LA TRIBU, SALOMON CONFESSION

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Alba et sa petite communauté étaient finalement arrivés à l'entrée de Bugarach. Ils y avaient rencontré Séréna qui les avait emmenés jusqu'à Campeau.

Le récit qui suit, recueilli plus tard par Pistoleta, est celui d'un événement qui a bouleversé tout le monde, peu après leur arrivée.

Un matin, à la fin de l'été, La Sauvage revint d'une de ses absences auxquelles chacun s'était habitué et offrit à Salomon une chevalière portant la croix de Toulouse, un bijou d'or, brut et pesant. Étonné, Salomon la remercia avec émotion et passa la bague à son annulaire pour ne plus la quitter.

Parfois elle préparait la soupe ou faisait des galettes de farine. Elle avait souvent une petite attention pour celui qui l'avait sauvée, malgré la distance qui persistait entre eux. Le temps passa puis, au retour d'une cueillette, Séréna la surprit en train d'essuyer ses larmes. Elle ne dit rien mais ce qu'elle ressentit à cet instant fut la douleur d'un amour qui ne savait éclore et la pauvre avait l'air si abattue que l'Ancienne décida qu'il était temps d’intervenir. Elle attendit la pleine lune, réunit toute la Tribu autour d'un feu lumineux et commença :

— Chers tous. J'ai voulu cette réunion car nous avons un problème.

Elle jeta un regard perçant vers Salomon qui baissa la tête, soudain très pâle.

— Salomon, j'interviens aujourd'hui, et de façon très exceptionnelle, cela parce que je te vois dans la peine, tout comme La Sauvage.

Il y eut quelques murmures. L'homme était captif du regard de La Sorcière.

— Il est évident pour tous qu'il y a un courant d'Amour* entre vous deux. Cela fait six mois que je vous regarde vivre, que je te vois dépérir, et elle, est dans la tristesse. Elle va dans la forêt pour pleurer, comme se cache un animal blessé. Alors, je te prie, dis-nous quel est ton problème et nous pourrons peut-être t'aider, vous aider.

Il baissa les yeux, les poings crispés.

— Si tu n'éprouves rien pour elle, dis-le lui. Elle s'en remettra. Les femmes sont fortes.

La Sauvage était très pâle, serrant son châle autour de ses épaules, glacée. Il releva les yeux et chacun fut surpris de le voir si abattu, chacun s'interrogeant sur les raisons de sa souffrance. Séréna reprit :

— Donc je ne pense pas me tromper en disant que tu es épris d'elle...

— Tu as raison, acquiesça-t-il dans un souffle.

— Alors, qu'est-ce qui t'empêche de lui offrir ton cœur ?

La tension était palpable, comme un courant électrique circulant des uns aux autres, les menant vers les profondeurs de leurs âmes.

— Pourquoi tant de retenue ?

Il la suppliait du regard de ne pas le contraindre aux aveux, glacé lui aussi, désespéré, faisant non de la tête, refusant l'épreuve. Mais Séréna ne lâcha pas l'affaire, désolée de le voir bouleversé à ce point, mais certaine qu'elle devait le faire pour l'équilibre et la paix de La Tribu. Elle insista d'une voix douce, ne prononçant qu'un mot de plus :

— Pourquoi ?

Après quelques secondes, il murmura :

— Je ne suis pas quelqu'un de bien...

De lourdes larmes roulaient sur son visage. Il regardait son Aimée avec un désespoir et une honte brûlants. Séréna poursuivit :

— Être quelqu'un de bien... Voilà longtemps que je n'avais entendu cette expression ! Et, est-ce que cela a encore un sens ?

— Pour moi, oui.

— Alors, dis moi, qu'as-tu fait de si terrible pour que ça t'empêche d'aimer ?

La question était si directe qu'il la reçut comme un coup, pliant sous le choc, les laissant tous stupéfaits de le voir ainsi brisé. Il leur avait paru tellement solide et rassurant... Il y eut comme une lueur de peur autour du petit groupe serré autour du feu. Les Enfants Perdus échangeaient des regards inquiets. La Sauvage était pétrifiée. Alba observait attentivement les réactions de chacun, inquiète. Llordat et sa famille hésitaient entre pitié et peur.

Quel était le terrible secret qui rongeait cet homme ?

Les flammes et la brise dansaient, indifférentes.

— Salomon, pose ce fardeau.

— Je ne peux pas...

— Tu le dois car, si tu ne le fais pas, La Sauvage sera malheureuse, toute sa vie, à t'attendre.

— Et si je le fais, ce sera pire. Je ne suis vraiment pas quelqu'un de bien !

Au son de sa voix, Séréna sut qu'il était au bord de la panique. Elle ne lui laissa pas le temps de passer à l'étape suivante qui, logiquement, aurait été d'annoncer son départ et répondit d'une voix sévère :

— Il ne t'appartient pas d'en juger, lui répondit-elle d'une soix sévère, c'est à nous de décider si nous sommes capables de regarder ta part obscure et du même coup... d'affronter la nôtre !

La stupeur s'abattit sur le petit groupe. S'attendant à la confession de Salomon, ils ne pensaient pas devoir, sur le vif, examiner, voire mettre à nu, leur propre conscience.

— Salomon, aie confiance dans le Destin, reprit Séréna, dis-moi ce qu'il s'est passé.

Sa voix, très douce, quasi monocorde, avait quelque chose d'hypnotique. L'homme se redressa, livide, prit deux profondes inspirations et, au prix d'un effort inouï, fit face à sa réalité.

Il avoua avoir, au cours d'une beuverie de plusieurs jours dans Toulouse en proie à la folie générale, participé au viol d'une femme. Le rouge aux joues, le front bas, Salomon s'éloigna tristement et entra dans la maison pour préparer son sac de voyageur, incapable de rester là plus longtemps. Il ressortit, le cœur gros, submergé de honte, et partit lentement, le visage baigné de larmes.

Il avait cru trouver la paix, mais les cauchemars n'avaient jamais vraiment cessé de le harceler. La culpabilité l'avait tenu sur la réserve et le poussait maintenant à s'exiler, ne sachant que faire de mieux, retrouvant son intégrité de maudit.

Le silence qui suivit dura une éternité.

Séréna, des yeux, avait cherché La Sauvage, sans la trouver. Elle attendit que chacun ait passé le cap de la stupéfaction pour prendre la parole :

— Mes amis, j'ai plusieurs choses à vous dire. Tout d'abord, je veux vous parler de Salomon. Nous l'avons rencontré, les enfants et moi, au cours de notre long voyage, à un moment où je commençais à faiblir. Je ne suis plus bien jeune... Nous l'avons suivi discrètement jusque Bugarach. Ensuite, il nous a pris sous sa protection. Sans lui, Norbert nous aurait sans doute abattus. Salomon a sauvé La Sauvage, et il a veillé pendant des semaines sur sa convalescence. Il est doux et patient avec les enfants. C'est grâce à son travail acharné et à ses connaissances si nous avons tous survécu à ce premier hiver d'Après.

Chacun écoutait attentivement.

— Alors je me refuse à juger cet homme qui nous a tant aidés. Ce crime qu'il a commis dans un contexte de folie générale a brisé la vie de sa victime mais a brisé la sienne également et il l'expiera jusqu'à son dernier souffle. Certains ont sans doute remarqué qu'il se passait quelque chose entre La Sauvage et lui, comme une aube qui n'arriverait pas à se lever. La honte qu'il a de lui-même lui a fermé les portes de l'Amour. Mais ce que moi je sens, dans mon cœur, c'est que ce n'est pas un méchant homme. Ensuite, nous nous trouvons dans une étrange situation. Une poignée de survivants perdus dans l'immensité du monde, condamnés à s'adapter ou à disparaître. À présent, la question est de décider si nous voulons trimballer nos vieilles casseroles jusqu'à la fin des temps, ou si nous voulons renaître.

Il y avait de l'étonnement dans les regards. Serena constata avec inquiétude que Luis n'était pas là non plus mais elle poursuivit, sentant que c'était le bon moment pour leur parler :

— De plus, je ne suis pas que la femme que vous pensez connaître. Je ne suis pas non plus que La Vieille, celle dont personne ne voulait plus. Je vais vous dévoiler moi aussi ma part obscure, et ce n'est pas si facile, croyez-moi. Au cours de notre périple, nous avons souffert de la faim, de la soif. Nous avons été épuisés, frigorifiés. Nous devions nous cacher tout le temps. Je pense que vous avez tous vécu cela aussi...

Un jour que nous étions en train de réchauffer les deux boites de cassoulet trouvées dans une petite maison isolée et dévastée, un type a jailli de la forêt et s'est emparé de la casserole. Les enfants n'avaient rien mangé depuis la veille au matin quand nous avions partagé les derniers fruits secs que je gardais dans mon sac en réserve. Nous étions fatigués et loin de tout. Perdre ce repas nous condamnait à rester sans rien jusqu'à ce que nous trouvions quelque chose dans une maison abandonnée, ce qui nous obligerait à nous rapprocher des zones encore habitées et dangereuses. À cet instant j'ai senti une boule de rage dans mon ventre et une vague de haine envers ce pauvre homme qui devait être aussi affamé que nous. Et je l'ai poussé dans le ravin, sans aucun remord. Et il est tombé emportant notre repas...

— Mais, Serena...

— Chut... laisse-moi finir, Alba. On pourrait se dire que c'est naturel, se protéger, protéger sa famille... jusque-là, ça va, je suis d'accord. Ce qui est beaucoup plus contestable, c'est la joie, la haine, l'ivresse du pouvoir et la satisfaction que j'ai ressenties. Je savais que j'allais le tuer et je l'ai quand même poussé, et avec plaisir. Deux cents mètres de dénivelé... Maintenant je regrette, mais c'est trop tard.

Serena était très pâle. Confesser cette partie de son histoire lui coûtait énormément, bien plus qu'elle ne l'avait imaginé. Les enfants ne l'avaient pas vu pousser le voleur, et elle leur avait juste dit qu'il était tombé en s'enfuyant avec son butin.

— Maintenant, vous savez qui je peux être vraiment, et je n'en suis pas très fière. Nous avons une chance unique de pouvoir inventer une autre façon de vivre. Mais avant cela, nous allons devoir accepter notre passé, pour le dépasser.

— Je comprends, Serena... murmura Llordat. Il nous faut accepter notre propre part obscure pour pouvoir la transcender... Alors, moi aussi je veux dire le mal que j'ai fait !

Serena sentit son cœur bondir de joie à l'idée qu'elle avait eu les bons mots et touché leurs cœur et conscience. Llordat raconta comment il avait abandonné les femmes qui l'avaient aidé à s'échapper et comment elles étaient sans doute mortes par sa faute. Alba avoua en pleurant qu'elle avait abandonné sa vieille mère pour fuir le chaos et acheva en se cachant le visage :

— Je ne pouvais pas l'emmener, elle ne le voulait pas. Et je ne voulais pas rester là-bas non plus. Quelque chose me poussait à fuir au plus vite. Mais de n'importe quelle façon que je le dise, je l'ai bel et bien abandonnée.

La sœur de Llordat relata combien elle avait souhaité de mal à une camarade et comment elle avait propagé de méchantes rumeurs sur son compte par jalousie, la poussant à faire une fugue qui avait fini par un accident de voiture dans lequel elle avait eu les deux jambes brisées puis amputées. Ses parents mirent en évidence leurs pratiques de vente qui leur rapportaient plus qu'elles n'auraient dû grâce à divers astuces indélicates.

— Merci, chers tous, de m'avoir écoutée et d'avoir accepté de vous remettre en question. Merci d'avoir eu le courage de partager les actes que vous a dicté votre part obscure. En conclusion, je vous demanderai juste de penser à Salomon comme à vous même.

— Merci à toi. Merci de nous avoir conduits sur un chemin de réflexion différent de celui que nous suivons habituellement.

C'était la mère de Llordat qui exprimait ce que chacun était en train d'expérimenter. Après elle, un à un, tous vinrent serrer l'Ancienne dans leurs bras, contre leur cœur ému. Il y avait comme un parfum de grâce, quelque chose d'infiniment doux et puissant qui les bouleversait bien au delà de ce qu'ils imaginaient. Ils n'osaient pas encore sourire mais ils se sentaient comme neufs, infiniment légers et pleins d'énergie. Serena envoya Irma chercher Luis, mais elle revint après vingt minutes, bredouille et inquiète :

— Mamie, je ne l'ai pas trouvé, j'ai regardé partout, je connais toutes ses cachettes et il n'y est pas ! Et il fait nuit. Luis a peur, la nuit ! Faut vite le trouver !

— Oui, Irma. On va tous s'y mettre. Sauf Annabelle qui va rester à la maison pour l'accueillir au cas où il reviendrait.

Salomon marchait tel un somnambule, suivant le chemin qui le ramènerait au village puis au delà... Peu lui importait où, pourvu qu'il puisse cacher sa déchéance.

Il marchait à pas pesants...

Chacun partit explorer les environs dans la nuit traversée de nuages pressés. Le vent s'acharnait sur les arbres dans un bruit qui couvrait leurs appels inquiets. Serena avançait à petits pas, sans réfléchir, juste à l'écoute de son instinct. De loin, Irma la vit prendre le chemin menant au lac et elle la rejoignit en courant.

— Où tu vas, mamie ?

— Je suis mon intuition, pour trouver Luis.

— Mamie, je crois que je sais où il est allé.

—Ha oui ?

Serena était curieuse de savoir la suite. Depuis longtemps elle savait que sa petite fille était, comme elle même, douée d'intuitions parfois très précises. Avec un peu de chance ce serait le cas cette fois et elles éviteraient à tous des heures de recherche et de stress. Après la cérémonie qu'ils avaient vécu, tout le monde avait besoin de réfléchir et de se reposer.

— Alors, Irma, qu'est-ce que tu en penses ? Où est allé notre jeune ami ?

— Tu me demandes de deviner ?

— Oui, ma chérie, maintenant, nous avons la nécessité absolue d'utiliser toutes nos capacités, surtout celles qui étaient mal vues avant. Alors, quelle est ton idée ?

— Mamie. Je sens qu'il est près du lac, avec Salomon.

— D'accord, alors mon instinct ne m'avait pas trompé. On va descendre les rejoindre.

— Mamie, il n'est pas méchant Salomon...

— Non, Irma, il n'est pas vraiment méchant. Mais il a fait une terrible erreur, il y a longtemps et à cause de ça, il souffre énormément.

— À cause de sa conscience...

— Oui, et c'est ce qui montre que ce n'est pas une mauvaise personne. S'il était dans l'obscur, il ne regretterait pas son acte.

— Je sens qu'il est malade, là maintenant.

— Malade ?

— Oui, il a quelque chose qui ne va pas ! Et Luis est devenu une boule de peur toute verte !

— Dépêchons ! Aide-moi, ma chérie, donne-moi ta main, j'irai plus vite !

* Amour en tant que sentiment, avec majuscule pour différencier de l'acte physique.

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