LA SORCIÈRE ET LES ENFANTS

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Iléa s'éveillait lentement. La tête pleine des brumes du sommeil, elle s'étira en bâillant sous l’œil de Noir-Chat. Le soleil déjà haut glissa un rayon curieux par la fenêtre et caressa ses jambes nues. Elle inspira profondément, appréciant ce moment de bien-être, quand un souvenir fit une percée dans son cocon : C'était aujourd'hui la foire d'automne ! Et il était déjà tard ! Comment avait-elle pu oublier ça ? !

Tout en se levant d'un mouvement souple, elle se promit d'aller voir Séréna. Il lui semblait parfois n'être pas vraiment là, ou pas en totalité, c'était difficile à définir... Elle courut jusqu'au ruisseau et s'y plongea avec délices. Rien de tel pour disperser les angoisses de la nuit ! Cela faisait plusieurs semaines qu'elle dormait très mal. Il fallait vraiment qu'elle en parle à Séréna. Celle-ci aurait bien quelques conseils à lui donner...

D'un geste de la main, elle jeta ses soucis à l'eau et rentra se sécher en frissonnant. Elle ouvrit un vieux coffre de bois et en sortit un pantalon et une tunique flottants, taillés dans une toile blanche légère, offerts par une femme Karzaï pour avoir guéri son compagnon d'une méchante fièvre. Mais c'était un tisserand de l'Est qui les avait faits.

Les Tisserands de l'Est excellaient dans ces travaux d'une grande finesse. L'Est commence où finit la forêt. Comme l'Ouest et le Nord, et le Sud aussi. Souvent elle se demandait pourquoi elle était arrivée dans cette vallée, au milieu de centaines de kilomètres de forêt. Que venaient faire ses parents dans cette région, que cherchaient-ils ? Et surtout, qui les avait assassinés, abandonnant leurs corps au bord du chemin, livrés à l'appétit des bêtes ?

Et aussi pourquoi avait-elle survécu, elle ?

Elle rangea ses sombres pensées dans un petit coin de son esprit et entreprit de démêler ses cheveux en faisant la grimace. Mais quand elle eut fini, la sauvageonne avait disparu du miroir. Elle avait l'air d'une jeune femme ordinaire, si ce n'était son regard, trop brillant, trop intense et pénétrant. La plupart des gens ne le supportaient pas. Ils se détournaient, gênés, parfois même ils se fâchaient. Il lui arrivait de traverser la foule comme un fantôme, les yeux fixés sur un point, loin vers l'horizon, pour ne pas les déranger. Mais souvent, on s'écartait pour ne pas se trouver sur son chemin. Et on ne marche pas dans les pas d'une sorcière non plus. Ça porte malheur ! Même si elle avait quelques amis et de bonnes relations avec la plupart des gens, elle était La Sorcière... Plus jeune, elle s'en était souvent amusé. Elle s'était même servi, de temps à autre de leur superstition. Puis, lasse de ne pouvoir trouver sa place dans le hameau, comme Séréna, elle s'était retirée dans une petite maison de pierre sur une colline, à la limite des terres cultivées et de la forêt. Elle sourit au souvenir de son installation : il n'y avait plus de toit, ni porte ni fenêtre. C'était à peine mieux que dehors...

Elle se rappelait avoir ravalé ses larmes et s'être mise au travail avec colère, débarrassant le lieu des broussailles qui l'avaient envahi : ronces, sureau, chélidoine, orties... Il faisait presque nuit quand, fatiguée, elle s'était assise sur une pierre en soupirant. Elle aurait aimé rester au village, mais ce n'était pas l'avis de tous. Ce matin là, Iris l'avait croisée, crachant à ses pieds. S'en était suivi une violente altercation, vite stoppée par l'intervention de quelques passants raisonnables, leur conseillant de régler leur différend d'une autre façon et ailleurs que sur la place.

Sans ajouter un mot, Iléa était rentrée chez elle, avait jeté pêle-mêle, dans un sac, quelques vêtements et ustensiles de cuisine, son matériel de soins et le seul souvenir qu'elle avait de ses parents et de son enfance : un livre, soigneusement enroulé dans une toile. « Femme qui court avec les loups* », son seul bien vraiment personnel, son héritage, et celui de la " Guerre des Pétasses ** ". Elle était ressortie avec ses bagages, et avait lancé aux badauds qui s'étaient attardés :

— Je viendrai vider cette maison dans quelques jours. Je m'en vais, ma place n'est pas ici !

— Tu ne devrais pas faire ce plaisir à Iris. Elle a un sale caractère, voilà tout, lui avait-on répondu.

— Elle n'est pas la seule que je dérange, vous le savez aussi bien que moi. Je suis désolée mais je ne veux pas vivre ici, tout juste tolérée. Je m'installe sur la colline, dans l'ancienne bergerie.

— Mais il n'y a même plus de toit ! Et il reste à peine un mois avant les grands froids, comment vas-tu faire quand il neigera ?

— Je ne sais pas. Mais je ne veux plus être épiée, observée à longueur de temps, ni insultée dès que je sors de chez moi. Je ne peux plus supporter ça. Si vous avez besoin de moi, venez me chercher là bas.

Sur ce, elle était partie. Et elle s'était sentie soulagée. Sa nature sauvage avait, elle aussi, du mal à s'accommoder de la promiscuité du village. Elle avait besoin d'air. La première semaine, elle avait achevé le défrichage et couvert un espace suffisant pour vivre, grâce à un tressage de bois souple recouvert d'un mélange d'herbes sèches et de terre. Elle remarqua, sans le montrer, que l'on passait aux abords en faisant mine de ramasser les noix ou les dernières figues, le regard curieux mais discret. Puis, les enfants étaient venus. Elle était en train de poser les dernières pierres du foyer, lorsqu'elle les avait entendus venir de loin, malgré leur intention de visite surprise.

— Oh, c'est pas juste ! Tu devines toujours quand on vient te voir !

— Non, Zéline, je n'ai pas deviné. Vous marchez comme des sangliers et vous caquetez comme des poulets. Je vous ai entendus, voilà tout. Même, vous sentez le miel à plein nez ! Allez, entrez !

D'un coup, ils s'étaient calmés. Impressionnés, à la fois, par l'endroit et par son occupante, ils avaient franchi le seuil et se tenaient serrés les uns contre les autres, silencieux. Comprenant leur gêne, elle avait repris la parole d'une voix joyeuse.

— Tout de même, je ne m'attendais pas à cette gentille visite ! Asseyez-vous ! J'ai des mûres et quelques pignons pour le goûter, ça vous dit ?

— Oui, merci, mais on ne t'embête pas ?

— Non, au contraire, asseyez-vous.

Ils s'étaient installés sur le sol, assis en tailleur pour grignoter. Medellin, frère de la petite Zéline avait pris la parole d'un ton grave :

— Iléa, nous, on préférait quand tu étais au village. C'était bien les jeux que tu nous montrais !

— Je sais...

— Tu pourrais revenir, maintenant. Mes parents disent que tu n'aurais pas dû partir.

— Et aussi faut pas écouter Iris. Elle déteste tout le monde, a ajouté Zéline en pouffant de rire, les deux mains plaquées sur la bouche.

— À force, elle va se détester elle même ! s'exclama Izarn, le plus jeune des garçons, venu avec son frère, Guils.

— Et quand elle se détestera totalement, elle disparaîtra et on sera tranquilles !

— Faut pas dire ça, crétin ! siffla son frère en lui assénant une taloche. Si elle t'entend ou si on te cafte, elle va t'écrabouiller comme un cafard !

— Ne le gronde pas, Guils. Ici, il peut dire ce qu'il veut, intervint Iléa.

— Et si Zéline le raconte...

Tous les regards s'étaient tournés vers la petite qui, sans se départir de son sourire, les avait apostrophés :

— Mais non, je vais pas le dire ! Je sais garder un secret, moi !

— Non, tu sais pas ! s'écria Izarn. Tu l'as dit à ma mère que c'était moi qui avait mangé tout le gâteau !

— C'est pas vrai !

— Si !

— De toutes façons, tu avais des miettes plein sur toi ! Alors ? !

Iléa les regarda, les écouta, sans intervenir, sans bouger, jusqu'à ce qu'ils s'aperçoivent de son attitude.

— Qu'est-ce que tu fais? Lui demanda Izarn.

— J'attends que vous ayez fini de vous disputer.

Medellín rougit et baissa la tête. Il avait douze ans et c'était l’aîné du groupe, le chef aussi.

— Pourquoi tu veux pas revenir, Iléa ? Demanda-t-il.

— Ça me peine aussi, mais je ne veux pas me disputer chaque jour avec quelqu'un.

— Mais c'est seulement Iris.

— Non, Meddy. Guils et Izarn sont venus en cachette. Pas vrai les garçons ?

— Oui, avaient-ils répondu d'une seule voix penaude.

— Et, s'ils disent qu'ils sont venus me voir, ils seront punis. Ils n'ont pas le droit car leurs parents ont peur de moi. Et ce ne sont pas les seuls. Tu comprends, Meddy ?

— Oui. Avait-t-il lâché du bout des lèvres.

— C'est pas juste ! Avait insisté Zéline.

— Tu as raison, je pense, mais ce sera mieux comme ça.

— Et tu vas avoir froid... et peur dans le noir...

— Ne t'inquiète pas, demoiselle. Je ne suis pas une sorcière à la noix !

En riant, elle plaça ses deux mains l'une face à l'autre, à hauteur de sa poitrine, fit naître une boule de feu rougeoyante entre les deux et jongla avec quelques instant, sous le regard réjoui des enfants. Elle la projeta ensuite dans le rond de pierre qui lui servait de foyer. Les quelques brindilles qui y étaient s'enflammèrent aussitôt et les enfants applaudirent, les yeux brillants.

— Super! Refais-le !

— Non, maintenant, je voudrais que vous m'écoutiez, tous. Et Zéline plus particulièrement. Je veux vous apprendre une petite chanson pour apprendre à garder les secrets. Il faut la chanter au moins deux fois par jour. Écoutez :

« Si tu ne veux pas le dire,

Il te suffira de le sortir,

De ton esprit le bannir,

Lui interdire de revenir,

Et par l'oublier finir.

Au bout de trois répétitions ils l'eurent bien mémorisée.

— Mais, attention, c'est votre chanson. Ne la dîtes pas pour n'importe quoi. Tu verras, Zéline, tu ne diras pas que Guils et Izarn sont venus ici. Cette fois, tu garderas le secret, même pour le pot de miel... Concentre-toi sur la chanson. Maintenant, rentrez au village avant qu'on ne vous cherche.

— On reviendra te voir, promis. Assura Medellín.

— C'est gentil. Embrasse tes parents pour moi. Sauvez-vous, maintenant.

Ils sortirent, égrenant les paroles dans leur tête. Iléa souriait. En leur apprenant cette chanson, elle les avait légèrement suggestionnés. Elle arrivait parfois à faire ça. Et surtout elle leur avait donné confiance en leur force morale.

Notes de Dorian :

* " Femme qui court avec les loups " de Clarissa Pinkola Estés

Résumé inclu dans le livre de Iléa :

Chaque femme porte en elle une force naturelle, instinctive, riche de dons créateurs et d'un savoir immémorial. Mais la société et la culture ont trop souvent muselé cette " Femme sauvage" afin de la faire entrer dans le moule réducteur des rôles assignés. Clarissa Pinkola Estés propose de retrouver cette part des femmes enfouie, pleine de vitalité et de générosité, vibrante, donneuse de vie. A travers des "fouilles psycho-archéologiques" des ruines de l'inconscient féminin, en faisant appel au traditions et aux représentations les plus diverses, de la Vierge Marie à Vénus, de Barbe-Bleu à la petite marchande d'allumettes, elle ouvre la route et démontre qu'il ne tient qu'à chacune de retrouver en elle la Femme sauvage.
Ce livre exceptionnel est destiné à faire date dans l'évolution contemporaine de l'identité féminine.

** " La Guerre des Pétasses " : conflit du vingt et unième siècle, juste après l'effondrement qui opposa principalement les hommes et les femmes qui ne voulaient plus subir le patriarcat millénaire.

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