II

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Il n’était pas plus de huit heures du matin quand ils furent tirés du sommeil par le grincement lugubre de la porte d’entrée. Romain était déjà en bas, à s’affairer. Matteo gémit et se retourna pour mieux s’enfoncer dans le moelleux de la literie et se couper du monde. Sarah ouvrit les yeux, s’étira longuement et, dans le clair-obscur de la chambre, prit quelques secondes pour mettre ses idées en ordre. La nuit avait été compliquée, somnolente par intermittence mais jamais sommeilleuse. Habituée à l’agitation vague et effluente de la rumeur citadine, elle n’avait pu s’apaiser dans le complet silence des murs épais de la bâtisse, qui avait laissé toute la place à ses acouphènes, généralement inaudibles, contre lesquels elle avait longuement lutté. Mais plus encore, comme toutes les vieilles demeures, celle-ci raisonnait de craquements, de murmures et d’autres bruissements indéterminés, qui avaient fait naître comme à chaque fois dans son esprit autant de petits êtres démoniaques, de fantômes flottants ou, plus simplement, d’assassins en cavale.

Il est fascinant cet étrange pouvoir que la cécité confère à la nuit. En un instant, juste celui de souffler une bougie, toutes les certitudes d’une existence rationnelle, socialement maîtrisée et pleine des réponses de la science s’effondrent telles les piles de cubes des jeux de l’enfance, d’où resurgit soudain tout un bestiaire fantasmagorique qui balaie les vanités, enserre dans un sentiment profond de vulnérabilité et porte en lisière de la raison. Nourrie par les murmures insaisissables qui sourdent des ténèbres, une peur fallacieuse éploie alors lentement son emprise pour troubler le discernement, affadir la sagesse et tenir le sommeil à distance. Aucun argument ni aucune armure se saura être salutaire avant les premières lueurs de l’aube, qui elles-mêmes devront mener un combat éprouvant avant de terrasser enfin les ombres dansantes des béances et des recoins qui nous observent. Ainsi, qu’importent l’âge et la force du courage, il n’est, dans le noir, que des enfants à la merci d’un autre monde.

Cela ne fut pas étranger au fait que Sarah, bien qu’encore embuée dans une léthargie qui la tiendrait toute la journée, s’extirpa des couvertures et se dirigea prestement vers la fenêtre en quête de lumière. Après l’avoir ouverte, elle délia puis poussa les battants de bois. La clarté du jour envahit instantanément la pièce et, du fond de sa tanière plumeuse, Matteo gémit avec contrariété. Elle plissa les yeux pour les habituer au soleil, frissonna légèrement de la caresse matinale et profita des sons de la forêt. D’autres habitants que la veille, bien plus nombreux, s’ébrouaient en vocalises et célébraient le jour naissant. Un joyeux chahut régnait ainsi dans la pinède, riche autant de l’acuité des passereaux que de la langueur des oiseaux de proie. L’ensemble était porté par le chant strident des cigales de montagne et le sifflement onduleux du vent dans les conifères. Ces derniers étaient partout, à perte de vue. Perchée à flanc de montagne, sur un léger replat, la maison familiale offrait une vue imprenable sur la verte forêt vosgienne qui s’étendait sur des kilomètres alentour. Seul un lac, serti au fond de la vallée, brisait au lointain la monotonie épineuse.

C’est magnifique, pensa-t-elle, enjoyée.

La maison était tenue à distance de voix du sous-bois par une clairière ponctuée çà et là de vieux feuillus, qui n’avait profité d’aucune fauche vernale. De hautes herbes couvraient ainsi l’intégralité du replain jusqu’au pied des fondations. Sous l’arbre le plus proche, un grand hêtre majestueux, était disposée une table de jardin en fer blanc élégamment apprêtée pour un copieux petit-déjeuner champêtre. Tandis qu’elle se décida à passer aux toilettes avant de descendre, Sarah aperçut Romain quelques mètres plus loin dans la friche, debout et immobile, qui semblait scruter la forêt.

« Salut Romain !, le héla-t-elle, pleine de vie, bien dormi ? »

Romain n’eut aucune réaction. Elle demeura coite, hésitante, puis résolut de passer aux toilettes. Lorsqu’elle descendit quelques minutes plus tard, il rentrait.

« Ah, vous êtes réveillés ? Bien dormi ? », lança-t-il avec un large sourire.

Rassérénée, elle se dérida également, lui rendit son salut et mentit :

« Oui très bien, comme un bébé. La vue est superbe !

– Par une journée comme celle-ci, on peut voir le paradis !, s’exclama-t-il. Matteo descend ?

– Après sa douche, oui. Tu regardais quoi tout à l’heure ?

– Comment ça ?

– Je t’ai vu dans la clairière, tu semblais observer quelque chose.

– Mmmh, non, chercha-t-il en fronçant les sourcils. Je ne crois pas.

– Pourtant, je n’ai pas rêvé, tu étais…

– Tu peux emporter la cafetière sur la table dehors, s’il te plaît ? Je vais griller quelques toasts.

– Euh oui, d’accord ». Elle n’insista pas plus avant.

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