RETOUR VERS LA VILLE

5 minutes de lecture

Avant que la nuit ne soit tout à fait là, Jordan avait ordonné la halte. Ils installèrent le bivouac à l'abri d'une ruine tellement envahie par la végétation que ses vieilles pierres moussues étaient à peine visibles de la route. Il soupira. Si on pouvait appeler ça une route ; un chemin creusé de trous et d'ornières, parsemé de roches qui ralentissaient l'allure des chevaux et les couvrait de poussière. Mais, peu importait, le lendemain, en début de soirée, ils seraient en Ville ! Il ferait son rapport à ses supérieurs et s'en réjouissait d'avance. Il pouvait même espérer une récompense. Somme toute, ça avait été une bonne expédition.

Quatre sentinelles étaient postées. Les chevaux entravés renâclaient doucement dans l'obscurité naissante. Les hommes avaient allumé le feu et préparé la tisane. Regroupés autour du foyer, assis dans l'herbe, ils mangeaient sans parler. Après ce genre d'expédition, il y avait toujours un moment de silence. Comme une gêne, ce soir-là. Peut-être chacun avait-il fait le tour de sa conscience, une fois le feu de l'action retombé. Peut-être la victime était-elle trop attirante, trop émouvante. Ils étaient fatigués aussi. Deux jours de chevauchée à travers cette saleté de forêt pour arriver. Ils se sentiraient mieux une fois qu'ils en seraient sortis ! Aucun d’entre eux n'aurait aimé l'avouer mais tous avaient peur de la Forêt. Il se racontait à son sujet tellement d'histoires, toutes plus affreuses les unes que les autres dont ils étaient nourris depuis leur plus jeune âge...

Les armes à portée de main, ils mangeaient la galette de voyage : un pain très lourd accompagné de viande séchée. Le menu était mince; ils n'avaient pas pris le temps de réquisitionner des provisions chez l'habitant. Ils auraient bien agrémenté le repas de fromage et de fruits mais ils ne protestaient pas. Personne ne s'y risquait quand Jordan donnait un ordre. Entendez par là que ceux qui s'y étaient risqués n'étaient plus en mesure de le raconter, qu'ils soient en vie ou pas. Ces hommes craignaient leur chef mais le respectaient aussi pour sa bravoure et son instinct dans les combats. Et, s'il était intraitable, sur l'obéissance de chacun, il ne punissait qu'avec équité. Quand aux prisonniers, ils étaient traités... comme ils devaient l'être. En gros, c'était une bonne équipe, soudée et active. Son pourcentage d'échecs très faible en faisait une des meilleurs, régulièrement citée en exemple. Tout était en ordre. Il s'étira, satisfait et s'assit, adossé aux restes d'une murette de pierres sèches et soupira. Il faisait noir à présent. Il serra les pans de sa cape. Le vent était frais. Les hommes avaient fini leur repas. L'un d'eux lui amena une tasse de tisane fumante, bienvenue avant de passer la nuit dehors.

— Vous ne mangez pas, chef ?

— Non, plus tard. La tisane me suffit, merci.

Il tenait la tasse brûlante entre ses mains croisées et regardait la vapeur monter en volutes fantomatiques. Comme il n'ajoutait rien, l'homme retourna auprès du feu. À quelques pas, Tom et Arris conversaient à mi voix.

— Tu vois, Tom, je suis déjà venu plusieurs fois dans cette forêt et, on a beau ne pas vouloir, on finit toujours par baisser la voix.

Jordan avait gardé la tasse jusqu'à ce que la chaleur soit devenue insupportable. Alors, seulement, il but la première gorgée et la reposa lentement, à proximité, sur une pierre. Son regard était fixe et sombre.

— Il fait toujours ça, fit remarquer Arris à son collègue sur un ton neutre.

— Ça quoi ?

— Garder sa tasse jusqu'à ce qu'elle lui brûle les doigts.

— Pourquoi ?

— ... Je ne sais pas. Mais ce qui est sûr, c'est qu'au début il la gardait quelques secondes. Maintenant, il tient plusieurs minutes...

— Il est cinglé, voilà tout !

— C'est possible.

Réponse entre ironie et affection.

Arris se leva et sortit de son paquetage quatre gourdes d'alcool. Il faudrait bien ça pour réchauffer les ardeurs! Il les connaissait bien, tous, maintenant. Son cadeau fut accueilli avec enthousiasme et passa de main en main et la bonne humeur eut tôt fait de revenir. Il les regarda quelques instants et retourna s'asseoir.

— Voilà une petite récompense dont ils avaient bien besoin ! Tiens, bois un peu de tonique, mon garçon !

Sans discuter, Tom avala une bonne rasade de cet alcool et saisi souffla comme un dragon. En quelques secondes, le breuvage avait envahi chaque cellule de son corps. Il se sentait vraiment bien... Arris en prit aussi une gorgée. L’exécution lui avait semblé difficile. Après vingt ans qu'il interrogeait, punissait, mettait à mort sans scrupules, aujourd'hui il avait décelé comme une faille dans sa cuirasse, un pincement au cœur, ce symptôme de la pitié qu'il croyait avoir éradiquée. Il en avait une étrange honte. Son attention se dirigea vers Tom :

— Quel âge as-tu ?

— Trente et un ans.

— Raconte-moi pourquoi tu as choisi de devenir bourreau. Vocation ou hasard ?

Tom se sentit rougir jusqu'à la racine des cheveux. Il est des pensées que l'on préférerait tenir secrètes mais qui s'échappent, à notre insu, par nos moindres gestes. Quand Arris avait fait quelques remarques sur sa vie privée, il avait laissé échapper nombre de messages. Et Arris ne laissait jamais perdre une information.

Il sourit dans l'obscurité et reprit :

— Alors, qu'est-ce qui te motive ? Travail bien payé, pas trop fatigant ? Service à la Loi ?

Ou peut-être que tu aimes la pouvoir...

— Pourquoi me posez-vous toutes ces questions ?

— On va faire équipe pendant un certain temps et comme je suis curieux, j'aime bien savoir avec qui je travaille.

— Je fais ce boulot parce que ça me va !

Tom avait baissé les yeux, les joues rouges. Arris sourit de nouveau à la nuit.

— Ça te va... ça veut dire quoi ? Ça te plaît ?

— Oui, grogna le jeune homme de mauvaise grâce.

— Est-ce que tu en retires une sorte de plaisir ?

— Foutez-moi la paix avec vos questions !

— Ne te fâche pas. Je disais ça juste parce que c'est important d'aimer son travail. Pour le faire bien.

— Et vous, vous l'aimez ?

— Bien sûr ! Si je ne l'aimais pas, j'aurais déjà arrêté !

Tom l'écoutait avec méfiance. Il aurait aimé voir son regard, être sûr qu'il ne se moquait pas, parce qu'il appréciait cet homme d'une bonne vingtaine d'années son aîné. Il appréciait son calme et sa bonne humeur.

— Tu sais, Tom, la fonction de bourreau nous place à part. Tu seras seul très souvent, toujours en fait.

— Je sais. J'ai pu m'en rendre compte, déjà.

— Tu porteras la malédiction de tous ceux que l'on confiera à tes bons soin, de leur famille, de leurs amis. Tu devras être solide comme ces pierres.

— Je le suis.

— Je le pense aussi. Tu me plais et je vais te dire pourquoi, moi, je fais ce travail. D'abord, j'aime la sensation de puissance que ça me procure. J'aime voir la peur dans leurs yeux et le défi aussi. Je surveille leur souffle comme la flamme d'une bougie et les soubresauts de leurs côtes, quand il leur manque. Regarde bien leurs mains qui s'ouvrent et se ferment. Il arrive un moment ou je ne fais qu'un avec ma victime. Je bois sa vie dans son âme.

J'aime par dessus tout le moment où ils acceptent leur défaite, l'instant où, dans leur cœur ils abandonnent la lutte... Juste avant de se rendre.

J'aime ce vertige incomparable plus qu'aucune autre drogue. Et je peux en peser chaque composant au milligramme près.

Je peux t'apprendre tout ce que l'on m'a appris, si tu le veux.

Annotations

Vous aimez lire MAZARIA ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0