IX

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Il n’était pas plus de neuf heures du matin quand ils furent tirés du sommeil par le grincement lugubre de la porte d’entrée. Romain était déjà en bas, à s’affairer. Matteo se dressa en un mouvement et roula ses yeux dans toute la chambre.

« Sarah ! Réveille-toi ! », s’exclama-t-il en secouant son amie, avachie contre son oreiller, dans une position contrainte.

Elle ouvrit des yeux assoupis puis les referma.

« Oh bon sang, je me suis endormie ! », paniqua-t-elle soudain, en bondissant à son tour, toujours coiffée de sa frontale qui n’éclairait plus que d’un faible éclat, éreintée par des heures de veille.

Elle courut à la fenêtre. À l’ombre du hêtre, Romain déposait sur la table nettoyée un plateau composé de charcuterie, de fromage et de pain. Il préparait le petit-déjeuner, comme la veille, comme au commencement d’une banale journée. Le temps était plus couvert que la journée précédente et, à faible altitude, charriés par un vent fou, des jonchées de nuages se pressaient pour rejoindre les plaines, chatoyant, de longue, la forêt en obombrements et pieds-de-vent.

Comme s’il avait senti le regard de son amie sur lui, Romain s’interrompit et se tourna vers elle. Sarah ne put réprimer un frisson. Il lui adressa un signe de la main et un franc sourire, qu’elle tenta de lui rendre en dissimulant sa gêne autant que possible. Pour ne pas prolonger l’instant, elle se tourna vers Matteo, qui se frottait le poignet.

« Regarde », lui dit-il. L’avant de son bras était marqué d’une empreinte rosâtre, à peine perceptible, mais qui évoquait assez clairement celle de doigts maigres et grêles.

« Fichons le camp, répondit-elle. Cette maison appartient à un autre monde.

– Mais Romain, son déménagement ?

– Il comprendra. Et s’il ne veut pas voir, s’il ne veut pas comprendre, nous partirons sans lui.

– Nous ne pouvons pas, nous n’avons qu’un camion.

– Alors nous le convaincrons. Ne perdons pas de temps ! Plus vite nous serons partis, mieux je me porterai », ordonna-t-elle, en enfilant ses vêtements de la veille et en jetant le reste dans son sac, avant de le boucler. « Dépêche-toi ! »

Ils rejoignirent Romain dans le jardin, qui portait une cafetière pleine et fumante.

« Ah ! Vous êtes là ! Vous avez-vu, c’est couvert aujourd’hui ; ils annoncent de l’orage pour ce soir », s’exclama-t-il dans un sourire en les voyant. Puis, avisant les bagages qu’ils portaient, il hésita, les sourcils légèrement froncés : « Qu’est-ce que vous faites, il y a un problème ? »

Sarah fondit en larmes, soudain dépourvue de toute contenance. Matteo répondit :

« Romain, il s’est passé quelque chose, dis-moi que tu t’en es rendu compte. » Ce dernier le fixa, silencieux, inexpressif. Il poursuivit : « Tu ne peux pas faire semblant de ne rien voir, ce n’est pas possible.

– Matteo, écoute, j’ai juste cru entendre quelque chose. Cela aurait pu être un animal attiré par les odeurs de viande, il y a des lynx qui vivent dans cette région. Je voulais juste…

– Arrête !, l’interrompit-il. Je ne te parle pas que de ça, je te parle aussi du violoncelle qui joue tout seul en plein milieu de la nuit, je te parle de toi qui te balades à deux heures du matin dans le noir et qui parle à je-ne-sais-pas-qui, je te parle de ça ! », conclut-il en tendant son bras droit.

Romain examina les traces diffuses sur la peau de son ami.

« Qu’est-ce que c’est ?, demanda-t-il, sans éclat.

– C’est la preuve que cette nuit une chose m’a attrapé dans le noir et a voulu me… me… me faire je-ne-sais-pas-quoi !

– Qu’est-ce que tu racontes ?

– Ouvre les yeux ! Ou alors peut-être es-tu complètement conscient de ce qui se passe, et même complice ? Romain, que faisais-tu cette nuit dans la chambre au-dessus de la nôtre, à qui parlais-tu, nom de Dieu, et qu’as-tu été faire dans la chambre du fond ? »

Matteo fulminait, incrédule face à l’indifférence et la dubitation d’un homme dont il connaissait pourtant le caractère honnête et loyal. Il était à bout et il avait besoin de réponses, de bonnes réponses, afin de conserver un équilibre mental, afin de ne pas voir définitivement chambardé l’ensemble des repères qui charpentaient son existence et ses projets d’avenir, qui tenaient le monde, son monde, dont il avait la maîtrise et dans lequel il pourrait assurer sa survie et celle de Sarah.

Romain soupira, ouvrit les bras, paumes vers le ciel, et s’excusa :

« Écoute, Matteo, je ne vois pas de quoi tu parles. » Ce dernier eut un geste de dépit. « Sincèrement, je ne vois pas. Je me suis couché hier soir dans mon lit, tu m’as vu y aller, et je me suis réveillé ce matin dans mon lit, sans le souvenir de m’être levé, ni même pour aller aux toilettes.

– Se pourrait-il que tu sois somnambule ? », osa Sarah, reprenant de l’aplomb.

Romain tressaillit et lui lança un regard noir, vite contenu.

« Comment le saurais-je ? Mais on me l’aurait dit, je n’ai pas toujours dormi seul, répondit-il.

– Bon, écoute, dans tous les cas, nous, on rentre.

– Quoi ? Mais, il nous reste les deux étages à faire, beaucoup moins de cartons, juste un peu plus de poussière !

– Désolée Romain, c’est trop pour moi, pour nous. Je suis à moitié en train de devenir folle. Je ne passerai pas une nuit de plus ici.

– Mais une journée ? J’ai vraiment besoin d’aide, je ne peux pas le faire seul, s’il vous plaît ! », implora-t-il.

Ils hésitèrent, tiraillés entre leur absolu besoin de fuir et la détresse apparente de leur ami, qui paraissait sincère. Il est vrai que pour l’heure, le monde paraissait normal, inoffensif et même presque agréable si l’on ne considérait que les caresses de la brise tourbillonnante, le chant perché des passereaux, la chaleur du soleil et l’odeur mêlée de la pinède et du café. Et puis, la maison était vraiment isolée ; ils ne pouvaient en effet la quitter qu’ensemble, tous les trois.

Profitant de leur indécision, Romain insista :

« Prenons juste cette journée pour finir et nous nous mettrons en route ce soir, c’est promis. Si on part avant dix-huit heures, nous pourrons nous arrêter dormir du côté de Vittel ou de Troyes. Cela fera une étape, c’est même mieux. Qu’est-ce que vous en dites ? »

Quelques instants furent suspendus au silence de leur indécision.

« Sarah ? », demanda Matteo en se tournant vers elle. Il se calerait sur son avis, il n’irait pas à l’encontre. « Tu en dis quoi ? »

Elle leva les yeux vers Matteo, puis lança un regard sondeur à Romain. Il paraissait tout à fait humain, faible et hésitant comme le sont les hommes entiers. Elle ne parvenait pas à imaginer que l’homme qui lui faisait face, dont elle connaissait la gentillesse, la générosité et la grandeur d’âme, était celui qui, quelques heures auparavant, conversait sans trembler dans les brumes obscures d’une maison vivante. Sous les frondaisons ombrageuses et mouvantes de cette lumineuse matinée d’été, elle ne voyait plus que son ami de longue date, qui avait tant fait pour elle et qu’elle aimait d’une amitié sincère et durable.

« C’est d’accord, s’inclina-t-elle finalement dans un murmure. Mais dix-huit heures, pas plus tard !, se fit-elle promettre.

– Et même avant si nous y mettons du cœur !, exulta Romain en lui tendant une tasse de café chaud. Merci Sarah, vous me sauvez la vie, les amis.

– Ne perdons pas de temps en pantalonnades, insista-t-elle. Dépêchons-nous de prendre ce petit déjeuner. »

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