Chapitre 2

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Silence.

Le silence dans mon cœur, dans mon corps. Un éclair paralytique. La foudre qui me coupe le souffle. Une vague muette qui me submerge tout à coup, laissant mon être exempt de tout bruit. Mon corps est muet. Seule ma tête continue son long monologue incessant.

Depuis que je suis entrée dans cette chambre d’hôpital que je connais par cœur, ma gorge s’est asséchée comme la terre d’un désert.

Bastien et Jules se taisent, eux aussi.

Aucun d’entre eux ne prononce le moindre mot.

Car tous deux ont les yeux rivés sur moi, immobiles et tranquilles.

Ils attendent que je parle.

Que je dise quelque chose.

Mais, aussi surprenant et étrange que cela puisse paraître, je ne le fais pas.

Il m’est impossible de décocher le moindre mot. Aucun son, que ce soit un mot, un rire bref ou même un sanglot ne parvient à s’échapper de ma bouche. Ma gorge est comme un étau qui se resserre de plus en plus, m’étranglant de l’intérieur et me coupant la respiration au fur et à mesure que les secondes s’égrènent. Je ne parviens même pas à lever les yeux tant le regard accusateur des murs blancs et aveuglants m’éblouissent. Je n’ose pas non plus me tourner vers le lit parfaitement bordé qui se dresse devant moi. Alors, mon dos se voûte et je baisse les yeux vers le sol. Si, à cet instant précis, la terre s’ouvrait sous mes pieds en un gouffre abyssal et m’engloutissait dans ses profondeurs inconnues, j’en serais presque soulagée.

Non. Arrête, Alexia. Cesse tes conneries. Tu as un devoir à accomplir. Pas de place pour tes rêveries à la con. Tu voudrais vraiment disparaître sous terre ? Je croyais que t’en avais fini avec ces métaphores de merde.

A côté de moi, Bastien et Jules se regardent un bref instant, puis reportent leur attention sur moi. Si un regard pouvait brûler, je serais déjà morte. Leurs yeux semblent me lancer des éclairs, à présent. Je peux presque voir Jules lever les yeux au ciel avec exaspération et Bastien faire la moue. « Qu’est-ce qu’elle fout ? » doivent-ils se dire. On a pas le temps, faut qu’elle fasse quelque chose ! Parle, Alexia. Oui, parle. C’est pas si dur, non ?

Non.

Mais je n’y arrive pas. Je suis comme paralysée, incapable de sortir la moindre phrase malgré les ordres pressants de ma conscience. Et j’en suis la première surprise.

La semaine dernière, c’était toujours moi qui parlais le plus, dans cette pièce. Je venais plusieurs fois par jour, et jamais un silence comme celui-ci ne s’est installé. Je m’étais habituée à ce dialogue sans réponse. Je donnais à Maëlle des nouvelles de ma voisine, surnommée « la folle aux chats » par tout le quartier.

Je lui racontais le plus de ragots possible, je sais qu’elle adore ça. Lorsque je ne savais plus quoi dire, j’en inventais. Parfois, une boule se formait dans ma gorge et l’envie me prenait de me jeter par terre et la supplier de revenir.

Mais je ne le faisais pas.

Je ne l’ai jamais fait.

Je jouais le jeu. Comme Sabine, Victor et les autres. Je paraissais enjouée, et, en fin de compte, cela me faisait énormément de bien.

Mais aujourd’hui, je n’y arrive pas.

Pourtant, rien n’a changé.

A un détail près.

Il ne reste plus qu’une cinquantaine de minutes.

Après…

Je n’arrive même pas à envisager l’ « après ».

C’est sûrement pour ça que je ne peux pas parler, aujourd’hui. Parce que je sais qu’à chaque seconde qui passe, les chances de la voir ouvrir les yeux s’amenuisent. Et je ne peux pas supporter ça.

Mais il y a autre chose.

Dans ma tête, les souvenirs reviennent.

Ils s’emboîtent, un par un. Démêlés.

Peu à peu, le ciment de ma vie se reconstitue.

Et je dois me concentrer pour ne pas le perdre, car je dois me souvenir.

Je dois me rappeler ma vie d’avant. Au moins, j’aurais sauvé ça. Des souvenirs. Quatre années de souvenirs qui demeureront à jamais éternels dans mon cœur.

Tu perds ton temps, Alexia. Chaque seconde compte.

J’essaie, pourtant. J’essaie de parler. J’ouvre la bouche, une phrase débile au bord du cœur, puis j’entends le bip des appareils autour d’elle et ce bruit atroce me déstabilise, m’interrompt dans mon élan, monopolise la parole pendant quelques interminables et infinies secondes. Lorsqu’il se tait, enfin, j’ai oublié ce que je voulais dire. Et le même schéma se répète, une fois, deux fois, trois fois. Je dois ressembler à un poisson hors de son bocal.

Allez, Alexia. Parle. Ils n’attendent que ça. Ils ne le feront pas à ta place. Ils t’attendent. Honneur aux dames, comme on dit.

Oui. C’est ce que dirait Jules s’il osait parler. Honneur aux dames.

Je réessaie.

Mes lèvres se décollent l’une de l’autre, lentement. L’air conditionné pénètre dans ma bouche et balaie ma gorge de son vent glacial.

Qu’est-ce que je peux dire ?

Qu’est-ce que je dois dire ?

Je ne sais pas. Je ne sais plus.

Bastien et Jules me fixent toujours d’un air encore plus accusateur. Leur cœur brisé et agacé se reflète dans le regard qu’ils me jettent. Je ferme les yeux. Plongée dans le noir, je fais abstraction de tout bruit. Je n’entends plus rien. Je ne sens plus rien. Il n’y a plus que moi.

Et elle.

Malgré cela, j’ai l’affreuse impression que le monde entier est suspendu à mes lèvres, guettant ma réaction.

Qu’est-ce que je vais bien pouvoir dire ?

Tais-toi. Improvise.

J’ouvre les yeux.

Je regarde sans le voir le lit qui me fait face.

Puis quelques mots sortent de mes lèvres :

-Tu nous manques, Ma…

Je referme aussitôt la bouche. Honteuse. Le rouge me monte aux joues.

Est-ce bien moi qui ai prononcé cette phrase aussi bateau ? Je n’ai pas le droit de sortir une connerie pareille. Pas maintenant.

Bizarrement, Bastien et Jules ne réagissent pas. Ils attendent. Encore.

Je reporte mon attention sur le lit.

Lit blanc.

Chemise de nuit blanche.

Murs blancs.

Pieds blancs.

Pas beaucoup de nuances de couleurs, ici.

Deuxième tentative. J’ouvre la bouche pour murmurer : 

-Tes pieds sont sales.

J’ai prononcé ces quatre mots l’un à la suite de l’autre, sans respirer, comme si je voulais les cracher au plus vite. L’air conditionné pénètre à nouveau dans  ma bouche et mes narines.

Silence.

A nouveau.

Mes mots semblent s’être envolés dans ce pays blanc. Comme des ballons.

Puis Jules réprime un éclat de rire. Il n’y a que lui pour se marrer dans une situation pareille.

Mes yeux sont toujours fixés sur les pieds de Maëlle. Peut-être devrais-je me lever et franchir la distance qui me sépare de la tête du lit pour la voir en face, comme j’ai voulu le faire à plusieurs reprises la semaine passée.

Mais je n’ose pas. Je n’ai jamais osé.

C’est encore trop tôt, me disais-je.

Sauf que bientôt, il sera trop tard.

De toute manière, je ne sais pas si Maëlle aimerait que je la voie dans cet état. Elle a toujours été assez pudique, mine de rien.

Soudain, Jules brise le silence :

-T’as pas eu de bol, Maëlle. Il n’y a jamais de voiture, d’habitude.

Jamais de voiture. Mon cœur se serre. C’est vrai. Il n’y en avait jamais. Si on avait su… Je crois qu’en fait, c’est ça le pire.

Ne pas savoir comment cela s’est déroulé. L’heure précise où c’est arrivé. A quel moment. Mais le pire du pire, ce sont ces phrases au conditionnel qui me viennent constamment en tête. Encore elles. Ces phrases teintées de regret.

-Tu n’as même pas eu le temps d’allumer la nuit, soupire Bastien.

Des regrets, encore.

Soudain, pour la première fois, je me demande comment ils font, tous les deux. Comment arrivent-ils à parler d’un ton aussi détaché alors que leur cœur doit être en train de se tordre dans sa cage au fur et à mesure que le temps nous file entre les doigts ? Est-ce qu’il se rendent compte, au moins, que le temps est compté ? Parce que je n’arrive pas y croire.

C’est là que mes yeux se posent sur elle.

Grande, majestueuse, imposante. Et surtout extrêmement bruyante.

Comment ai-je fait pour ne pas la remarquer ? Je pensais connaître cette chambre par cœur. Mais non.

C’est la première fois que je la vois.

L’horloge.

Elle semble démesurée, cette horloge. Les aiguilles, les chiffres, tout est immense. La trotteuse semble filer à toute vitesse sur le cadran, comme si elle était pressée d’en finir. Je me rends enfin compte de l’omniprésence du temps. Le temps est partout. Le temps règle nos vies, minute après minute, seconde après seconde. Le temps nous définit. Et le pire, c’est qu’on s’en rend à peine compte.

Jusqu’à ce que la vie devienne une course.

Soudain, la porte de la chambre claque. Une jeune femme au teint mat entre dans la pièce. Je ne l’ai jamais vue ici. D’après sa blouse blanche, elle doit faire partie du personnel de l’hôpital.

Sa paume se tend devant nos visages.

-Jennifer. Infirmière. Ravie de vous rencontrer.

Nous lui serrons la main, l’un après l’autre. Puis son regard se détache de nous et elle se dirige vers le lit blanc. S’occupe des appareils. Murmure à Maëlle des mots que je ne comprends pas, même s’ils sont parfaitement audibles. Elle ne nous prête aucune attention.

Bastien et Jules ne parlent pas. Ils se contentent d’observer Jennifer en silence. Je tente d’intercepter leur regard. En vain. Mais je suis persuadée qu’ils pensent  la même chose que moi :

« J’aimerais m’occuper d’elle à sa place ».

Bastien se lève brusquement.

-Sortons, nous ordonne-t-il.

Dans ses yeux, aucune colère. Ni douleur. Ni amertume. Son regard n’exprime rien de ce qu’il ressent, comme s’il refusait que son intériorité se reflète à travers un quelconque signe de son corps. Il est comme ça, Bastien. Il filtre ses émotions et se constitue un masque de cire permanent. Parfois, on dirait qu’il ne ressent rien. « T’es un vrai Réplicant », le taquine parfois Jules.

Mais en y réfléchissant, j’aimerais tellement être comme lui. Je déteste qu’on lise en moi comme dans un livre ouvert. Parfois, je veux juste qu’on me foute la paix. Que personne ne devine ce que je pense ou ce que j’éprouve.

Comme aujourd’hui, par exemple.

Jules et moi nous levons à notre tour et suivons Bastien à l’extérieur de la chambre sans un regard pour Jennifer.

Ni pour Maëlle.

-Je ne supporte pas de voir cette femme faire ça, marmonne Bastien.

-Moi non plus, soupiré-je.

Jules nous regarde sans rien dire. Pour une fois.

Dans la salle d’attente, Sabine et Victor sont encore là. Mais ils ne sont pas seuls. A côté d’eux est assise une vieille femme, dont la main tremblante semble vouloir enfoncer sa canne sous terre. Un voile terne cache ses yeux bleus, empêchant quiconque de capter son regard.

Yeux bleus.

Une boule se forme dans ma gorge.

-Sa grand-mère, murmure Jules.

J’acquiesce en silence.

Lorsqu’ils nous aperçoivent, Sabine et Victor se lèvent et se dirigent vers nous.

-Toujours rien ? risque Victor.

Nous secouons la tête. Non. Rien.

Je jette un coup d’œil à la vieille par-dessus l’épaule de Sabine. Elle nous scrute en silence. Son regard n’est plus vague, mais fixe. Elle observe d’abord Jules, le scrutant de la tête aux pieds sans ciller, puis regarde Bastien. Enfin, elle pose les yeux sur moi.

Son visage pâle est strié de rides profondes. Lorsqu’elle pleure, celles-ci doivent se gorger de larmes comme une rivière sur le point de déborder. Ou peut-être qu’elle fait partie de ces gens qui ne pleurent jamais.

Elle nous observe à nouveau, un par un. Puis elle nous pose une question qui déchire mon cœur :

-Vous êtes…?

A côté de moi, Bastien se raidit. Jules baisse les yeux. Je peux presque entendre leur respiration s’accélérer. Un long silence s’installe.

Un silence gêné, cette fois-ci.

Car aucun d’entre nous ne sait quoi répondre.

Et que répondre à ça ? Cette femme doit penser que nous n’avons rien à faire ici, et elle a raison. Nous sommes des inconnus pour elle. Des inconnus qui viennent de sortir de la chambre d’hôpital de sa petite fille.

A ses yeux, nous ne sommes personne.

Sabine et Victor échangent un regard. Le premier depuis longtemps.

C’est Sabine qui répond à la vieille :

-Maman, voici Alexia, Bastien et Jules. Les meilleurs amis de Maëlle.

L’autre ne réagit pas. Après nous avoir à nouveau regardés, elle prend son sac à main et se dirige vers la chambre d’hôpital. La porte se referme derrière elle.

Sabine se tourne vers nous :

-Excusez-la.

Je hausse les épaules.

-Pas de problème.

Menteuse.

Sabine m’adresse un sourire pincé. Une fossette se creuse au niveau de son menton.

- J’ai un service à vous demander, dit-elle. J’aimerais que vous alliez chez nous pour récupérer quelques… Objets qui étaient importants pour elle. Le Dr. Rezendes m’a dit que cela pourrait peut-être la faire revenir. Si ça ne vous dérange pas, bien entendu.

Nous acquiesçons sans nous concerter. Non, ça ne nous dérange pas. Tout vaut mieux que de rester plantés là sans rien faire.

-Super, murmure-t-elle. Je vous laisse y aller. Vous avez les clés, de toute façon. Merci beaucoup à vous trois.

Sabine nous adresse un dernier sourire avant de se diriger vers la porte de la chambre. Elle tremble.

-On y va ? demande Jules.

Je tente d’accrocher un sourire sur mes lèvres.

-On y va.

Nous sortons de la salle d’attente. Couloir. Ascenseur. Rez-de-chaussée.

Dans l’entrée, des dizaines de personnes se bousculent. Médecins, infirmières, proches. Et des malades, aussi.

Combien de temps leur reste-t-il, à eux ? Plusieurs jours ? Plusieurs heures ?

Le savent-ils, au moins ?

A l’accueil, je reconnais la même femme que tout à l’heure, celle avec des lunettes à monture d’écaille. Je passe devant elle sans la regarder.

Les portes automatiques s’ouvrent devant nous.

Les rayons du soleil me caressent le visage tandis que je lève les yeux vers le ciel bleu.

 

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