Chapitre 6

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La salle d’attente tangue devant mes yeux. Les lignes droites se plient, chancellent comme dans un bateau en pleine mer. Brouillée par l’émotion, obscurcie par la colère qui m’assaille et les larmes qui me supplient de sortir de leur cage bleue, ma vue me joue des tours. Je ne distingue plus rien, plus personne.

Je ferme les yeux et m’adosse contre la porte en soupirant.

Mes jambes flagellent. Je tremble comme une feuille. Pendant un moment, je tente d’écarter mes pensées et de tout oublier le temps d’une seconde, comme je l’ai fait tout à l’heure lorsque Pascal a lu. Mais cette fois-ci, je n’y parviens pas. Ce silence pesant et lourd et l’obscurité de mes yeux clos ne font que raviver mes démons et rouvrir l’immense plaie béante qu’est mon cœur. Ma poitrine se déchire en un cri muet et interminable, laissant les ténèbres m’emporter dans leur spirale infernale.

Robin…

Je me mords la lèvre jusqu’à sentir le goût métallique du sang dans ma bouche.

Le brusque souvenir des jours passés revient soudain titiller mon cœur de sa morsure glacée. Puis le parfum âcre des feuilles d’automne et le goût salé des larmes se rappellent à moi avec la force d’un boomerang. Les images émergent de mon cerveau en panique et s’accumulent sous mes paupières avec violence.

Sourires carnassiers.

Calme-toi, Alexia.

Le vent qui me glace sur place.

 Ne te laisse pas impressionner par ces souvenirs.

Yeux moqueurs.

Tu es forte, maintenant.

Larmes.

Oui, je suis forte.

Maëlle. Maëlle qui cherche en vain mon regard pour y apporter un peu de réconfort.

Ouvre les yeux, Alexia.

Et lui.

Si tu ouvres les yeux, tu verras qu’ils ne sont pas là.

Robin.

Il n’est pas là, Alexia. Tout se passe dans ta tête.

 

J’ouvre les yeux, éteignant la lumière crépusculaire de mon âme. 

J’embrasse la salle d’attente du regard.

Pas de Robin.

Pas de cour déserte ni de feuilles mortes. Je suis seule. A nouveau.

A moins que…

Je sursaute.

Victor.

Dans mon élan, je ne l’avais pas remarqué en entrant. Pourtant il est bien là, assis sur une des chaises, les regard vide et le corps tendu.

Pour lui aussi, l’attente doit être insupportable. Même s’il montre rarement ses émotions, Victor est un être sensible. C’est en tous cas le portrait de lui que me brossait Maëlle, lors de nos soirées pyjama où nous discutions dans le noir jusqu’à une ou deux heures du matin. Selon elle, un rien pouvait ébranler son père. Un film triste, une chanson douce qui lui rappelle son passé suffisait à faire couler des larmes argentées sur sa peau déjà striée de rides naissantes.

Lorsque je m’approche de lui, il tourne la tête vers moi et me sourit en tapotant la chaise à côté de lui. Je m’y assois sans un mot, mes yeux rivés aux siens.

Les yeux de Victor m’ont toujours fascinée. Si son visage en lui-même n’a rien d’exceptionnel et paraît même banal, ses yeux lui confèrent un éclat remarquable. Et surtout, rien ne leur échappe. Ses prunelles vertes captent tout, du petit oiseau perché sur une branche voisine au moindre battement de cils d’une comédienne sur une scène de théâtre. Cette vision affûtée digne d’un archer surentraîné ou d’un dieu grec s’avère être son arme et son alliée la plus précieuse. Grâce à elle, il réalise des photographies remarquables, qu’on peut contempler pendant des heures sans se lasser. Ses clichés semblent vivre, respirer et même bénéficier de leur propre âme. Quiconque passe sous son objectif est immédiatement sublimé.

A côté de ça, Victor parle peu. Il n’en a pas besoin : son appareil photo le fait à sa place.

Je n’ai jamais vraiment eu l’occasion de discuter avec lui. Pourtant, une multitude de questions m’assaille quand je regarde ses photos. Mais je n’ai jamais eu le courage de les poser, tant le silence et la carrure imposante de Victor m’impressionne à chaque fois que nous nous croisons.

Cependant, lorsque je m’assois à côté de lui en le regardant droit dans les yeux, il m’adresse immédiatement la parole.

-Je peux te poser une question, Alexia ?

Direct. Brutal. Il est comme ça, Victor : il va droit au but. Après tout, les mots n’ont pas besoin d’emballage, surtout dans une situation pareille où les phrases étouffées sous le poids de la douleur ne se comptent plus.

Je le contemple un instant en silence, puis murmure d’une voix peu assurée :

-Allez-y, M. Cartier.

-Tu es sûre ? 

-O…Oui.

Pas vraiment, en fait. J’ai plutôt peur de ce qu’il va me demander, et surtout de ne pas savoir lui donner de réponse. Je déteste répondre aux interrogations pressantes. Je ne suis pas quelqu’un de bavard, mais plutôt une « observeuse ». Regarder les gens et les déshabiller du regard jusqu’à apercevoir ne-serait-ce qu’une petite partie de leur âme m’intéresse davantage que de parler pendant des heures.

Mais là, je n’ai pas le choix. Je ne peux pas balbutier une excuse quelconque et m’enfuir en courant avant que Victor ait le temps de poser sa question.  Je ne peux pas lui faire ça.

Et de toute manière, je n’ai nulle part où aller, désormais.

-Qu’est ce qu’elle pensait de moi ? demande Victor à brûle-pourpoint.

Je fronce les sourcils. Je ne m’attendais pas du tout à ce genre de question. Je balbutie :

-Comment ça ?

-Je veux dire, reprend-il d’une voix douce, est-ce qu’elle te parlait de moi, parfois ? Et en quels termes ?

Je baisse les yeux un instant, laissant mon regard flotter sur la table jonchée de magazines.

Que répondre à cela ?

Bien sûr que Maëlle me parlait de ses parents. Elle le faisait même très souvent. Ce n’était pas mon cas. Je n’ai jamais eu son don de la rhétorique ni la capacité de parler de ma petite vie en réussissant à la rendre intéressante. Pour moi, ouvrir mon cœur aux autres et parler de mes problèmes sans la moindre pudeur revient à se plaindre. Et je déteste ça. Alors, même lorsque les secrets deviennent trop pesants et tordent ma poitrine dans tous les sens, je n’en parle pas.

Je me tais.

Maëlle, elle, parlait fréquemment de ses parents. Et pourtant, elle ne semblait jamais se plaindre et ne fondait jamais en larmes pour rajouter plus de drame à ses déboires. Elle racontait tout cela d’une manière totalement neutre, comme s’il s’agissait de la trame du dernier film qu’elle avait vu. Il était impossible d’y voir une quelconque forme de narcissisme ou d’apitoiement.

Parfois, il me semblait que ses anecdotes avaient été inventées.

Sabine était en général l’héroïne des histoires familiales de mon amie. En revanche, elle parlait peu de Victor. Je n’ai jamais osé lui demander pourquoi.

Mais un jour, j’ai cru comprendre.

Maëlle avait toujours admiré son père, comme c’est le cas de toutes les jeunes filles. Il était son idéal masculin, l’homme de sa vie et sa figure protectrice. Mais Victor était tellement mystérieux et même renfermé qu’il en impressionnait presque sa propre fille, qui ressentait pour lui un profond respect mêlé de crainte.

Je pense qu’il était simplement impossible pour elle de parler de lui en des termes appropriés.

-Elle vous aimait, Victor, murmuré-je.

Je ne l’avais jamais appelé par son prénom auparavant.

Victor hoche la tête, ne sachant quoi répondre. Il n’a pas dit « Je sais » ou « Je regrette de ne pas avoir été là pour elle ».

Comme je l’ai dit, Victor ne parle pas pour ne rien dire.

Mais je suis persuadée d’avoir raison :

Maëlle n’a jamais su dire à son père à quel point elle l’aimait.

Tout comme je n’ai pas su la remercier.

Pour tout.

Pourquoi je parle encore d’elle au passé ?

Tremblante, la gorge serrée, je tente de me donner une contenance en attrapant un magazine sur la table basse. Victor, lui, s’est déjà réfugié derrière le voile de ses yeux et semble désormais plongé dans la sécurité de ses pensées.

Je tente de lire, davantage pour ne pas être obligée de faire face à cette pièce sordide que par véritable envie. Mais je ne parviens pas à déchiffrer les cordées de lettres qui se forment devant moi. Le plaisir que me procurait la lecture avant semble s’être envolé, comme une plume qu’on tente en vain d’attraper avant qu’elle ne soit balayée par le vent.

Les mots d’encre n’ont plus de sens à mes yeux. Je les fixe, incrédule, sans les comprendre. Sans qu’ils m’ébranlent.

Je confonds les lettres entre elles. Les photos de mannequins en papier glacé me semblent plus fades que jamais. J’ai envie de les frapper, elles, ces filles aux formes parfaites qui me lancent un sourire factice.

Quant aux espaces entre les mots, ils ne servent plus qu’à recueillir mes pensées et les enfermer dans leur vide abyssal. Je me perds en eux. Mon esprit vagabonde, tente d’attraper quelques souvenirs avant de se reconcentrer sur ces mots étrangers.

Je ne sais plus lire.

Soudain, la porte de la chambre 47 s’ouvre en claquant et Jules paraît dans l’entrebâillement de la porte. Ses sourcils froncés me rappellent tout : Pascal, la carte.

Robin.

Je me lève, instinctivement. Jules ne bouge pas. Il se contente de rester planté là, interdit, à me dévisager.

J’ai l’impression qu’il va me frapper.

Il ne le fait pas.

Au bout d’un moment, mon ami franchit la distance qui nous sépare, m’attrape fermement par le bras et m’entraîne dans le couloir sans un mot ni un regard pour Victor.

Retour sur le champ de bataille.

Infirmières, médecins, appareils. Appareils, médecins, infirmières.

Je n’en peux plus, de tout ça. Vraiment.

Mon regard croise celui de Jules. Il me fixe sans ciller. Je baisse la tête, m’attendant à subir une nouvelle vague de reproches. « Qu’est-ce qui t’a pris, Alexia ? Ça va pas, de te mettre dans un état pareil pour une putain de carte ? »

Voilà ce qu’il devrait me dire.

Mais il ne le fait pas.

Jules ne dit rien. Comme s’il ne savait pas quoi dire. En fait, si, il sait parfaitement ce qu’il devrait dire. Mais il attend. Il attend que je prenne la parole en premier.

Ce que je ne fais pas. Mes lèvres demeurent closes, comme scellées par du plomb. Seul l’air conditionné parvient à franchir leurs murailles pour pénétrer dans mon corps meurtri par des cicatrices invisibles.

-Toi aussi, tu te souviens de chaque seconde ?

Je lève la tête. Jules est adossé au mur blanc, à côté de la porte de la salle d’attente. Il regarde droit devant lui. Je cherche mes mots, ne sachant quoi répondre à ça. Finalement, je n’ai pas à le faire, puisqu’il reprend aussitôt la parole :

-Je veux dire, ce jour-là. Je me souviens de tout. Du goût de mes céréales sur la langue au petit déjeuner et celui de la fine pluie sur mes cheveux lorsque je suis sorti de chez moi. Les cours. La cantine. Vos voix. Nos rires. La leçon sur la paupérisation de M. Jolly. Le match de volley que notre équipe a perdu alors qu’on ne perd jamais, d’habitude. Et la voix du Dr. Mamour au téléphone.

Il lève les yeux vers moi.

-Je me souviens de tout, Alexia. De chaque seconde. Alors que… Si rien ne c’était passé, si Maëlle n’avait pas été percutée de plein fouet par une bagnole qui n’aurait jamais dû se trouver là, je ne me serais jamais souvenu de tout ça. Cette journée aurait été broyée par mon cerveau, lessivée pour laisser place à une autre. Je ne me serai jamais souvenu en détail du vendredi 4 février. Je n’en aurais gardé que…

-Des bribes.

Il me regarde, étonné que j’aie achevé sa phrase aussi rapidement. Je le regarde aussi.

-Oui, c’est ça, murmure-t-il après un long silence. Des bribes.

Mon menton tremble. Mes jambes aussi. Ma gorge nouée par l’émotion refuse toujours de laisser échapper un traître mot. Lui aussi…

-Je me suis souvent posé la question, murmuré-je.

Je n’avais même pas voulu prononcer cette phrase à haute voix. Les mots se sont échappés tous seuls, alors qu’ils refusaient de franchir mes lèvres une seconde plus tôt. Jules me scrute d’un air interrogateur. Je n’ai pas d’autre solution que de poursuivre :

-Je veux dire : si tu ressentais la même chose que moi. Je me le suis demandé des millions de fois, depuis une semaine. Tous les matins en arrivant dans la salle d’attente où tu étais déjà assis. Dans le couloir près de la salle de jeux. Partout. Tout le temps.

Je m’interromps à nouveau. Nos yeux sont toujours vissés l’un à l’autre. Puis j’achève dans un souffle :

-Maintenant, je connais la réponse.

Mon cœur semble s’être libéré d’un poids invisible. Le faible sourire que m’adresse Jules me prouve que la même chose vient de se produire au fond de lui.

Voilà. Nous l’avons enfin retrouvée.

Notre complicité d’avant.

Jule se rapproche encore plus de moi :

-On ne s’en sortira pas seuls, Alex. Même si c’est dur, on doit rester ensemble. Tous les trois. C’est ce qu’elle voudrait. On lâche rien, ok ?

J’acquiesce en silence.

-Non, je murmure. On lâche rien.

 

 

Bastien est encore au chevet de Maëlle lorsque nous revenons dans la chambre 47.

Il ne la regarde pas.

Ses yeux fixent le vide. A la lumière de l’éclairage blafard, il semble avoir au moins trente ans. Ses traits ne ressemblent pas à celui de l’adolescent juvénile qu’il était encore il y a une semaine.

Tout comme l’Alexia que je contemplais dans le miroir tous les matins ne doit plus rien avoir en commun avec celle que je suis maintenant.

Nous sommes contaminés par le sourire crispé des infirmières. Délavés par la couleur blanche de la chambre 47.

Accablés par le poids du temps qui file.

-Les gars, souffle Bastien. Il ne reste plus que…

Jules le coupe d’un geste de la main. Oui, Bastien. On sait. Pas la peine de faire le compte à rebours.

Bastien toise Jules un instant, puis décrète d’une voix blanche :

-Il faut qu’on la réveille. Maintenant.

Super idée. Complètement d’accord. La question est : comment ?

Comme s’il avait lu dans mes pensées, Bastien suggère :

-On peut essayer quelque chose. De tout simple. Je viens juste d’y penser. C’est peut-être la meilleure chose qu’on puisse faire.

-Quoi ? Dis-nous, l’encourage Jules.

Bastien demeure silencieux un moment, puis poursuit :

-L’un après l’autre, on va lui raconter notre première rencontre avec elle. Les premiers mots échangés. Ce qu’on a pensé d’elle à ce moment. Je pense que ça pourrait peut-être… Entraîner un signe de sa part.

Un signe. Ce fameux signe que nous attendons tous. Et qui tarde à arriver.

Néanmoins, son idée ne me paraît pas si mauvaise. Plutôt bonne, même. Je croise le regard de Bastien. Il me fixe intensément, attendant mon avis.

-Ça me plaît, je murmure.

-Moi aussi, approuve Jules.

Bastien hoche la tête et se tourne à nouveau vers moi :

-Alexia, tu veux commencer ?

J’acquiesce en silence, ne pouvant empêcher un frisson glacé de me parcourir l’échine. J’ai peur. Peur de parler, d’essuyer les regards pressants des garçons, et, surtout, de ne pas la voir réagir.

Je ne crois pas pouvoir supporter son silence plus longtemps.

-Tu n’auras même pas à la regarder, Alex, murmure Bastien comme s’il lisait dans mes pensées. Fais comme si c’était une impro.

Je hoche la tête sans le regarder.

Une impro.

Mes jambes me conduisent vers le lit.

Respire, Alexia. Respire.

Mon regard s’attarde un instant sur le corps inerte. Les mains fines de Maëlle sont délicatement posées sur les draps couleur ivoire.

Et entre ses doigts, la broche.

Je parie que Bastien n’a pas réussi à s’approcher de son visage pour la lui mettre dans les cheveux. Je le comprends.

Je me rapproche un peu plus du lit.

Et je le sens.

Son parfum. Miss Dior. Bastien en a aspergé la pièce. Si je fermais les yeux, je pourrais me croire sous les étoiles.

Sur la colline.

Mais je n’y suis pas. Et je n’y retournerai peut-être jamais.

Tais-toi. Parle. Lance-toi.

Mes ongles s’enfoncent dans la chair de ma paume. Une douce douleur m’élance.

Je contemple à nouveau le corps inerte drapé d’un silence blanc.

Puis je me lance :

-La première fois que je t’ai vue, tu étais…

La porte de la chambre s’ouvre brutalement, me coupant la parole dans un claquement sourd.

Sabine paraît sur le seuil. Visage fermé. Regard froid.

Pourquoi est-elle entrée sans frapper ? Elle ne fait jamais ça, d’habitude.

Elle nous fixe, impassible, puis ses mots tombent comme un couperet :

-Il faut qu’on parle.

 

 

 

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