Partie II

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La veille de son départ, l’aventurier retrouva sa gaieté naturelle et c’est en toute quiétude qu’il s’endormit ce soir-là, bien que pressé d’être déjà au lendemain. La nuit ne fut pas moins agitée par ses habituels cauchemars toutefois, et il finit par prendre peur de s’endormir. Allongé dans son lit, il fixait le plafond en espérant que le temps passe vite. Ne supportant guère longtemps cette position statique, il se leva au bout d’un moment, le pyjama trempé de sueur, et, dans son besoin d’air frais, ouvrit en grand la fenêtre de sa chambre. Le vent glacial qui s’engouffra par l’ouverture le fit grelotter, mais comme il semblait retrouver ses esprits, il préféra rester ainsi. La vue donnait sur une petite plaine poudrée de neige au bout de laquelle se dressait la grande forêt d’épicéa, toujours sombre et mystérieuse malgré la luminosité peu commune qu’offraient la pleine lune et les étoiles cette nuit-là. La pleine lune… Bartosz fronça les sourcils lorsqu’il arrêta son regard dessus ; de mémoire, il jurait que le calendrier annonçait non pas une pleine, mais une nouvelle lune. Estimant qu’il s’agissait là encore d’un mauvais tour de sa psyché délirante, il ferma les yeux un instant. Quand il les rouvrit cependant, la manifestation insolite se tenait toujours là, plus éclatante que jamais. Néanmoins, avant qu’il n’ait le temps de se croire complètement fou, une autre curieuse lumière attira son attention au loin, aux alentours de l’église : une lampe-tempête à bout de bras, ce qui paraissait être le fervent Pawel Lewinski empruntait le sentier conduisant à la Grande Place. Curieux de savoir ce que pouvait bien fabriquer cet illuminé à une heure pareille, l’écrivain fut tenté de rejoindre l’extérieur pour l’espionner, mais la paresse le fit se raviser. En compensation, il marmonna tout son mépris pour le personnage qu’il jugea hypocrite et affabulateur.


Alors qu’il allait refermer la fenêtre après s’être convaincu qu’il devait essayer à nouveau de se reposer, un son étrange porté par la brise parvint à ses oreilles. Il stoppa net ses mouvements, les muscles crispés et tous ses sens en alerte, prêts à l’entendre une nouvelle fois, mais le vent retomba, et ce qu’il transportait avec lui. Perturbé, l’homme de lettres acheva finalement son geste et retourna se coucher. Le sommeil le submergea hâtivement ; pourtant, il n’eut pas la paix qui s’accordait généralement avec cet état. Des visions horrifiques et chaotiques l’assaillirent derechef jusqu’à se stabiliser sur l’image nette d’un lac gelé à flanc de montagne, sur lequel se déployait en cercle une danse diabolique de créatures biscornues mi-humaines, mi-animales. En son centre, un être d’une laideur et d’une malfaisance insoupçonnable se positionnait dans une attitude méditative ; ses yeux rouges vifs balayèrent la scène, puis se posèrent lentement sur l’intrus pétrifié d’épouvante par la puissance maléfique que dégageait ce regard. Un sourire abominable étira son visage bouquetin, visiblement satisfait d’avoir accompli une obscure mission. Il se leva ; les monstres cessèrent leur chorégraphie diabolique ; et il s’avança progressivement vers le nouveau venu qu’il s’apprêtait à accueillir chaleureusement dans sa communauté. À mi-chemin, une douce musique enveloppa subitement le tableau, et les abominations se métamorphosèrent en d’élégantes silhouettes luminescentes. L’atmosphère du rêve devint apaisante, et même le Démon présentait désormais une belle apparence tandis qu’il offrait une délicate main rassurante à Bartosz. Ce dernier étudiait la nouvelle figure angélique d’un air dubitatif ; ces précédentes allures de bouc difforme, maculé et méphitique exhibaient maintenant les contours graciles d’une femme opalescente et une délicieuse exhalaison de champ fleurie flottait dans l’espace. Assuré par l’absence de danger que représentait la vénus en face de lui, l’écrivain tendit le bras à son tour pour accepter son offre, mais alors qu’il se trouvait à quelques centimètres de sa peau lactée, le hennissement soudain d’un cheval le tira brutalement de sa situation hypnotique.


La main sur le cœur, l’aventurier, ruisselant de transpiration, tentait de reprendre ses esprits en scrutant chaque recoin de sa chambre. Lorsqu’il retrouva une respiration normale, il s’immobilisa soudainement sous les draps ; l’étrange mélodie du songe résonnait encore dans la réalité ; lointaine, mais néanmoins perceptible. D’un bond, il se précipita à la fenêtre et l’ouvrit pour la deuxième fois de la nuit ; là, transportée aléatoirement par le vent capricieux, il pouvait l’entendre plus distinctement. Désirant définir s’il s’agissait encore d’une illusion ou d’un évènement concret, Bartosz se pressa dans le vestibule, enfila une veste et une paire de chaussures qu’il ne prit même pas la peine de lacer, et prépara une lampe-tempête en accéléré. Son impétuosité manqua de mettre le feu à son domicile, mais ce type de considération était bien secondaire en cet instant. Aussitôt dehors, il s’engagea instinctivement en direction de la Grande Place sans vraiment en déterminer la raison, comme guidé par une force surnaturelle. Tandis qu’il s’approchait, il percevait plus nettement le son d’une flûte à la tonalité particulière. L’homme de lettres se prit à imaginer Pawel Lewinski derrière cet air musical pour donner une authenticité à ses fables horrifiques et un sourire ironique étira ses lèvres à cette seule pensée ; l’idée de confondre ce saint homme et de l’exposer comme un misérable tartuffe devant tout le village motiva doublement l’écrivain.


Cependant, ce ne fut pas le religieux qu’il découvrit… Ce ne fut rien de ce qu’il était prêt à concevoir en vérité… Sous les ramures du chêne visiblement en parfaite santé, une bête fabuleuse l’examinait de ses yeux bleu pâle. Tenant à la fois de la chèvre et du bucéphale, son corps équin d’une blancheur nacrée se terminait sur des sabots fendus recouverts en partie par d’imposants fanons scintillants ; sa majestueuse crinière ondulée lui tombait jusqu’au coude et sa queue traînait légèrement sur le sol. Une longue barbiche ornait sa tête chevaline et une grande corne torsadée enluminait son front d’argent. Bartosz resta béant de stupéfaction et d’admiration devant ce palefroi de conte de fées. S’il était toujours convaincu que l’avertissement du prêtre ne trouvait aucun fondement, il n’en demeurait pas moins qu’une manifestation du surnaturel se tenait bel et bien face à lui. Certainement, l’ecclésiastique prenait soin de dissimuler l’existence d’une telle créature pour s’en octroyer exclusivement les grâces ; tel fut la conviction profonde de l’aventurier. Avec prudence, il s’avança sous le regard aiguisé de l’objet convoité ; toutefois, comme il le sentait prêt à se volatiliser par son insolente témérité, Bartosz stoppa à mi-chemin. L’animal, figé et méfiant, attendait la suite. De sa position, l’homme de lettres tendit une main hésitante pour inciter la licorne à venir d’elle-même, mais elle ne paraissait pas très accueillante. Se rappelant certains récits fantastiques, il comprit à contrecœur qu’il mettrait beaucoup de temps à obtenir sa confiance ; si la légende disait vrai, seules les vierges pouvaient les approcher sans peine. Durant son interminable attente, le bras ainsi levé, il put détailler complètement la créature. Fasciné, il identifia que la surprenante musique mélancolique qu’il avait temporairement oubliée devant sa découverte émanait de la corne de l’animal dont les multiples perforations libéraient un son particulier à chaque passage du vent.


Soudain, la créature, manifestement satisfaite de sa patience, fit un pas vers lui, puis courba la tête ; ce que Bartosz interpréta comme un signe de salut. Ravi, celui-ci se risqua un peu plus, mais fut vite stoppé dans son élan avec amertume ; la licorne ne le laissait pas approcher. Elle renâcla alors qu’elle remettait de la distance entre eux, puis s’inclina à nouveau et reprit son calme. Déconcerté par cette attitude qu’il ne comprenait pas, l’écrivain, dans sa grande ignorance, choisit de lui rendre son hommage. Le quadrupède parut un moment plus attentif, mais cela n’était visiblement pas suffisant ; il s’ébroua d’exaspération et répéta le geste pour la troisième fois. Devenant irritable à son tour sous l’effet du caractère délicat et indéchiffrable de la bête, Bartosz pesta durement :


« Quoi ? Qu’est-ce que tu veux à la fin ? »


Pour couronner son irrévérence, il franchit abruptement les quelques pas qui les séparaient, bien décidé à toucher enfin l’apparition. C’était sans compter sur l’indignation de la licorne qui se cabra vivement à son approche en émettant un hennissement strident alors qu’un éclair que rien ne présageait déchira furtivement le firmament. Quoiqu’il s’y attendait, le caractère menaçant de la révolte fit choir l’insolent sur le coup ; sa lampe se brisa sur le sol et le feu qu’elle protégeait en son sein mourut aussitôt. Privé de sa propre lumière, il pouvait néanmoins encore distinguer nettement ce qui l’entourait grâce à la clarté inhabituelle de la nuit et celle que répandait la douce aura de la créature. Malgré son élan courroucé, celle-ci paraissait maintenant plus paisible, presque nonchalante, et ne lui accordait plus un regard. Non sans crainte, il réitéra son audace plus délicatement cette fois, et voyant qu’elle ne protestait plus, osa le sacrilège ultime en posant une main sur son encolure de cygne. À cet instant même, la robe immaculée de l’animal perdit de son éclat et se mua en bleu nuit sous la paume de Bartosz jusqu’à recouvrir progressivement l’ensemble de son corps tandis que ses crins se paraient de la noirceur du corbeau. La lune disparut subitement, les étoiles s’assombrirent, le vieux chêne accueillit la mort une nouvelle fois dans une série de craquements lugubres, le vent retomba, la musique s’arrêta et il ne resta plus qu’une atmosphère lourde et pleine de terreur. Inquiet, l’écrivain analysa les alentours ; le remords l’empoigna d’avoir aussi délibérément offensé le sublime, mais le mal était fait. Alors qu’il s’égarait dans les tourments de la conscience, le pas de course d’un homme derrière lui le tira brusquement de sa réflexion.


« Hé ! » l’interpella-t-il dans l’espoir qu’il s’immobilise.


L’inconnu ne lui accorda aucune attention et se volatilisa dans les ténèbres. Bien qu’il ne put le reconnaitre, Bartosz portait l’intime conviction qu’il s’agissait là du Père Lewinski. Cette certitude qu’il nourrissait le fit sortir de son alarme, et finalement trop avide de couvrir d’opprobre le religieux, il endossa le manteau du profanateur suprême en s’installant sur la bête. Imperturbable, l’animal le laissa s’exécuter et lui prêta même obéissance lorsqu’il lui commanda de se rendre à l’église. Sa docilité s’arrêta toutefois à mi-parcours, et sans égard pour son cavalier, elle bifurqua en direction de la sortie du village. Agacé, l’aventurier tenta de la corriger, mais elle maintint son cap en trottinant. La bourgade derrière eux, elle passa au galop, puis coupa à travers la plaine en direction de la forêt malgré les protestations de l’écuyer. Sa corne se remit à chanter dans l’action, mais loin d’être aussi doux que précédemment, la mélopée sonnait davantage comme un cri cinglant. L’animal pénétra dans la sylve sans ménagement et ce fut véritablement le début de l’enfer pour le pauvre homme. Les multiples branchages lui flagellèrent durement le visage jusqu’à l’entailler profondément en certains endroits et son épais manteau ne lui épargnait pas la douleur en dépit de sa modeste résistance.


Quant à la licorne, elle n’était pas plus en reste ; sa peau présentait plusieurs lacérations sanguinolentes et ses crins s’arrachaient par touffes entières au moindre obstacle. La terre boueuse agitée par ses sabots souillait la moitié de son pelage et plusieurs grosses éclaboussures atteignirent l’aventurier gémissant en pleine figure. Il s’essuya d’un revers de manche pour mieux réceptionner la vague suivante, recommença, et recommença encore jusqu’à devenir fou et à se perdre en hurlement. Le cauchemar dura un long moment et lorsqu’ils sortirent enfin du bois, l’un et l’autre semblaient au bout de leur existence. Leur chair meurtrie et recouverte en partie par la fange suintait de tous les côtés ; leurs membres fatigués et ankylosés par le supplice parvenaient à peine à effectuer un mouvement ; les vêtements de Bartosz étaient en lambeaux et le corps de la bête si lacéré qu’on pouvait voir le muscle à vif à quelques endroits. Profitant de cette brève accalmie, il tenta de descendre de sa monture, mais ses jambes refusèrent d’obtempérer. En désespoir de cause, il voulut s’écrouler naturellement sur le sol en se penchant vers la gauche ; l’opération n’eut pas plus de succès ; il était maintenu en place par une force inconnue. La panique le submergea ; des pleurs fluaient sur ses joues crasseuses et torturées tandis qu’il se rappelait la mise en garde du prêtre dont il s’était si ardemment moqué ; il gémissait. Implorant, il leva les yeux au ciel comme s’il espérait une faveur divine inopinée. Elle ne vint pas ; pourtant, l’annonce de l’aube lui apporta une lueur d’optimisme. La voûte céleste s’éclaircissait, chassait peu à peu les ombres de la nuit et l’effroi qui l’accompagnait ; le mauvais rêve devint dès lors plus acceptable, moins redoutable, presque inoffensif. Cette impression s’effaça incontinent quand il croisa l’œil glacé de la bête déchainée ; la géhenne n’allait pas s’achever sur ces notes de souffrance ; ce n’était que le début du voyage. Au bout de la campagne herbeuse, une autre étendue boisée les appelait. Sur les cimes des arbres, le croassement des corbeaux accompagnait l’avancée des deux âmes vagabondes d’une symphonie funèbre.


Une nuée surgit bruyamment à la lisière, tapissa l’éther d’une parure de plumes sombre, et survola en rase-motte le supplicié apeuré. La chevauchée infernale reprit peu après à une cadence terrible, au mépris des implorations larmoyantes du cavalier qui espérait encore vainement pouvoir se libérer en s’agitant vigoureusement. Lorsqu’ils arrivèrent à l’ombre des arbres, Bartosz lâcha un cri de frayeur avant de subir l’horreur de la seconde traversée. Il se pencha le plus possible sur l’encolure de la licorne pour minimiser le nombre de rencontres, mais cette précaution se montra finalement de peu d’incidence. Il ferma les yeux et serra les dents. Il devinait ses mains cravachées ruisselantes de sang et ses mollets écorchés ; une douleur vive sur le côté droit de sa tête lui suggéra qu’il venait de perdre une oreille ; ce qui restait de ses cheveux lui fut retiré pratiquement en totalité. Les bruits de craquements et de déchiquetages sinistres lui occasionnèrent un haut-le-cœur et il rendit son dîner sur le garrot du quadrupède. Quand une improbable odeur de charogne monta à ses narines, l’écrivain daigna retrouver la vue de ce spectacle macabre, et ce qu’il vit le combla d’épouvante. D’énormes morceaux de peau empourprée pendaient sur l’ensemble de l’anatomie de l’animal, exhibant ainsi ses os et sa chair en état de putréfaction avancée. Des vers grouillaient de toute part et commençaient à grimper lentement sur l’aventurier qui s’efforçait de remuer tel un dément après l’amer constat que ses mains ne répondaient plus également et restaient fermement agrippés au cou de la licorne. Un nuage vrombissant de mouches fétides s’ajouta bientôt à l’ensemble, désireuses de se repaître elles aussi.


Harcelé par cette nouvelle horde d’insectes, Bartosz se trémoussa inutilement encore et encore. Un groupe d’entre eux s’introduit dans sa bouche alors qu’il eut le malheur de l’ouvrir pour crier ; crachant et toussant, il ne parvint pas à s’en défaire. La folie s’empara de lui. Le terrain devint progressivement plus pentu, mais l’infatigable destrier de la mort maintenait son rythme endiablé jusqu’à ce qu’un changement de décor s’opère au moment où il ne l’attendait plus. La montagne rocailleuse remplaça l’oppression de la forêt, or, si les coups ne pleuvaient plus, ce qui subsistait de l’aventurier ne parvenait pas à savourer cette libération. Les premières manifestations du soleil ne le réconfortèrent pas davantage tandis qu’ils gravissaient péniblement le massif ; plus rien ne le sauverait désormais, il en était convaincu. Les lancinations abondantes et répétées de son corps à l’agonie, et le souffle puissant de la bête en plein effort combiné au bourdonnement incessant des mouches l’abandonnaient aux portes de l’inconscience. Dans son ascension, la licorne trébucha à plusieurs reprises, s’entailla férocement les pattes, puis s’empala brusquement sur un rocher aiguisé dans un hennissement plaintif. Inarrêtable, elle se dégagea néanmoins après quelques tentatives et repris son escalade, le ventre à demi écharpé, les tripes tombantes. Ils montèrent ainsi jusqu’à parvenir à une corniche d’où Bartosz put observer avec effarement la réalité du lac gelé en contrebas qui lui avait été révélée par son précédent cauchemar. La cavalcade s’achevait là, à n’en point douter. Malgré son destin qu’il savait inévitable, l’homme de lettres ne put s’empêcher de pousser un hurlement interminable avec la force qui lui restait quand l’instrument du Diable s’élança vigoureusement dans le vide. La créature se rompit le cou à l’impact ; fit une brèche dans la glace ; et entraîna son cavalier impuissant dans les eaux froides.

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