III

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Une demi-heure plus tard, les trois amis, douchés et vêtus d’une légère tenue estivale, devisaient à bâtons rompus sous le grand hêtre et transmuaient ce qui aurait dû être un simple petit-déjeuner en un copieux festin mêlant café, charcuterie et fromage régional. Il fut brièvement question de football puis, aidée par le regard meurtrier de Sarah, la discussion gravita globalement autour de la maison.

« Je n’ai toujours habité qu’ici, répondit Romain à une question posée par l’un d’eux. Mon père en a hérité de ses parents, qui l’avaient achetée au début de leur union pour passer leurs hivers à la neige. Il aurait pu la vendre et se faire un petit pactole pour d’autres projets, surtout que ma mère et lui étaient avaient chacun un boulot sur Créteil, mais au lieu de cela, ils sont venus y vivre.

– Une décision sentimentale peut-être, hasarda Sarah.

– Peut-être, je ne sais pas. En tout cas, je suis né dans cette maison, j’y ai vécu toute mon enfance et mon adolescence, et je ne l’ai quittée que pour aller à la fac, à La Rochelle.

– … Où tu as rencontré les deux personnes les plus géniales de la Terre », jubila Matteo. Puis, se reprenant : « Et du coup, tu es sûr de ne pas vouloir la gard...

– Sûr et certain, le coupa Romain. Ma vie est à La Rochelle désormais, je n’ai plus d’attache ici.

– En tout cas cette maison est vraiment superbe, s’exclama Sarah en se tournant vers le bâtiment aux volets fermés. Elle sent un peu la suie et le renfermé, mais elle se vendra certainement très bien !

– Tu as raison, il faut l’aérer, répondit Romain. Je vous fais visiter avant de commencer les cartons ?

– Et comment ! », répondit Matteo avant de vider d’un trait son reste de café tiède.

Ils se levèrent, les mains pleines des restes du repas, s’avancèrent dans l’ombre de la maison et y pénétrèrent l’un après l’autre.

L’ouverture à côté du poêle menait à un vaste salon, de composition massive et au mobilier rustique, paré d’une haute et large bibliothèque, riche de milliers d’ouvrages, qui couvrait l’intégralité de deux parois murales. Romain et Matteo ouvrirent fenêtres et volets et la brise déjà chaude de ce début de juillet prit possession en un souffle de son nouvel espace de jeu, faisant danser la poussière dans le soleil poudroyant et virevolter quelques vieux papiers. Sarah remarqua la présence d’un piano droit, typique des productions du milieu du XIXe siècle et hasarda avec espoir un ou deux accords ; il s’échappa de l’instrument ce qui pourra être décrit comme une onomatopée, plus proche d’un claquement de ressort que d’une sonorité musicale. Avisant un antique violoncelle adossé dans un coin de la pièce, à qui il ne restait qu’une unique corde, elle haussa les épaules et chercha Matteo des yeux, qui lui rendit un regard plein de compassion. Romain avait déjà disposé au milieu du salon une rame de cartons dépliés, des rouleaux d’adhésif et une pile de vieux journaux.

« On commencera ici et on fera le rez-de-chaussée aujourd’hui, si vous êtes d’accord, dit-il en montrant le tas ainsi formé.

– Pas de problème, c’est toi le chef ! », répondit Sarah.

Ils montèrent à l’étage et redonnèrent souffle aux différentes pièces, l’une après l’autre. Au fur et à mesure de leur progression, Romain énuméra les noms énigmatiques que l’on avait donnés à chaque chambre, en quelque événement de l’histoire du lieu. D’abord, « la chambre bleue », des préférences de Romain, puis « la chambre perroquets », parentale, que ce dernier avait investi la veille et dont les murs avaient été habillés, il y a trop longtemps, d’une tapisserie crème aux figures animalières irisées, et que l’humidité d’un abandon prolongé avait commencé à décoller par pans entiers. La troisième porte du couloir ouvrait sur « la chambre jaune », entièrement peinturée d’un noir profond, sans nuance.

« La chambre jaune, vraiment ?, s’étonna Matteo en s’emparant d’un coussin ébène lui aussi, comme la plupart du mobilier. Il y a eu un incendie ou quoi ? Même le plafond est noir !

– Elle était jaune avant. On a juste continué de l’appeler comme ça après l’avoir rénovée », répondit Romain en ouvrant les volets.

Livrée au soleil, la pièce demeura toutefois dans une sorte de demi-jour, comme si la lumière refusait d’y entrer. Pourtant elle découpait, sur les éléments déjà charbon, des ombres aux contours trop vifs, l’ensemble se confondant pour donner corps à des silhouettes étranges, malaisantes, qu’on aurait dit mues de leur propre gré.

« Brrr, cet endroit est bizarre, frissonna Sarah.

– Quelle idée de rénover tout en noir, confirma son compagnon, ça fout les jetons. »

Romain les observa pendant quelques secondes, le regard vide, et sortit. La dernière chambre de l’étage, située tout au bout du couloir, avait été baptisée « chambre 4 », du chiffre gravé de longue date sur le bois-même du chambranle. À l’instar des trois autres, elle était agrémentée d’un mobilier fruste, réduit au plus élémentaire : un lit, une armoire, un petit bureau et une chaise, et d’épais rideaux de velours.

Bien que l’ameublement conférât une unité à l’agencement global des appartements, il y a longtemps on avait voulu consacrer à chaque pièce sa propre poésie, qui s’exprimait dans le choix des couleurs, des cadres, des revêtements et des tapis. Ainsi, les ornements et les bibelots s’unissaient dans un confort tantôt fromental, tantôt foliaire, toujours agreste, qui avait pu être de bon goût. Mais toute œuvre inspirée par le dictat du bon goût ne le reste jamais éternellement, et si elle parvient parfois à résister à l’âge à la faveur d’un traditionalisme obstiné, elle se trouvera immanquablement, un matin, ternie par les traits de la désuétude. Ledit matin avait passé depuis longtemps sur la maison familiale et chaque chambre ne constituait plus aujourd’hui que le promptuaire de toutes sortes d’antiquailles spécieuses.

Ils ne s’attardèrent pas dans la chambre 4 et entreprirent de monter au second. En parcourant les larges lames recrues du parquet brun du couloir, qui accablait finalement tout l’étage – chambres comprises – en ondulations et ressauts qui n’en finissaient plus de crépiter et ployer sous ses pas, Sarah s’intéressa pour la première fois à la succession désordonnée des tableaux accrochés aux murs. Anonymes, certains figuraient des scènes variées de la mythologie biblique et évoquèrent à la jeune conservatrice l’Atticisme de La Hyre ou d’un Philippe de Champaigne. Plus nombreux étaient les portraits, de styles et compositions éclectiques, attribuables à diverses périodes ; tous avaient néanmoins un point commun qui la troubla profondément, comme rarement l’art avait su le faire : le traitement des regards était à chaque fois une réussite digne des grands maîtres du style. Les yeux de chaque sujet semblaient ainsi s’animer, et même briller, au gré des nuances de la lumière ambiante, et suivre les mouvements de l’observateur. Défiler sous cette galerie lui donna le sentiment inquiétant d’être scrutée, dévisagée, suivie.

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