V

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« Je ne sais pas combien de temps la famille a vécu ainsi mais la maison n’a certainement jamais été aussi vivante qu’à cette période ; elle a dû abriter jusqu’à une quinzaine d’âmes au plus dense de l’activité, souvent gratifiées, le soir venu, des sonates de Brahms, de Fauré ou de Saint-Saëns, habilement interprétées par Blanche au violoncelle et son fils au piano.

Un jour, une équipe de bûcherons, qui ouvrageaient non loin d’ici, découvrit l’entrée d’une sorte de cavité, pas tout à fait une grotte, mais dans laquelle un homme de taille modeste pouvait entrer sans se courber. Monsieur Parisot en fut tout à fait intrigué et entreprit de l’explorer. Le trou s’avéra ouvrir sur un véritable réseau de galeries et pendant des semaines, il passa ses congés dominicaux à explorer et cartographier le dédale karstique en compagnie d’ouvriers volontaires. Certains jours, ils s’y enfonçaient dès les premières heures pour ne reparaître qu’après les vêpres. Cette découverte le passionnait, tant et si bien que son fils voulut l’y accompagner. Les protestations de Blanche furent sans effet, et père et fils s’engouffrèrent un dimanche matin dans le ventre noir de la caverne.

Ils n’en ressortirent jamais.

Blanche en fut terriblement affligée et rejeta l’évidence. Durant des mois entiers, elle s’exténua à leur recherche dans les profondeurs souterraines, explorant sans relâche la moindre anfractuosité, le moindre éboulis, et dilapidant sa fortune à l’embauche de tout volontaire quand elle n’eut plus la force s’y traîner elle-même, alitée par l’épuisement. Mais tout ce que l’on parvint à délivrer des galeries fut un simple feuillet pris dans la boue, sur lequel avait été grossièrement tracé l’ébauche d’un plan. Un mal plus profond la saisit alors : bien que sa santé ne fut globalement pas mauvaise, sinon cette asthénie permanente, fardelée par une inconsolable tristesse qui l’avait considérablement amaigrie, elle fut victime d’absences, de subites pertes d’équilibre et de raison, d’abord ponctuelles puis de plus en plus fréquentes, pendant lesquelles elle semblait échapper à sa propre condition et livrer son corps à cette réalité qu’elle avait fuie. Le médecin que l’on fit un jour venir de la ville nota, à propos, que son affliction trouvait des similitudes avec la « fêlure » des héros malheureux de Zola, à la différence que le mal de Blanche relevait d’un traumatisme personnel, tandis que les Lantier et les Macquart soutenaient une hérédité mal acquise.

Les mois passèrent encore et la dame Parisot ne quitta bientôt plus du tout son lit. Le flot des volontaires se tarit progressivement, en même temps que la bourse de la veuve s’allégeait. Puis, quand l’argent vint tout à fait à manquer, les visiteurs et les amis de la dernière heure se lassèrent eux aussi, tant et si bien que la maison s’engourdit bientôt dans un silence de chapelle, à peine troublé, pendant les rares instants de repos de la seule domestique qui lui restât fidèle, par les tentatives maladroites de cette dernière sur le piano désaccordé.

Le temps passa encore et Blanche, qui avait ordonné un matin de ne plus jamais ouvrir les volets, se terra dans une profonde apathie, son existence se résumant désormais à une obscure solitude. Il n’y eut plus que la nuit pour apaiser son mal, lorsqu’elle se sentait pouvoir rejoindre, dans l’éther des ténèbres conjuguées de la grotte et de sa chambre, son mari et leur enfant. Mais le jour, la lumière se faufilait par le plus petit interstice, traquait la moindre brèche dans les bas de porte et les feuillures des fenêtres malgré les efforts de la domestique pour calfeutrer la chambre. La fêlure de Blanche n’y résista pas et la pauvre femme sombra un matin de janvier définitivement dans les affres de la démence : pour ne plus jamais être soustraite à l’obscurité, elle s’arracha les deux yeux à mains nues.

Le pays était en cette saison couvert d’une épaisse couche de neige, qui rendait impossible l’accès à la maison. Sept jours durant, la domestique s’employa tant qu’elle put à limiter le saignement, sous les hurlements de Blanche qui agonisait dans la douleur et le chagrin. Les cris cessèrent au matin du huitième jour et la servante découvrit son cadavre, figé dans un rictus insane, les bras tendus vers le ciel.

La maison fut abandonnée peu de temps après. Elle resta ainsi plusieurs années, jusqu’à ce que le souvenir de cette affreuse histoire s’atténue dans la mémoire populaire, jusqu’à ce que mes grands-parents s’y intéressent et ne l’acquièrent, avec ses meubles et son passé. »

Lorsque Romain se tut, ses deux amis demeurèrent dans un mutisme pétrifié. Matteo observa le lit devant lui avec consternation, l’esprit allant et venant entre deux époques.

« C’est horrible, dit-il enfin. C’est une histoire vraie ?

– Je pense qu’elle l’est. L’ameublement a toujours été celui-ci en tout cas. Il est d’époque.

– Et tu penses que son fantôme hante toujours la maison, c’est ça ?

– C’est ce qu’on raconte aux plus jeunes. Comme toute légende, celle-ci mêle sûrement faits avérés et liaisons controuvées, apparues au cours du temps pour accentuer l’aspect dramatique du destin de cette famille ; mais quand tu fermes les yeux dans le noir de ta chambre d’enfant ou quand on te laisse seul quelques heures dans le silence d’une maison immense comme celle-ci, la frontière entre ces deux mondes a tôt fait de se dissiper.

– Tu m’étonnes, confirma Matteo. Mais toi qui y a vécu la moitié de ta vie, tu en penses quoi, tu y crois ? »

Romain se tourna pour s’appuyer à la fenêtre et, pensif, fit glisser quelques secondes son regard sur le massif forestier.

« Je n’ai jamais cru aux fantômes, commença-t-il finalement, en reprenant sa position initiale. Déjà enfant, je me confrontais à la peur en sortant de ma chambre la nuit. On m’avait bien sûr conté de nombreuses fois l’horrible histoire de Blanche, et même d’autres anecdotes inédites qui apparaissaient de temps en temps à la faveur d’une veillée autour du poêle, quand on avait épuisé la vérité, et cette chambre constituait donc un parfait terrain de jeu pour braver mon courage. Aussi, je venais souvent m’asseoir, au cœur de la nuit, juste à cet endroit sur le tapis bleu, guettant la moindre manifestation surnaturelle.

– Dans le noir complet ?, s’inquiéta Sarah.

– Non, il me fallait voir, ou au moins percevoir. Avant de me coucher, les soirs où j’avais décidé de venir, je venais ouvrir les volets. La pièce baignait donc toujours dans une certaine clarté, qui pouvait être très faible les nuits pluvieuses, mais aussi relativement blafarde à l’entour de la pleine lune. Combien de nuits ai-je attendu, assis en tailleur, analysant tout craquement, cherchant dans les ombres dansantes des feuillages sur les tentures la silhouette malingre d’une femme et, finalement je dois l’avouer, espérant un murmure ? Bien évidemment je n’ai jamais rien vu ni entendu de suspect.

– Jamais ?, s’étonna Matteo, presque déçu.

– Non, jamais. Parfois la fatigue me rattrapait sans que je m’en aperçoive et je m’assoupissais. J’étais emporté souvent dans des songes agités dont je ne gardais au réveil qu’une traînée de souvenirs confus et évanescents, et parfois même je m’éveillais sur le lit sans me rappeler m’y être allongé. Mais rien de paranormal dans cela, n’est-ce pas ?

– Si tu le dis, acquiesça son ami.

– Bref, cette histoire me semblait réglée, jusqu’à ce beau jour…

« J’ai la quinzaine, je partage la chambre jaune avec Julien et son ami Daryl, qui venait passer chaque été dans un gîte avec ses parents non loin d’ici, et qui avait à peu près son âge, c’est-à-dire dix ou onze ans. Nous passons la soirée à jouer au foot dans le pré. À aucun moment le sujet du fantôme n’a été abordé avec lui, ni ce soir-là, ni jamais auparavant. Après avoir un peu chahuté, nous finissons par nous endormir, exténués.

Mais au milieu de la nuit, nous sommes réveillés en sursaut par des hurlements à vous glacer le sang, des cris de terreur subitement contraints, par intermittence, par des borborygmes, comme ceux causés par une strangulation. L’obscurité est épaisse, je ne distingue rien. J’allume alors ma lampe de chevet : allongé dans son lit, Daryl hurle de terreur, les yeux exorbités et les bras tendus, visiblement en proie à un terrible cauchemar. La stupéfaction passée, je saute hors de mon lit en même temps que Julien et nous nous précipitons. On le réveille, on le rassure et il parvient rapidement à se calmer un peu, non sans jeter régulièrement des regards inquiets autour de nous. Au bout d’une dizaine de minutes, Daryl semble avoir définitivement échappé à son mauvais rêve et on finit même par en rire, presque moqueurs. Mon frère demande alors qu’il nous raconte ce qui a pu tant l’effrayer.

« Je me croyais réveillé ! J’étais ici, dans mon lit, et soudain une femme très maigre avec des yeux tout noirs s’est penchée sur moi et m’a attrapé en hurlant : j’ai mal ! Rends-moi mes yeux ! Rends-moi mes yeux ! »

Vous imaginez nos têtes. Il a été très difficile de se rendormir cette nuit-là et malgré la sérénité retrouvée au matin, Daryl n’a pas mangé grand-chose au petit-déjeuner et il est parti suffisamment tôt pour que ma mère s’en étonne. Il n’est plus jamais revenu nous voir. »

Sarah le fixait, estomaquée, attendant la suite. Elle avait replié ses jambes et les serrait contre elle, les pieds sur le velours capitonné du siège, la tête posée sur les genoux.

« Et avec ça, tu ne crois pas aux fantômes !, s’exclama Matteo, en s’éloignant inconsciemment des poupées estropiées posées sur la console près de lui.

– J’ai pu douter pendant quelque temps après cela, mais comme les rêves et les cauchemars, les doutes se dissipent tôt ou tard, lui répondit Romain. Pourtant, c’est à cette époque que Julien a commencé à faire ses crises de somnambulisme. »

Au rez-de-chaussée, quelque chose se brisa avec fracas. La porte d’entrée grinça et claqua violemment.

Dans un sursaut, les trois compagnons se regardèrent, incrédules.

« Qu’est-ce que c’était ?, demanda Sarah en se redressant. Quelqu’un est entré ?

– Je ne sais pas.

– Allons-voir ! », ordonna Matteo, avant de s’élancer dans le couloir.

Dévalant les marches quatre à quatre jusqu’au premier niveau, ils s’en furent au-devant du supposé intrus. Mais nulle trace de cela dans la pièce commune et le salon ; ils ne trouvèrent que les débris du vase initialement posé sur la table en chêne de la cuisine, éparpillés sur les dalles patinées.

« Qu’est-ce qui s’est passé, bon sang ?

– Calme-toi Sarah, c’est sûrement un courant d’air, affirma Matteo, haletant. On a ouvert toutes les fenêtres de la maison, c’est un miracle que le vent n’ait pas fait plus de dégâts.

– Oui, tu as raison, conclut Romain.

– Ouaw ! En tout cas le timing a été parfait !, s’amusa Matteo. J’ai eu une de ces suées ! »

– Carrément ! ». Romain lui tapa sur l’épaule et accompagna cette sortie d’un rire sincère. « Bon, eh bien maintenant qu’on est en bas, on commence ?

– C’est toi le chef ! », répondit Matteo.

Debout au pied de l’escalier, Sarah les suivit du regard alors qu’ils se dirigeaient vers le salon. Circonspecte, elle avisa la porte d’entrée puis les tessons qui jonchaient le sol, avant de lever les yeux vers le haut des marches. Elle demeura quelques secondes ainsi, interdite, puis consentit enfin à rejoindre ses amis, sans parvenir à chasser tout à fait l’impression étrange que cette visite lui laissait, ni l’insaisissable pressentiment qui poignait au-dessous.

Ils se mirent au travail en commençant par les bibelots de la bibliothèque. Ils remplirent quelques cartons, soulevant des tonnes de poussière qui formaient des myriades d’orbes dansant dans les rayons. Bien sûr on toussait, on éternuait, mais rapidement l’ambiance tourna à nouveau badine et gaillarde, surtout après que Matteo eut l’idée de lancer un album des Beach Boys dans un vieux tourne-disque dissimulé sur une étagère. Sur la musique des sixties, les trois amis empaquetèrent et chargèrent ainsi dans le camion de location, le bazar accumulé pendant des décennies jusque dans le moindre recoin du salon. Romain opéra tout de même un tri parmi les souvenirs ; il ne souhaitait en outre emporter aucun meuble, tous seraient vendus avec la maison.

Ils prirent quelques dizaines de minutes autour de treize heures pour avaler sous le hêtre et sur le pouce des sandwichs parisiens et une salade piémontaise, arrosés d’une bouteille de Valstar. Le vent s’était apaisé, une chaude et lumineuse journée estivale pesait maintenant, qui avait freiné l’ardeur des chants sylvicoles. La clairière baignait ainsi dans une torpeur lourde, propice à la sieste, que l’ombre du feuillage encourageait de plus belle, alanguie par la stridence des cigales, infatigables.

Le répit fut cependant de courte durée et ils retournèrent bientôt à l’ouvrage dans la fraîcheur des murs épais de la bâtisse. Les Doors prirent place sur la scène tournante de l’électrophone et chaque meuble de la pièce commune fut bientôt débarrassé de son futile chargement, qui trouva une place à l’arrière du fourgon garé devant l’entrée. Une fois vidé, le rez-de-chaussée tout entier fut méticuleusement dépoussiéré, le sol balayé et lavé à grande eau. Ne ménageant pas leurs efforts, les ouvriers d’un week-end furent d’une efficacité redoutable, et il n’était pas dix-neuf heures quand ils se rassemblèrent au pied du grand arbre, douchés et courbaturés, les fenêtres de la maison fermées, entièrement disposés à s’offrir un instant de détente bien mérité.

Matteo ouvrit une bouteille de Bourgogne bon marché – autant que le vin de Bourgogne puisse être bon marché – et Romain ménagea un feu de camp à l’aide de quelques pierres ramassées ça-et-là autour de la maison, dans la perspective d’y griller quelques morceaux de viande.

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