Le zéro et l'infini - Koestler

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 Il fallait que j'en parle un jour. Le zéro et l'infini, c'est le livre qui a changé ma vie lorsque j'avais 16 ans. Un camarade d'échec est venu pour déposer un livre sur le plateau, si je gagnais la partie, je gagnais le livre, sinon il le reprendrait après m'avoir honteusement alléché sur l'histoire et me laissant me démener avec mes pauvres finances pour me le procurer. On a donc jouer avec la rage au ventre d'avoir un livre à gagner, une promesse de baffe sans appel, sans égard, un truc qui changerait ma vie prédisait-il. Il avait raison. On joua la partie et comme j'avais les blancs, j'ouvris à l'anglaise et nous lança dans une sicilienne fermé, une partie complexe basé sur une défense de chaque instant où un coup irréfléchi amène irrémédiablement à la défaite en dix coup d'avance. Après un échange de reine audacieux de sa part, je botta son roi en touche et gagna une fois n'est pas coutume la parti. J'engloutis le livre de poche dans ma veste et le remit au soir, enchainant sur une journée de cours sans saveur. Lorsque je rentrais chez moi, je déposa le livre sur la pile branlante qui attendait ma lecture, je m'aperçus alors que je disposais déjà d'un exemplaire arraché par hasard lors d'une brocante pour une demi-pièce, observant la reliure en cuir usé, je regarda son folio et mon livre qui s'avéra être une première édition. Amusé de cet coïncidence, je me plongea dans l'œuvre, (la sienne, je ne voulais pas abimer plus ma relique déjà touchée par le temps -pour le détail, je ne la possède plus, elle disparut lors d'une rupture et d'un déménagement qui le suivit, c'est là mon plus grand regret-). En deux heure, je finis l'œuvre et je resta la mâchoire pendouillante fixant le vert pâle de mon papier peint trop laid complétement bouleversé par ses mots comme je ne l'avais que rarement été.

 Une fois n'est pas coutume, je vais gloser un peu sur l'auteur, personnage à part entière qui courut à travers le siècle dernier partout où l'histoire le demandait. Il est né au début du XX en Hongrie, en ayant la mauvaise idée d'être juif. Au cours de son existence, il s'opposa au fascisme sans concession, il combattit Franco en Espagne par les armes et le verbes, Hitler par la presse et la politique, le sionisme par la raison, Staline par l'amertume. Il fut emprisonné en Espagne, en France, en Allemagne, en Russie, en Angleterre. Ce fut le premier à décrier Staline (dans ce livre justement, mais on y revient)  le présentant comme le monstre qu'il était. Churchill le fit espion sur les recommandations de Orwell, Camus le présenta comme son meilleur ami, Simone de Beauvoir comme le pire coup de sa vie. Un de ces livres avec Camus permis l'abolition de la peine de mort en France et aux UK (réflexion sur la peine capitale), ses livres furent brûlés par le régime nazi, par l'URSS et par Jérusalem. (il écrivit à ce sujet dans la corde raide que c'était un rare privilège que d'être brûlé trois fois dans son existence). A la fin de sa vie, frappée par Alzeihmer, le Cancer et Parkinson, il se suicida avec son épouse en léguant la presque totalité de sa fortune à la faculté d'Édimbourg. Et si vous n'avez jamais entendu parler de lui, c'est parce que des accusations de viol (jamais avérés, jamais éludés) le rayèrent de l'histoire.

 Alors, de quoi parle ce livre? Voici le synopsis de Babelio
Écrit de 1938 à 1940, paru en France dès 1945, Le Zéro et l'Infini est un des grands "classiques" du XXè siècle, ainsi qu'un best-seller mondial. Inspiré des grands procès de Moscou, le roman imagine l'itinéraire d'un responsable communiste, Roubachof, jeté en prison et jugé après avoir été lui-même un "épurateur."
A travers ce thème, l'écrivain nous convie à un véritable procès des dictatures et du système totalitaire pour lesquels l'homme n'est rien, un zéro en regard de la collectivité, alors que l'humanisme voit en lui, au contraire, un infini.
Le Zéro et l'Infini est de ces œuvres dont le temps n'abolit pas la portée.

 Ce livre est une réflexion sur l'homme, sur la dignité humaine, l'importance de la Politique, l'importance d'une idée. C'est la réponse de l'anarchiste rêveur au communiste impérialiste stalinien, c'est la quête de l'homme pour sa splendeur au coeur même de la misère. Et on sait le destin du protagoniste tracé vers une fin insoluble, c'est une fresque tragique absolu. Roubachoff mourra, il mourra oublié des hommes et raturée de l'histoire. Il mourra broyée par les idée qu'il a défendu, massacré par un système qui le définit maintenant par son incapacité à s'adapter. C'est un grand livre, un de ceux qui définit qui définit tout un siècle, puisqu'au final c'est de ça dont il est question, la nature du siècle dernier, et l'auteur qui l'a vécu dans tous ces tourments, qui faisait parti des pontes du Parti russe et qui a vu ces amis disparaitre sous la colère de la pensée, a capturé l'esprit du siècle dans de l'encre, il l'a fait immense et éternel comme un legs à l'histoire des espoirs trahis de ceux qui rêvaient d'enfin changer le monde.

 C'est le plus grand livre de ma bibliothèque, je l'ai offert un nombre incalculable de fois, je l'ai en plusieurs exemplaires tant je le prête. S'il fallait n'en garder qu'un ce serait lui, parce que l'auteur nous rappelle qu'au cœur même des ténèbres, condamné à mort par tous ceux qu'il avait aimé, exilé éternel qui se savait même voué à l'oubli, et malgré tout, Koestler prends le temps d'aimer l'humain de le dépeindre comme splendide et immense. Le livre nous murmure que même si nous marchons seuls, pourchassé de tous, nous sommes parmi les vagabonds les plus splendides de l'histoire et c'est la seule chose qui compte.

 J'avais seize ans lorsque j'ai lu ce livre et il a forgé en moi un amour de la dignité humaine, de la tentative infaillible de toujours y croire. Et je vous en parle comme au final je vous narrerais mon premier amour, mes mots sont teintés de tendresse envers un livre qui changea ma vie au terme d'une partie d'échecs.

 Je vous laisse sur quelques citations et j'espère que vous prendrez un moment pour le lire.

On aurait dit la réunion d'un conseil municipal de province. Ils préparaient la plus grande révolution de l'histoire humaine. Ils étaient alors une poignée d'hommes d'une espèce toute neuve : des philosophes militants. Ils connaissaient les prisons d'Europe aussi bien que des voyageurs de commerce en connaissent les hôtels. Ils rêvaient du pouvoir, leur but était d'abolir le pouvoir, de gouverner les peuples afin de les sevrer de l'habitude de se faire gouverner. Toutes leurs pensées se traduisaient en actes, et tous leurs rêves se réalisaient. Où en étaient-ils maintenant ? Leurs cerveaux, qui avaient changé le cours du monde, avaient reçu chacun sa décharge de plomb. Les uns dans le front, les autres à la nuque.

***

  Le Parti n'a jamais tort, dit Roubachov. Toi et moi, nous pouvons nous tromper. Mais pas le Parti. Le Parti, camarade, est quelque chose de plus grand que toi et moi et que mille autres comme toi et moi. Le Parti, c'est l'incarnation de l'idée révolutionnaire dans l'Histoire. L'Histoire ne connaît ni scrupules ni hésitations. Inerte et infaillible, elle coule vers son but. A chaque courbe de son cours elle dépose la boue qu'elle charrie et les cadavres des noyés. L'Histoire connaît son chemin. Elle ne commet pas d'erreurs. Quiconque n'a pas une foi absolue dans l'Histoire n'a pas sa place dans les rangs du Parti.

***

 " Je vais donc être fusillé ", se disait Roubachov. Il observait en clignotant le mouvement de son gros orteil qui se dressait verticalement au pied du lit. Dans la bonne chaleur, il se sentait en sécurité et très las ; il ne voyait pas d'inconvénient à mourir tout de suite en dormant, pourvu qu'on lui permette de rester couché sous la douillette couverture.


***

 « L'Histoire te réhabilitera », pensa Roubachof, sans grande conviction. L'Histoire se fiche pas mal que vous vous rongiez les ongles. Il fumait et pensait à ces morts, et à l'humiliation qui avait précédé leur mort. Et cependant, il ne pouvait pas se résoudre à détester le N°1, comme il l'aurait dû. Souvent, il avait regardé la chromo du N°1 au-dessus de son lit, et avait en vain essayé de la détester. Ils l'avaient, entre eux, affublé de bien des sobriquets, mais en fin de compte, c'était celui de "N°1" qui lui était resté. L'horreur que répandait autour de lui le N°1 provenait avant tout de ce qu'il avait peut-être raison, et que tous ceux qu'il avait tués devaient bien reconnaître, même avec leur balle dans la nuque, qu'il était possible après tout qu'il eût raison. Il n'y avait aucune certitude ; seulement l'appel à cet oracle moqueur qu'ils dénommaient l'Histoire, et qui ne rendait sa sentence que lorsque les mâchoires de l'appelant étaient depuis bien longtemps retombées en poussière.


***

 Selon ce que je connais de l'histoire, je vois que l'humanité ne saurait se passer de boucs émissaires. Je crois qu'ils ont été de tout temps une institution indispensable.

***

 Nous ressemblions aux grands Inquisiteurs parce que nous persécutions les germes du mal non seulement dans les actes des hommes mais aussi dans leurs pensées. Nous n' admettions l'existence d'aucun secteur privé, pas même dans le cerveau d'un individu.

***

 La quantité de liberté individuelle qu’un peuple peut conquérir et conserver dépend de son degré de maturité politique. Ledit mouvement de pendule paraît indiquer que la marche des masses vers la maturité ne suit pas une courbe ascendante, comme fait la croissance d’un individu, mais qu’elle est gouvernée par des lois plus complexes »[…] « Tout progrès technique crée de nouvelles complications dans la machine économique, fait apparaître de nouveaux facteurs et de nouveaux procédés, que les masses mettent un certain temps à pénétrer. Chaque bond en avant du progrès technique laisse le développement intellectuel relatif des masses d’un pas en arrière, et cause donc une chute du thermomètre de la maturité politique. Il faut parfois des dizaines d’années, parfois des générations, pour que le niveau de compréhension d’un peuple s’adapte graduellement au nouvel état des choses, jusqu’à ce que ce peuple ait recouvré la même capacité de gouvernement de soi-même qu’il possédait déjà à une étape inférieure de sa civilisation […] L’invention de la machine à vapeur a ouvert une période de progrès objectif rapide, et, par conséquent, de rétrogression politique subjective d’une égale rapidité. L’ère industrielle est encore jeune dans l’histoire, l’écart reste considérable entre sa structure économique extrêmement complexe et la compréhension de cette structure par les masses. Il est donc explicable que la maturité politique relative des nations pendant la première moitié du vingtième siècle soit moindre que deux cents ans avant Jésus-Christ ou qu’à la fin de l’époque féodale.
 L’erreur de la théorie socialiste a été de croire que le niveau de la conscience des masses montait constamment et régulièrement. De là son impuissance devant la dernière oscillation du pendule, la mutilation idéologique des peuples par eux-mêmes.

***

 L'ultime vérité s'éloignait toujours d'un pas; il ne restait de visible que le pénultième mensonge au moyen duquel on devait la servir.

***

 Finalement, je plaide coupable d'avoir mis l'idée de l'homme au-dessus de l'idée de l'humanité.

***

 Un mathématicien a dit une fois que l'algèbre était la science des paresseux - on ne cherche pas ce que représente x mais on opère avec cette inconnue comme si on en connaissait la valeur. Dans notre cas, x représente les masses anonymes, le peuple. Faire de la politique, c'est opérer avec x sans se préoccuper de sa nature réelle. Faire de l'histoire, c'est reconnaître x à sa juste valeur dans l'équation.

 J'espère que ces mots vous auront donné envie de le lire.

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