement sur les épaules, une barbe hirsute dépourvue de tout entretien et portait une moitié de costume à carreaux vilainement tâchée et plissée. En somme, une allure de vagabond propre à répugner les bonnes gens. La corvée ménagère expédiée, il rangea sommairement ses affaires et déposa le portrait souriant de sa mère sur son bureau. Bien déterminé à poursuivre le récit de son odyssée pendant sa villégiature, il prépara en avance son carnet de notes et son stylo. Son regard se hasarda alors sur la croix chrétienne accrochée au-dessus de la porte ; une moue indescriptible déforma son visage. Il retira l’objet ; répéta l’opération dans chaque pièce de la maison ; déposa le tout dans un carton au grenier, et se sentit mieux. Quand il revint dans son cabinet de travail, il fronça les sourcils ; le portrait exposait maintenant une version attristée de sa mère. Convaincu qu’il s’agissait d’une hallucination, il ferma les yeux et se secoua la tête. En les rouvrant, tout était parfaitement normal. Soulagé, l’aventurier décida de prendre un peu l’air avant que le village ne se réveille et qu’il ne doive répondre aux questionnements de ses habitants.

C’est sans prendre la peine de se changer que l’écrivain prit ensuite le chemin du cimetière d’un pas nonchalant. La température était particulièrement fraiche en cette fin d’automne et le pauvre Bartosz avait perdu l’habitude de supporter le climat continental depuis ses nombreux séjours dans les pays du sud. Des filets de vapeurs sortaient de sa bouche ; il grelotait légèrement. Le soleil commençait à poindre lorsqu’il traversa l’allée principale encore endormie à cette heure ; ses faibles rayons adoucissaient à peine l’atmosphère, mais leur présence donnait un charme particulier au paysage. Sur la grande place, le vieux chêne se dressait toujours à côté de la vaste fontaine de pierre, inactive à cette période de l’année. Toutefois, l’arbre avait incontestablement perdu de sa superbe depuis la dernière fois qu’il avait eu l’occasion de l’observer. Totalement dégarnis, ses branchages tortueux lui conféraient une allure sinistre, presque terrifiante. Après en avoir fait rapidement le tour par curiosité, l’aventurier constata à regret qu’il était mort. L’écorce demeurait presque intacte néanmoins et on pouvait encore y voir les différentes déclarations amoureuses de certains jeunes gens. Tandis qu’il parcourait les inscriptions du doigt avec une certaine nostalgie, il s’arrêta brusquement sur l’une d’entre elles la mâchoire crispée ; la relecture de ces mots engendrait chez lui un sentiment douloureux de culpabilité et de honte. Ce souvenir ne lui plaisait pas. Il eut tout d’un coup l’impression que l’air se faisait plus froid et pénétrant pendant que la désagréable impression d’une présence invisible s’installait dans son esprit. Tournant fébrilement la tête en quête de cet être qu’il devinait tout proche, l’écrivain prit finalement la fuite à l’instant où il entendit une voix féminine d’outre-tombe murmurer son prénom dans le vent. Momentanément glacé d’effroi par cette manifestation de l’étrange, il dut se convaincre qu’il ne s’agissait là que du fruit de son imagination pour reprendre contenance. Quand, un peu désarçonné, il arriva enfin au champ du repos, Bartosz rechercha la tombe de sa mère. Son exploration fut toutefois interrompue de manière inopinée :

« Vous n’auriez pas dû revenir, Korczac »

L’interpellé se retourna aussitôt ; Pawel Lewinski, le prêtre de la localité, le jaugeait d’un regard dur, presque glacial. De toute évidence, le religieux portait quelques griefs contre lui – et il se doutât bien desquels –, car sa mémoire se rappelait d’un homme simple d’une grande bienveillance, quoique parfois un peu sec et intransigeant. Bien qu’il n’eut aucune envie de dialoguer avec lui, l’homme de lettres s’efforça de le saluer respectueusement avant de lui tourner à nouveau le dos en espérant obtenir la paix. L’ecclésiastique, cependant, n’envisageait pas cette option et reprit plutôt :

« Votre mère a longtemps pleuré votre départ et la rupture de votre serment, savez-vous ?

— Ce n’est pas très étonnant, c’était une femme très sensible… », répondit le concerné agacé par la litanie de reproches qui s’annonçait.

« Vous l’aviez surtout plongé dans l’embarras par votre inconséquence. Les Cyganek…

— Gardez donc vos petites histoires, mon Père, je ne suis pas d’humeur à vous entendre conter des drames de bonnes femmes qui datent de dix ans, le coupa sèchement l’aventurier.

— Vous allez les écouter au contraire… Ayez donc le courage de connaitre la désolation que vous avez semée à défaut d’en avoir pour respecter vos engagements devant Dieu et devant les hommes » répliqua Lewinski sur le même ton.

Conscient qu’il s’était emparé de l’attention de Bartosz par ces derniers mots, il se rapprocha de lui pour mieux l’étudier en exposant les faits du passé. La mine grave, il énonça calmement et sans ambages :

« Lorsque la belle Izolda Cyganek appris que vous l’aviez abandonné et par la même rompu vos fiançailles, son chagrin fut si grand que personnes ne parvint à la consoler… Elle vous aimait à en mourir, Korszac, et vous vous êtes montré indigne de son amour… Une semaine plus tard, nous l’avons retrouvé pendu au Grand Chêne ; elle s’était donné la mort durant la nuit. Nous avons eu beaucoup de peine à la détacher ; ce jour-là, une tempête presque surnaturelle s’était déchaînée sur le village. Naturellement, cet évènement a marqué tous les habitants ; plus personne ne se promet en mariage devant cet arbre depuis lors. Il a dépéri peu de temps après ; il porte la marque du deuil »

Il marqua une pause ; l’écrivain peinait à contenir son malêtre et une sincère expression affligée redéfinissait ses traits. Ses lèvres tremblaient d’hésitation ; il souhaitait dévoiler ses motivations de l’époque, mais les sachant lâches et enfantines, l’humilité et le bon sens lui recommandaient simplement le silence. Bien que son comportement attestait du contraire, il avait aimé sincèrement Izolda ; son suicide l’affectait beaucoup et il sut désormais que son souvenir ne cesserait de le hanter pour lui rappeler sa faute. Il ne regretta pas ses actes passés cependant ; sans cela, il savait qu’il n’aurait jamais eu la chance de voir le monde et se serait retrouvé contraint à une vie parfaitement rangée et sans saveur. Dans le fond, que pouvait bien valoir une morte face à tous ces plaisirs exquis auxquels il avait gouté ? Cet égarement de la pensée le couvrit de honte. Le mutisme prolongé de l’aventurier encouragea le prêtre à poursuivre de son ton monocorde et incisif.

« Très affecté par le décès de sa fille, Tobiasz jura de vous ôter la vie à votre retour… Voyant néanmoins que vous ne reveniez pas malgré l’écoulement de plusieurs années, il décida tristement de se faire justice autrement. L’ampleur de son affliction était telle… qu’il se rendit chez votre mère pour punir celle qui avait engendré le démon de ses malheurs… »

Traumatisé par ce qu’il venait d’entendre, l’écrivain plongea subitement son regard dans celui du conteur.

« Oui. Contrairement à ce qui vous a été indiqué dans la lettre pour vous ménager, la vie de votre mère s’est achevée sous un couteau… » insista le prêtre sans la moindre empathie.

Bouleversé par ces révélations, Bartosz manqua de tomber à genoux. Il ouvrit la bouche, mais rien n’en sortit, tant sa gorge nouée par l’émotion refusait de répondre.

« Après cela, Tobiasz fut arrêté, bien évidemment. Cependant, au vu de son état psychologique, le tribunal décida qu’on le conduisit dans une maison de fous. Il doit certainement toujours s’y trouver. Quant à sa femme et sa seconde fille, elles déménagèrent peu de temps plus tard pour la ville ; nous n’eurent plus de nouvelles d’elles à compter de ce jour… »

Envahi par une horde d’émotions qu’il ne parvenait à ordonner, l’aventurier préféra déserter les lieux sans adresser un regard à l’ecclésiastique. La démarche peu assurée, les mains tremblotantes, le dos vouté sous le poids de la culpabilité ; il reprit le petit chemin tête baissée, tel un réprouvé.

« Ah ! Une dernière chose, Korczac… » interpella le religieux.

Bartosz s’arrêta sans se retourner, attendant le coup de grâce.

« Quand vient la nuit, je vous conseille de bien clore vos fenêtres et de porter des bouchons d’oreilles ; aucun bruit de l’extérieur ne doit vous parvenir »

Stupéfait par cette curieuse requête, l’écrivain mit un long temps avant de réagir. Finalement, recouvrant l’usage de la parole face à ce qui lui semblait être de la superstition motivée par des croyances absurdes, il demanda simplement d’un air harassé :

« Pourquoi m’enjoignez-vous cela ?

— C’est ce que je recommande à chaque pécheur de cette bourgade ; et comme les résidents sont suffisamment dignes et intelligents pour s’estimer de cette catégorie, ils appliquent consciencieusement cette recommandation »

L’homme de lettres retint un commentaire sarcastique et désobligeant.

« Puis-je savoir à quoi peut bien servir cette pratique pour le moins insolite ? Que craigniez-vous donc d’entendre durant la nuit ? Hormis le hurlement d’un loup, le bruissement des feuilles chahuté par le vent, le hululement d’un hibou, la pluie qui s’abat sur les toits des maisons ou que sais-je encore de si anodin ?

— Il s’agit d’une simple précaution pour se prémunir du mal…

— Quel mal ? Vous délirez ! Votre foi vous conduit à l’ineptie ! » s’insurgea l’aventurier brusquement plus virulent, voir haineux dès qu’il était question de religion.

« Accordez-y du crédit ou non, mais pour votre bien, il vaut mieux que vous ne soyez jamais confronté à ce que vous pourriez découvrir dehors à minuit en ne respectant pas mon avertissement.

— Oui, bien sûr, oui… Et à quoi sommes-nous censés être confrontés à cette heure tardive ? Arrêtez un peu ! Ne voyez-vous donc rien ? Votre dévotion vous aliène ! Cessez vos divagations fantastiques et revenez sur Terre. Regardez-moi ! Je suis libre de toutes ces croyances archaïques... J'ai abjuré…

— Je sais, déclara abruptement Lewinski, et contrairement à ce que vous imaginez, vous êtes seulement libre de vous perdre sur les sentiers de la dépravation »

D’humeur imperturbable malgré les propos injurieux du blasphémateur, l’ecclésiastique repartis dans la maison de Dieu sans s’expliquer davantage, laissant là un Bartosz hébété par ses dernières paroles. Au bout du compte, ce dernier trop secoué par sa conversation avec le religieux, oublia ce pour quoi il était venu et éprouva l’envie immédiate de se réfugier chez lui. Au retour, il ne put s’empêcher de jeter un œil craintif au Grand Chêne, mais ne s’attarda pas cette fois-ci, car dans son onirisme, il crut percevoir furtivement la silhouette de la trépassée suspendue à ses branches. Loin d’en avoir terminé, le calvaire continua en atteignant son logis ; un petit regroupement de villageois ayant appris son retour patientait froidement devant sa porte. Ils le scrutèrent sans dire mot tandis qu’il arrivait d’un pas incertain et angoissé ; leur attitude crispée et leur visage défiguré dans une expression pleine d’hostilité et de rancœur les rendaient particulièrement menaçants. Lorsqu’il passa à côté d’eux, l’ambiance lourde de malveillance le comprima à un point tel qu’il peinait à reprendre son souffle. Les mains moites, il chercha fiévreusement ses clefs dans les poches de son pantalon sous les regards fielleux ; fit tombée maladroitement son trousseau sur le sol ; se courba vélocement pour le ramasser ; le fit choir une seconde fois en s’efforçant de distinguer la bonne clef, et lorsqu’il l’inséra enfin dans la serrure, il se réfugia à l’intérieur sans demander son reste. En passant devant une fenêtre de son salon, il constata avec horreur que les résidents se tenaient toujours là et l’observaient vilainement à travers la vitre. Alors qu’il les fixait du regard, leur figure grossière paraissait se transformer en de hideuses créatures chtoniennes ; leur tête s’étirait progressivement jusqu’à déformer entièrement la partie inférieure de leur visage en un fondu inquiétant tandis que leurs yeux augmentaient de volume et semblait sortir de leur orbite. Cette vision cauchemardesque le paralysa pendant un bon moment jusqu’à ce que l’un d’eux pointe son doigt vers lui d’un air accusateur et un autre crache brusquement sur le carreau. Bartosz recula instinctivement face à l’agression et se retira dans son bureau à l’étage. Il lui fallut bien une heure pour recouvrer ses esprits et se persuader que tout ceci n’était que le reflet de son imagination.

Les jours suivants, il sortit très peu de chez lui ; il aimait mieux rester cloitré de la sorte malgré ses désirs de liberté plutôt que d’affronter à nouveau une horde de malfaisants. Isolé dans son cabinet de travail, il passa l’essentiel de son temps à écrire le récit de ses voyages en orient. L’évocation de ses souvenirs lui accordait une parenthèse enchantée durant laquelle il se voyait revivre toutes les scènes qu’il décrivait, lui permettant ainsi d’oublier momentanément le véritable contexte dans lequel il devait malheureusement évoluer. Pawel Lewinski ne le revit plus au cimetière ; il ne l’aperçut pas davantage à la messe – ce qui ne manqua pas d’indigner les fidèles, mais ne l’étonna point – ; d’ailleurs, il ne le croisa plus, tant l’écrivain prenait soin à l’éviter. Il aurait pu frapper à sa porte ; cependant, il savait que sa démarche serait vaine pour raisonner l’impie et que son destin dépendait maintenant de la volonté de Dieu… ou du Démon. Comme le désespérait le prêtre, l’homme de lettres ne suivit pas son conseil ; il passa même chacune de ses nuits à braver toujours un peu plus l’interdit ; d’abord en restant parfaitement éveillé jusqu’à l’aurore, puis en guettant par la fenêtre ensuite, et enfin en sortant effrontément de sa demeure en riant tel un dérangé. Ayant sur le coup constaté avec satisfaction que la mise en garde du religieux n’était qu’une conviction imbécile de plus, il fut subitement pris de remords, car malgré ses revendications sacrilèges, il avait vérifié ce qui relevait de l’évidence… En fin de compte, sans en avoir véritablement conscience sur le moment, il avait donné foi aux allégations de l’ecclésiastique. Il se trouva bien ridicule lorsqu’il le réalisa et ne s’en soucia plus depuis lors. Les semaines qui suivirent ne furent pourtant pas moins troublantes ; Bartosz éprouvait d’intenses difficultés à se reposer sans subir un déferlement de cauchemars morbides et ses journées s’accompagnaient d’hallucinations diverses tout aussi dérangeantes. L’isolement le guidait vers la folie et il se convainquit que s’il restait trop longtemps sur ces terres maudites, il finirait bien par perdre la raison. Il devait reprendre son statut d’errant et quitter son pays, sans doute définitivement cette fois. Sa halte n’avait que trop duré. Cette conclusion faite, il s’attela à mettre ses affaires en ordre ; prépara sa prochaine destination ; vendit au rabais la demeure de sa mère ; et se débarrassa de ses effets personnels devenus inutiles. Ces mesures prises lui apportèrent un regain de sérénité bienvenu et le village se montra tout à coup moins oppressant à ses yeux. À l’image des autres résidents – quoique ce ne fût pas exactement pour les mêmes motifs –, Lewinski se réjouit d’apprendre ses intentions et lui rendit brièvement visite pour le féliciter de sa démarche.

Annotations

Vous aimez lire Xénophée ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0