Incident de parcours

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Quelques jours plus tard, alors qu’il déjeunait avec le Massaké, Baligh reçut une missive lui demandant de rentrer au plus vite, une mystérieuse épidémie avait décimé un village en quelques jours. Ses hommes avaient bloqué l’accès des routes à la fois partant et allant vers la capitale en attendant que leur Chef revienne et prenne les décisions qui s’imposaient.

Les décisions qui s’imposaient ? Cette dernière partie du message inquiétait particulièrement Baligh, car il avait toute confiance en ses hommes qui savaient très bien gérer ce genre de situation sans attendre sa bénédiction. Cela signifiait-il qu’ils se trouvaient confrontés à une situation particulièrement difficile ?

Après avoir perdu un temps précieux à justifier son départ auprès du Massaké, qui ne comprenait visiblement pas l’urgence de la situation, il quitta le banquet pour prévenir sa femme qu’il partait. Juste avant cela, il demanda à son homme de confiance, Baaqir, de préparer vivres et chevaux pour un petit groupe d’homme.

Bahia ne voulait pas rester seule dans la capitale et le supplia, en faisant jouer tous les charmes qu’elle possédait, mais son époux se montra intraitable. Il refusait de repousser son départ pour que sa femme et ses servantes aient le temps de se préparer. De plus, un groupe plus grand le retarderait, alors que visiblement son retour était attendu dans les plus brefs délais. Enfin, le Massaké serait extrêmement contrarié que sa sœur quitte Al-Hasa avant le mariage et il était inutile d’encourir son courroux pour une affaire qui ne regardait pas sa directement sa femme. Ils se quittèrent mécontents l’un de l’autre ; elle ne comprenant pas pourquoi il fallait qu’elle obéisse, lui n’acceptant pas qu’elle oublie qu’il était un Chef de Clan et qu’il ne devait donc rendre de compte qu’auprès de son Souverain. Bien avant que le soleil ne couche les ombres, il rejoignit les chevaux qui piaffaient d’impatience au pied des murailles. Baligh s’était entouré de bons cavaliers qui avaient l’habitude de voyager en s’accommodant du strict nécessaire et il remercia les anciens de leur avoir fourni des montures qui seraient capables à la fois d’endurance et de vitesse. Satisfait, il talonna sa monture et fila comme une flèche vers la route royale qui les mènerait chez lui. Aussitôt, il fût suivi de près par ses hommes que l’idée de mener une course effrénée réjouissait.

Le matin suivant, sur le bord du fleuve, il s’accroupit pour se rafraîchir le visage et les mains. Pendant ce temps, ses hommes rassemblaient leur couche et nourrissaient les chevaux un peu plus loin.

Si Baligh n’avait pas vécu toute sa vie si loin du fleuve, il aurait su que s’approcher ainsi du bord de la rive était dangereux. Surtout quand les rayons du soleil réchauffent à peine les voyageurs des frimas de la nuit. Cependant, il habitait les terres du Sud et, quand un crocodile jaillit de l’eau, il fut pétrifié et n’eut comme seul reflexe que de mettre le bras devant lui pour protéger son visage. Le reptile lui saisit le bras d’un coup de gueule et le tira vers l’eau qui devint aussitôt écarlate. Alors que Baligh luttait sauvagement pour sa survie, ses cris alertèrent enfin ses hommes. La moitié de son corps était déjà presque sous l’eau quand il sentit qu’on le tirait en arrière avec force. Son bras, étiré par les tractions contraires, finit de se déchirer là où la bête avait solidement planté ses crocs, un peu au-dessus du coude. D’un sinistre claquement de gueule, le prédateur avala d’une traite son butin et s’enfonça lentement dans les profondeurs. Les deux hommes tombèrent alors brusquement en arrière. Au rythme saccadé des pulsations accélérées, les artères sectionnées du moignon éclaboussèrent de sang les environs. Baligh hurlait d’horreur et de douleur alors qu’on tentait de l’immobiliser pour le calmer et arrêter le flot de sang. Il fallut bien quatre hommes pour y parvenir et un bon coup de poing l’assommant à moitié. Les compagnons de Baligh emmenèrent leur Chef groggy près du reste des quelques braises qui se mourraient. Alors que l’un d’eux relançait le feu, un autre fouillait sa sacoche à la recherche d’une sangle ou d’un lacet qui aurait pu constituer un garrot, un troisième comprimait la plaie. Les autres étaient encore sous le choc et se contentaient de regarder leur Chef perdre peu à peu ses couleurs. La mare de sang qui l’entourait était telle qu’ils avaient compris que le voile s’avançait inéluctablement et le recouvrirait bientôt. Tout était allé très vite, trop vite. Impuissants face à l’ampleur de la blessure, ils acceptèrent enfin la triste vérité, son cœur avait cessé de battre.  Face à cette mort tragique les laissant sans leader, les hommes se dévisageaient les uns les autres dans l’espoir que l’un d’eux se désigne et prenne les choses en main. Il fallait reporter le corps à Tsamib qui était encore à plusieurs journées de cheval, il fallait prévenir le Massaké sans attendre, il fallait affronter le regard noir de fureur de la veuve, il fallait avoir le courage de reconnaître qu’ils avaient échoué à protéger leur Chef et surtout, surtout supporter le déshonneur qui ne manquerait pas de tomber sur leur famille respective. Celui qui se désignerait comme responsable de leur groupe aurait à supporter le plus grand poids de toutes les décisions qui seraient prises. Baaqir avait fait preuve de détermination en frappant leur Chef pour le sauver, c’était sans doute ce geste et sa carrure de géant qui leur firent accepter son autorité.

Il désigna du menton un de ses camarades.

— Parsa, toi tu repars pour la capitale et en premier lieu tu informes le Massaké. Tu ne préviens personne d’autre avant cela, me suis-je fait comprendre ? Tu nous rejoindras à Tsamib avec Bahia.

L’autre acquiesça et se dirigea vers son cheval comme un automate.

— Parsa, peut-être devrais-tu te laver et te changer avant, si on te voit arriver ainsi on pensera que tu l’as occis toi-même.

Parsa en cherchant à maintenir le bras de Baligh avait été aspergé de sang. La tentation de se laver dans le fleuve était beaucoup moins forte depuis l’accident du matin. Cependant le regard de Baaqir ne laissait pas beaucoup d’alternative. À contre cœur, il prit des vêtements de rechange dans sa sacoche et se dirigea vers l’eau. Il décida qu’il valait tout de même mieux s’éloigner de la rive encore rougie.

— Il faudra au moins deux couvertures pour envelopper le corps. Celle de Baligh et de Parsa devraient faire l’affaire. Parsa sera demain à Al-Hasa, elle lui manquera moins qu’à nous qui avons encore devant nous plusieurs nuits. Par contre, il faut nettoyer le corps avant.

Baaqir continua ainsi à distribuer les tâches et les hommes, encore abrutis par le contre coup, obéirent comme des automates, satisfaits que quelqu’un prenne les décisions à leur place.

 

 Parsa avait galopé presque toute la journée ne laissant à sa monture que quelques rares moments de repos pour se désaltérer. Il avait laissé en plus de sa couverture, ses vivres, ses outres et les sacs de céréales de sa jument. Ainsi libérée de ce poids supplémentaire, le cheval avait avalé la distance en beaucoup moins de temps qu’à l’aller. Il aperçut les murailles du château à la tombée de la nuit. Connaissant le caractère fluctuant du Massaké, Parsa n’était pas certain que déranger le Chef Suprême la nuit venue serait une bonne idée. Toutefois, s’il continuait à cette allure il se retrouverait près des murailles très vite où il risquait d’être repéré par la garde royale et on lui demanderait sans aucun doute d’expliquer son retour.

Il attendit donc patiemment que le jour se lève sous un palmier, un peu en retrait de la capitale pendant que son cheval broutait près de lui.

Le lendemain, comme prévu, son arrivée ne passa pas inaperçue et la nouvelle de son retour comme une trainée de poudre fit le tour des campements entourant la capitale. Malgré les multiples assauts de ceux qui voulaient le faire parler auxquelles il dut faire face, il ne dévoila à personne le message qu’il était venu délivrer. Parsa se contenta de répéter à qui voulait l’entendre qu’il avait un message urgent pour le Chef Suprême.

Le Massaké le reçut plus tard dans la matinée. Epuisé du voyage et de sa nuit blanche, Parsa tenait à peine debout quand il fut enfin convié dans la salle du trône.

Pressentant une mauvaise nouvelle, le souverain n’avait pas voulu qu’Hakim se joigne à lui et le recevait uniquement accompagné de ses servals.

Le jeune homme, effrayé par la plupart des animaux à moustache, se figea à l’entrée et n’osait plus bouger de peur qu’ils ne le prennent pour une proie.

Le Massaké d’une main lui fit signe d’approcher. Les vêtements fripés et poussiéreux ainsi que ses longs cheveux en désordre lui donnaient bien piètre allure. La fatigue et la terreur qui se lisaient sur son visage finissait de parfaire un tableau peu flatteur du jeune homme.

— Qui es-tu ?

— Je suis Parsa, je m’occupe de la sellerie normalement.

— On me dit que tu es porteur de nouvelles urgentes et que tu as même refusé de les transmettre à mon second. Je n’apprécie guère qu’on me dérange ainsi. J’espère pour toi que la nouvelle est importante. Est-ce Baligh qui t’envoit ?

— Oui, enfin non, votre Majesté.

— Oui ou non. Explique-toi.

Les queux des félins commencèrent à se balancer de droite et de gauche augmentant encore d’un cran la nervosité du messager.

Ne pouvant soutenir le regard transperçant du chef, Parsa baissa les yeux et remarqua enfin à quel point ses pieds étaient souillés. Il eut soudainement honte de ne pas avoir pensé à se laver les mains et les pieds comme la coutume l’exigeait avant de se rendre dans la demeure d’un autre. Trop préoccupé par le message qu’il devait délivrer, il en avait oublié tout le reste.

— J’attends.

Le ton glacial du souverain n’aidait en rien le messager. Parsa prit une grande respiration et sortit tout d’une traite, comme une leçon apprise par cœur.

— Votre Majesté, un terrible incident a eu lieu le lendemain de notre départ. Notre Chef bien aimé est mort.

Une fois soulagé du poids de l’annonce, il releva légèrement le regard pour voir la réaction du souverain. Toutefois, aucune expression ne vint trahir le visage du Massaké pour permettre à Parsa de deviner ce qu’il pensait.

— Continue.

Se trouver ainsi devant son souverain était une réelle torture. Parsa était un homme simple, issu d’une famille sans influence et n’avait pas été préparé aux manières de la cour. Parsa abrégea ses souffrances en ne dévoilant qu’en partie la vérité. Il expliqua comment Baligh avait été mortellement mangé par un crocodile, évitant soigneusement de dévoiler leur infructueuse tentative de sauvetage. Il termina son discours en expliquant que Baaqir avait repris la tête de l’expédition et qu’il se rendait avec le corps vers le sud.

Les félins se mirent à grogner à l’unisson. Visiblement leur maître aussi était contrarié par la nouvelle. Il détaillait Parsa, visiblement peu convaincu par l’explication. Le regard scrutateur du Massaké, aussi noir que l’ébène, lui faisait dresser les poils de la nuque. Il agita ses doigts, agacé qu’il était par ses mains moites

— Quelqu’un d’autre est au courant ?

— Non, votre majesté.

— Comment avez-vous justifié votre retour à la capitale ?

— J’ai simplement annoncé que j’avais un message pour vous, votre majesté.

Ce dernier l’observa à nouveau longuement semblant juger sa fiabilité.

— Je ne veux pas que cette nouvelle perturbe les préparatifs du mariage. Est-ce clair ?

— Oui votre majesté, personne d’autre que Bahia ne sera au courant.

— Surtout pas Bahia. Ma sœur ne sait pas tenir sa langue. De tout façon, qu’elle l’apprenne aujourd’hui ou dans quinze jours ça ne change absolument rien. Baligh n’en sera ni plus ni moins mort. Ai-je tort ?

— Non majesté, ni plus ni moins, répéta-t-il comme pour se convaincre du bon sens de cette réflexion.

— Bien, je me chargerai personnellement d’apprendre la nouvelle à ma sœur quand je le jugerai opportun. Pour éviter qu’elle ne devine que vous lui cachez quelque chose, vous repartirez immédiatement rejoindre Baaqir. Je ferai préparé votre cheval avec de quoi voyager seul sans problème. Vous devriez pouvoir le rejoindre en deux ou trois jours.

Parsa hocha la tête et respira un peu plus profondément. Si le Massaké avait des plans pour lui alors son heure n’avait pas encore sonné.

— Toutefois, et ceci est capitale, je compte sur vous pour ne rien dévoiler à Baaqir. Vous allez lui dire que Bahia a préféré célébrer le mariage de son neveu et qu’elle partirait plus tard avec sa sœur.

Parsa devait avoir un air interloqué parce que le Massaké lui demanda ce qui n’était pas claire dans ses consignes. Un des deux félins vint faire une ronde autour de lui très lentement, ranimant sa peur d’être dévoré.

— C’est tout à fait claire Majesté, tout à fait claire.

— Je suis certain que tu sais ce qu’il en coute de me déplaire.

— Oui majesté.

—  J’ai donc confiance en toi, ne me déçois pas, ajouta-t-il en souriant.

Parsa s’inclina et recula afin de quitter la pièce sans tourner le dos au souverain, mais surtout aux deux félins qui se léchaient les babines semblant prendre plaisir à le terroriser.

Il attendit dans une antichambre qu’on vienne lui annoncer que sa monture était prête. Chaque heure qui passait était une heure de torture. Comment allait-il pouvoir mentir ouvertement au géant et affronter le courroux de sa maîtresse ? Une fois qu’elle apprendra que, non seulement il avait été trop lâche pour venir lui apporter la nouvelle lui-même mais qu’en plus, par sa faute, elle n’avait pas pu lui faire ses adieux avant que son corps ne redevienne poussière, elle serait folle de rage. Il redoutait même que la chaleur ne décompose le corps trop rapidement pour pouvoir même attendre d’avoir rejoint le reste de la famille ce qui ne ferait que compliquer les choses. Si Baaqir ne voulait pas voyager avec une odeur pestilentielle qui risquait d’attirer toutes sortes de carnassiers, il faudrait qu’il brûle partiellement le corps, ce qui était une technique particulièrement compliquée. Il ne l’avait vue faire qu’une seule fois et il n’était plus très certain de la marche à suivre. Sur ces lugubres pensées, il se demanda si ce n’était pas mieux de disparaitre complétement. Il fit passer dans sa tête les différents endroits où il avait ne serait-ce qu’une infime chance qu’on ne vienne pas le chercher. Dans tout le royaume, il n’y avait que deux endroits possibles : les montagnes et les volcans. Lui qui venait du sud ne pouvait imaginer vivre une vie où l’horizon ne peut se trouver plus loin que la montagne suivante. Les volcans éteints étaient devenus une zone extrêmement dangereuse ce qui lui laissait un choix presque impossible. On vint le chercher avant qu’il n’eût résolu ce dilemme.

Après lui avoir demandé de mettre un turban qui recouvrait presque entièrement son visage, on le conduisit, par d’étroits couloirs, vers une petite cour située à l’arrière du palais réservée aux domestiques. De là on pouvait sortir par une petite porte dans l’enceinte qui se trouvait derrière les murailles et enfin par-là vers les portes qui permettaient de franchir les murailles.

Alors qu’on lui tendait les rênes, il entendit un petit cri au-dessus de lui. Il reconnut de suite la petite voix chantante de sa sœur cadette, la servante de Bahia. Comme il ne s’y attendait pas, instinctivement il releva la tête et lui fit un petit signe de la main.

— Attends Parsa. Je descends tout de suite.

Il ne comprit son erreur qu’à ce moment précis. Il fallait à tout prix qu’il parte avant qu’elle ne descende. A la hâte, Parsa ajusta la sangle de son cheval, vérifia que les sacoches étaient bien attachées et après avoir brièvement flatté l’encolure de sa monture, se mit en selle. Il ajustait ses pieds dans les étriers quand sa sœur arriva. Pour éviter toute discussion, il jugea bon de ne pas s’arrêter plus longtemps et talonna à peine les flancs de la bête qui se mit aussitôt à avancer.

Penda attrapa la jambe de Parsa qui ne s’arrêta pas malgré tout. La jeune femme ne faisait pas le poids face à la force de l’animal et se laissa presque trainer à ses côtés.

— Parsa ne fait pas l’idiot, arrête-toi.

Les gardes regardèrent surpris le cavalier qui franchissait la porte une femme à ses trousses. Une fois à l’extérieur, Parsa lança un regard suppliant à sa sœur et la repoussa un peu brutalement ce qui la fit trébucher. Un claquement de langue suffit à faire comprendre à la bête qu’elle pouvait enfin se dégourdir les jambes et se lançait au galop

— Parsa, hurla sa sœur folle de rage qu’il n’ait pas daigné l’attendre.

Alors qu’elle regardait au loin les sabots soulevaient des petits nuages de poussière ocre, Penda essayait d’imaginer ce qui poussait son frère à se sauver de la sorte. Ce dernier regard qu’il lui avait lancé surtout l’intriguait. Elle était certaine qu’il lui cachait quelque chose d’important. Elle s’imagina alors que sa maitresse devait savoir pourquoi Parsa se trouvait encore là alors qu’il devait partir avec son Chef trois jours auparavant. Elle se dirigea sans attendre vers ses appartements, bien décidée à connaître le fin mot de l’histoire. Si Bahia était volubile, Penda était une bavarde invétérée et son flot de paroles noyait quiconque n’osait prendre ses distances. Bahia était la seule qui réussissait à la faire taire. Toutefois son indéfectible fidélité et sa constante gentillesse en faisait une servante appréciée et chérie.

Bahia se préparait pour le repas qu’elle devait prendre avec son frère quand sa servante fit irruption dans sa chambre.

— Je viens de voir Parsa dans la cour des mille pieds, déclara-t-elle encore haletante.

La cour avait été baptisée ainsi en raison des dizaines, voire des centaines parfois, de paires de chaussures qui jonchaient le sol. Chacun ayant l’obligation de se déchausser avant d’entrer, les domestiques laissant leurs souliers dans la cour.

— Impossible, il est parti avec Baligh, répondit-elle en continuant de brosser ses cheveux bouclés.

— Je vous assure qu’il était là. Je l’ai surpris avec un animal visiblement préparé pour un long voyage. Il m’a salué et le temps que je le rejoigne dans la cour, il partait déjà. J’ai tout juste eu le temps d’attraper sa jambe et il m’a poussé comme une malpropre pour continuer sa route. Dès qu’il a franchi les murailles, il est parti au grand galop comme si le voile menaçait de le recouvrir.

— Qu’est-ce qu’il t’a dit ?

— C’est cela le plus bizarre. Rien du tout, pas un mot.

Bahia analysa ces propos quelques instants avant de répliquer. Elle posa sa brosse et se tourna lentement vers sa domestique.

— Tu es certaine que c’était Parsa ?

Elle ne pouvait pas lui dire qu’elle avait senti la présence de son frère bien avant qu’elle ne l’ait vu, et répondit pour faire bonne mesure :

— Aussi certaine que ma mère était servante de la tienne.

Bahia fronça les sourcils. Elle ne voyait pas d’explication plausible à la présence de Parsa.

— Pourtant, je les ai vus partir tous ensemble ce soir-là. Cela fait des années qu’ils voyagent côte à côte, tu le sais aussi bien que moi. En plus, Baligh a emmené ton frère pour son agilité et son esprit pratique, pas pour lui servir de coursier. Il aurait plutôt confié cette tâche à Baaqir. Donc pourquoi Parsa serait-il revenu, sans venir me trouver qui plus est ?

— J’aimerai bien le savoir.

Pour une fois, les deux femmes se dévisagèrent en silence. Tout ce qui leur passait par la tête ne pouvait pas être une explication plausible. Au bout de quelques dizaines de secondes, Bahia décida qu’il valait mieux en avoir le cœur net en demandant à son frère de quoi il retournait.

— Aide-moi à finir de me préparer pour le déjeuner, je vais d’abord demander à Abida si elle est au courant de quoi que ce soit. Peut-être que mon frère en a parlé à Boualem, on ne sait jamais.

L’inquiétude qu’elle lisait sur le visage de Penda ne lui plaisait pas. Si elle ne voulait pas se résoudre à s’inquiéter avant d’avoir des réponses, elle n’était quand même pas tranquille.

Bahia et Abida se présentèrent ensemble au déjeuner, bien décidées à se soutenir l’une l’autre. Abida était la sœur ainée de la fratrie et peut-être la seule à ne pas avoir peur du Massaké. On lui avait rapporté un peu plus tôt dans la matinée la venue de Parsa. Le fait qu’il fut présent plusieurs heures dans l’enceinte du Palais sans que personne n’en informe Bahia avait soulevé beaucoup d’interrogations. Baligh était le Chef de Clan et en son absence Bahia le remplaçait. Parsa ne pouvait ignorer que c’était son devoir que de se présenter à elle.

Le visage fermé d’Abida informa aussitôt son frère que quelque chose la contrariait. Elle salua Hakim et les autres convives puis se plaça à la droite du Massaké, comme l’ainée des femmes de la famille se devait de faire en l’absence de l’épouse du Chef.

Abida connaissait son frère mieux que personne, elle savait que s’il avait rencontré Parsa sans la présence d’Hakim c’était qu’il avait quelque chose d’important à cacher. Peut-être des nouvelles du sud particulièrement alarmantes, des nouvelles qui exigeraient leur départ immédiat. Elle attendit que les plats fussent servis et le vin versé pour lancer sa question plus fort que sa position à la table ne l’exigeait.

— Qu’avait Baligh à dire de si urgent qu’il a envoyé Parsa ?

Sa question eut l’effet escomptée. Hakim se tourna brusquement vers son père et les conversations moururent aussitôt.

Le Massaké parcourut l’assemblée du regard. Il fallait qu’il réfléchisse vite à une explication plausible s’il ne voulait pas dévoiler la vérité. Pour se donner un peu de temps, il finit sa coupe en faisant mine de se délecter du nectar.

Contre toute attente, il décida de révéler la vérité.

— Parsa est venu m’annoncer la mort de Baligh.

Dans la cohue générale qui suivit l’annonce, Bahia sidérée par la nouvelle était la seule à ne pas exprimer ses sentiments. Abida repoussa brusquement sa chaise en arrière et quitta la pièce précipitamment. Hakim s’insurgea qu’il était inacceptable qu’il ait pu tenir pour lui un telle nouvelle. Boualem secouait la tête en imaginant le chaos auquel Bahia allait devoir faire face. Les autres invités choqués par la nouvelle commentaient à qui mieux mieux que c’était un nouveau signe.

Le Massaké abattit un poing sur la table avec une telle violence que plusieurs verres se renversèrent et répandirent leur contenu sur la table.

— Cela suffit. Nous savons tous que cette vie qui nous a été donnée peut être reprise à tout moment. Baligh a fait preuve de peu de discernement et cela lui a couté la vie. Nous ne pouvons rien y faire et y voir autre chose que de la bêtise serait de la superstition. C’est justement pour éviter ce genre de réactions que j’ai souhaité un moment plus propice pour annoncer la nouvelle. Maintenant, finissez le repas, conclut-il en se servant encore un peu de vin.

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