Interlude - L'Inquisiteur

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L’Inquisiteur Lecca Valteline se frayait un chemin dans les tunnels lugubres des geôles du Mysterium. La seule source de lumière provenait des torches vacillantes fixées aux murs décrépits par le temps. Les cris des prisonniers ne faisaient qu’ajouter à la détresse qu’une personne sensée aurait ressentie dans cet environnement.

Pour l’Inquisiteur, c’était un lieu exempt de subterfuge, un endroit où il pouvait être lui-même. Si la religion avait été autorisée sur le continent d’Aviz, il aurait surement prié pour le dieu de la souffrance, celui qui délie les langues et expose les secrets.

Même lorsqu’il était à l’opposé des instruments de torture, les cachots du Mysterium l’avaient toujours fasciné. Rien de tel que de faire face à la mort pour révéler sa vraie nature.

L’Inquisiteur s’arrêta devant la cellule qu’il cherchait. La porte était entrouverte, signe qu’on l’attendait. Il entra et fut accueilli par l’expression glacée des deux Exécuteurs sous ses ordres. Au contraire des Inquisiteurs, qui eux dévoilaient leurs visages, les Exécuteurs étaient vêtus d’un casque de métal doré qui dissimulait leur apparence. La partie inférieure du visage, sous la fente rectangulaire s’ouvrant du menton à la lèvre supérieure, était également couverte par une capuche noire sous le masque. La lueur de leurs yeux pouvait parfois être aperçue à travers le camouflage, mais dans les geôles, l’obscurité leur donnait un air encore plus menaçant.

La vue des Exécuteurs rappela à Lecca les démangeaisons incessantes dont il souffrait lorsqu’il devait lui-même revêtir cette même capuche. Les Exécuteurs portaient aussi tous le même pourpoint de cuir noir dont les bordures étaient garnies de bandes dorées. Leurs avant-bras étaient aussi ornés d’une épée surplombant un cercle : le symbole de l’anti-magie, l’emblème du Mysterium.

Mis à part leur panoplie uniforme, les deux Exécuteurs avaient peu en commun. Redaell était le plus petit. Lecca l’avait recruté tard comparé à la plupart des Exécuteurs qui rejoignaient habituellement le Mysterium en tant que jeunes adultes. Lorsqu’il l’avait rencontré pour la première fois, Redaell dirigeait une escroquerie visant à détrousser les bourgeois de passage à Caetobria. Lorsque par mégarde, il avait tenté de voler Lecca, celui-ci lui avait donné un choix simple : travailler pour lui ou se faire immédiatement amputer des deux mains. Il avait choisi le Mysterium. Depuis, Lecca n’hésitait pas à exploiter sa sournoiserie pour son propre bénéfice.

Zera était tout le contraire de Redaell. L’homme massif mesurait plus de deux mètres, et il n’aurait jamais pu tenir une discussion assez longtemps pour plumer le plus stupide des imbéciles. Faute d’intelligence, Lecca profitait de sa force physique.

Entre eux se tenait le marin qui avait été enlevé de force sur ordre de l’Inquisiteur. Il était enchaîné à une chaise métallique fixée à même le sol. Les Exécuteurs l’avaient déjà bien amoché, comme l’avait instruit l’Inquisiteur. Il s’approcha pour inspecter sa victime du jour.

Le visage du marin était encore humide de sang. Son nez était également fracturé, le laissant très probablement agonisant. L’Inquisiteur leva un pan de sa chemise déchirée pour y découvrir les marques violacées sur ses côtes. Au vu des dégâts, les deux Exécuteurs devaient avoir passé une bonne heure à le marteler de coups. Parfait, se dit l’Inquisiteur. Juste ce qu’il faut pour commencer à le faire parler.

La torture était, en un sens, un art. Au contraire de nombreux collègues du Mysterium, lui ne prenait aucun plaisir à voir souffrir les prisonniers. Contrairement à beaucoup de ses collègues du Mysterium, il ne prenait aucun plaisir à regarder les détenus endurer leurs tourments. Ce qui l’intéressait vraiment, c’était d’exposer la vérité derrière les affabulations des prisonniers.

Son art était d’une subtilité extrême, car personne ne résistait longtemps à une interrogation prolongée. Le plus difficile était donc de saisir la vérité au bon moment. À force de violence, tous les prisonniers finissaient par avouer, même les innocents. L’Inquisiteur aurait pu leur faire dire n’importe quoi, mais la plupart du temps, il s’intéressait seulement aux faits réels.

Au cours des années passées au Mysterium, il avait développé une mécanique bien huilée pour rendre l’interrogation la plus efficace possible. Ses deux Exécuteurs avaient récupéré le marin à un moment anodin, peut-être lorsqu’il pensait pouvoir se détendre dans une taverne. Ils l’avaient surement battu en public… il fallait bien garder la réputation du Mysterium. Le prisonnier avait ensuite été menotté à la chaise de métal sur laquelle il se trouvait maintenant, puis martelé de coups. Aucune question ne lui avait été posée. Seule la confusion importait dans les premières heures.

Le travail de l’Inquisiteur pouvait maintenant commencer.

— J’ai toujours eu une fascination pour ceux qui font de la voile une carrière, dit-il de sa voix suave.

Le marin ouvrit un œil, le deuxième étant déjà un monticule de chairs boursouflées sous les coups.

— Choisir une vie si difficile doit être un signe de courage, n’est-ce pas ?

Le marin ouvrit la bouche, mais seul un son rauque en sortit.

— Désolé, j’en oublie mes manières. J’imagine que vous devez être assoiffé ?

L’Inquisiteur se tourna vers Redaell.

— Peux-tu apporter de l’eau à notre ami ?

L’Exécuteur pouffa de rire sous son masque de métal. Il se tourna pour ramasser un sceau posé dans le coin de la cellule puis vida son contenu sur le marin. Il fut surpris par le liquide froid qui avait tout sauf l’apparence de l’eau.

— Sss… s’vous plait, supplia le marin.

L’Inquisiteur s’approcha de la table sur laquelle reposaient ses instruments. Il s’empara d’un simple scalpel de chirurgien. Il approcha la lame à quelques centimètres du visage du marin.

— Je ne tiens pas particulièrement à vous garder prisonnier ici, dit-il. Après tous, nous avons tous d’autres occupations qui nous tiennent à cœur, n’est-ce pas ?

— J’ai rien fait, m’sieur l’Inquisiteur !

L’Inquisiteur lui sourit.

— C’est ce que nous allons découvrir ensemble mon cher.

L’Inquisiteur arracha le lambeau de chemise restant au marin. Il plaça la pointe du scalpel sur sa poitrine et l’enfonça légèrement sous la peau. Le marin serra les dents, mais ne dit rien.

— Vous étiez sur le bateau du roi lors de la tentative d’assassinat. Vrai ?

— Ou… oui, oui. J’me charge de l’entretien du pont. Mais je… j’ai rien vu, je l’jure !

— Voyons, voyons, ne commençons pas à jurer dès maintenant. Gardez cela pour le moment fatidique.

— ‘suis innocent ! cria le marin sous la panique.

L’Inquisiteur posa sa main sur la joue du prisonnier, comme le ferait une mère calmant son enfant.

— Je veux vous croire, mais il est encore trop tôt pour ça malheureusement. Nous avons encore du travail devant nous.

Il commença à faire glisser le scalpel le long de la poitrine du matelot. La lame mordit dans la chair sans aucune résistance. Il atteint rapidement son abdomen et le sang se déversa sur ses flancs. Les exécuteurs durent maintenir le prisonnier en place pour l’empêcher de s’enfoncer lui-même le scalpel dans le corps en gesticulant.

— On parle trop peu souvent de la qualité de la peau humaine comme matériel pour le cuir, dit l’Inquisiteur alors qu’il continuait de trancher l’épiderme du marin. Vous ai-je dit que j’étais apprenti tanneur autrefois ? Ah… ce ne sont pas exactement des souvenirs joyeux, mais j’y ai acquis de nombreuses compétences utiles pour ma seconde profession.

L’Inquisiteur stoppa la lame au niveau du bas-ventre. Puis il l’inclina de quatre-vingt-dix degrés pour sectionner la peau horizontalement sur toute la longueur du ventre. Le prisonnier hurla de douleur.

— Le métier de tanneur est très difficile. Outre la charge physique que représente le transport de peaux gorgées d’eau, il faut aussi supporter l’odeur pestilentielle de la décomposition, de la chaux et de la fiente que l’on utilise pour nettoyer le cuir. Je ne le recommande à personne, croyez-moi.

L’Inquisiteur ramena la lame vers le haut, traçant le troisième côté de son morceau de cuir. On ne devinait bientôt plus la couleur de la peau sous la couche de sang recouvrant le corps du matelot.

— Pourtant, le métier de tanneur à de nombreuses similarités avec celui d’Inquisiteur. La puanteur de la chair en décomposition demeure et je travaille toujours le cuir, bien que ce ne soit plus celui d’un animal.

Redaell ricana sous son masque. Il était toujours bon public, même s’il avait déjà entendu cette histoire des milliers de fois.

À force de douleur, le marin commença à perdre conscience. L’Inquisiteur recula son scalpel et empoigna son prisonnier par le menton.

— J’ai besoin d’information, peu importe que vous soyez coupable ou innocent. Ne me forcez pas à continuer.

— J’sais rien, je l’jure, dit-il en pleure. J’veux pas avaler ma gaffe, ‘suis trop jeune !

Lecca fronça les sourcils. Le langage des marins l’avait toujours laissé perplexe. Il se tourna vers Redaell, à la recherche d’une assistance.

— Il dit qu’il ne veut pas mourir, répondit l’Exécuteur.

— Ah ! Dans ce cas, aidez-moi, mon bon ami. Les moindres détails sont importants.

Le matelot prit une bouffée d’air, puis reprit.

— L’assassin v’nait tout juste de r’joind’ l’équipage. Personne ne l’connaissait !

— Je sais déjà tout ça. Le capitaine du navire est déjà passé par cette cellule. Il en gardera d’ailleurs un souvenir… marquant. Je veux plus de détails. Comment un inconnu a-t-il réussi à rejoindre l’équipage chargé d’accompagner le roi et son fils ?

— Je…

Le matelot commença à tourner de l’œil et l’Inquisiteur le gifla pour lui faire reprendre connaissance.

— Encore un peu de concentration !

— C’est l’gargouillou qui a trouvé l’nouveau gars sur l’port.

— Language! Par pitié, s’égosilla Lecca.

— Euh… le cuisinier m’sieur. Un d’nos matelots d’vait être remplacé, il s’tait bousillé la main. Il a pris l’premier v’nu !

Là ! C’était le moment que l’Inquisiteur attendait. Le moment où la vérité l’emportait sur le mensonge. À cet instant, le prisonnier lui aurait avoué les moindres détails de sa vie, sans aucun filtre. Lecca ressentit une exultation intérieure en reconnaissant cette lueur implorante dans les yeux de sa victime.

— Le marin, comment s’est-il blessé ?

— S’tait un accident m’sieur. Un salle cabot l’a attaqué quand il sortait d’la taverne.

— Mmh, intéressant… Merci, dit-il au prisonnier en toute honnêteté.

Il se tourna vers ses Exécuteurs et leur fit un signe de tête signalant qu’il avait fini. Alors qu’il sortait, le marin l’interpela.

— Vous… vous allez m’laisser partir ?

Lecca se tourna une dernière fois, le sourire toujours aux lèvres.

— Je crains que non. Nous allons vous garder un peu ici, au cas où d’autres détails vous reviendraient.

— Mais… mais…

Zera lui coupa la parole en lui enfonçant un bâillon dans la bouche. L’Inquisiteur quitta la cellule, laissant les hurlements étouffés du marin derrière lui. Il sortit des cachots puis grimpa l’escalier principal du Mysterium de Caetobria, le quartier général de son organisation. Il passa rapidement devant l’énorme inscription qui trônait au-dessus de la porte principale. La gravure en lettres d’or était la raison pour laquelle il était présent dans ce lieu et rappelait le crédo du Mysterium. Il ne put s’empêcher de réciter la phrase dans ses pensées.

La magie est un Mystère interdit des Hommes. Le Mysterium a toute autorité pour exercer la Loi du Mystère. Morts aux Mages et à leurs serviteurs.

Pourtant ce crédo tombait peu à peu en désuétude. Le royaume d’Urraca avait déjà déclaré son indépendance envers le Mysterium. L’Inquisiteur se demanda quels sordides rituels avaient lieu dans ce pays de détraqués. Mais après tout, il se fichait de la politique. Seule importait la chasse à la vérité, son vrai talent.

Il arriva bientôt en haut du grand escalier donnant accès à la salle d’audience du Haut-Mysteriarch, le dirigeant du Mysterium, lui-même élu parmi les cinq Mysteriarchs d’Aviz.

Il frappa puis entra sans invitation, sachant qu’il était attendu. Malgré les moyens dont disposait le Mysterium, la pièce qui s’étendait devant lui était un symbole de retenue. Tous les éléments qui la composaient avaient une utilité indéniable et le moindre superflu était invisible. Un énorme bureau de pin noir trônait au centre de la pièce abondamment éclairée par des vitres parcourant toute la hauteur du mur extérieur. Seule la figure sombre du Haut-Mysteriarch Weitz tachait ce bain de lumière. Le dirigeant du Mysterium se tourna vers l’Inquisiteur.

— Où en est votre enquête, Inquisiteur Valteline ?

— L’enquête avance, mais lentement. L’assassin semble être un véritable fantôme. Les indices sont rares et mènent tous à une impasse. Je viens justement d’interroger un matelot présent sur le navire. L’assassin se serait infiltré suite au désistement d’un matelot blessé. Je me demande même si l’assassin n’aurait pas lui-même causé cette blessure.

— De bien minces indices, Valteline. Continuez de fouiller, l’échec n’est pas une option.

Le Haut-Mysteriarch vint s’asseoir à son bureau. Il portait la longue robe noire brodée de fil doré des Mysteriarch. Il invita Lecca à s’asseoir et il accepta. Le Haut-Mysteriarch était celui qui l’avait sorti du trou puant dans lequel il se trouvait. Il lui avait offert une chance qu’il avait saisie avec enthousiasme. Le Haut-Mysteriarch n’était alors qu’Inquisiteur. La hiérarchie du Mysterium était rigide, mais avec assez d’effort et de ferveur, même un simple Exécuteur pouvait atteindre le rang de Mysteriarch. Comme tous les autres Inquisiteurs, Lecca avait lui aussi endossé le masque doré, à l’époque sous les ordres de Weitz. Un jour, il dirigerait lui-même le Mysterium, il se l’était juré, mais d’abord, il devait trouver l’assassin.

— Croyez-vous vraiment le descriptif qu’a fait le Roi de l’attaque ?

Le Haut-Mysteriarch baissa les yeux sur ses mains noueuses et ridées, une attitude qu’il empruntait souvent lorsqu’il formulait ses pensées.

— Le Roi semble profondément agité par cette affaire. Certains utiliseraient même le mot paranoïaque pour le décrire.

— La folie est un mal courant dans cette famille.

Le Haut-Mysteriarch acquiesça. Il n’avait pas peur de la vérité, une autre raison pour laquelle Lecca le respectait tant. La position du Mysterium facilitait les choses bien entendu. L’organisation ne prêtait allégeance à aucun royaume, mais demandait le support des cinq couronnes d’Aviz en retour.

— Pourtant, le Roi Lusitan a toujours été réputé pour son jugement et sa raison, reprit le Haut-Mysteriarch. Je pense que nous devons nous fier à son témoignage, faute de ne plus pouvoir lui faire confiance pour le reste.

— Mais ce qu’il décrit est clairement de la magie…

— Nous devons nous préparer au pire. Cet incident pendant la guerre n’était peut-être pas un évènement isolé. D’autres mages pourraient avoir été formés dans le secret. Le Mysterium ne peut se permettre la moindre erreur. L’échec sera sévèrement puni, Inquisiteur.

Ah, le moment qu’il attendait : l’éternelle menace. Contrairement aux apparences, la relation des deux hommes n’avait rien de paternel. Lecca avait toujours été un outil utilisé par le Haut-Mysteriarch pour arriver à ses fins. Un outil fiable, qu’il n’avait pas hésité à utiliser contre d’autres membres du Mysterium quand il le fallait.

Lecca avait tout appris de cet homme impitoyable et savait que s’il comptait atteindre son but, aucune erreur n’était permise.

— Vous ai-je déjà déçu ?

— Non, mais il y a un début à tout.

Lecca se leva, certain que l’audience était terminée.

— Je ne vous décevrai pas.

— Bien entendu, Inquisiteur. Mais faite vite, je m’impatiente.

Lecca quitta la salle avec l’estomac noué. Il n’avait jamais fait face à une enquête si difficile. Pourtant, il ressentit aussi l’excitation d’une nouvelle chasse à la vérité. Si un mage se cachait derrière la tentative d’assassinat, il le trouverait coute que coute.

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