Chapitre 46

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   Le bureau que mon ami interne occupait dans le pavillon ouvert, était accueillant, décoré avec soin et bon goût. Sous la fenêtre, le fauteuil derrière une grande table en chêne, encombrée d'objets variés : téléphone moderne à touches, cendrier, agrafeuse, stylos, crayons, bibelots et de piles d'articles divers. Sous le bureau, de chaque côté, un meuble à tiroirs assorti. Contre le mur de droite, l'armoire aux dossiers et ouvrages spécialisés. Le tout formant un ensemble mobilier harmonieux. En face, dans le coin opposé, pas de divan mais trois petites chauffeuses confortables, autour d'une mini table basse. C'est là que nous étions installés avec madame L.


Laquelle m'est apparue telle une charmante petite mamie soixantenaire, digne, se tenant assise bien droit, le regard empreint de tristesse mais confiant, parlant lentement sur un ton monocorde, dans un langage clair et suffisamment riche pour dévoiler un bon niveau culturel. Je fus sidéré de voir un médecin s'entretenir avec sa patiente, sans manifester le moindre signe d'impatience, pendant quarante cinq minutes. Il relançait et encourageait les échanges, écoutant attentivement en n'intervenant que de façon parcimonieuse. Madame L. exprimait son désarroi, sa dépression, en disant qu'elle avait tout raté, son mariage alors que son mari s'occupait d'elle de façon chaleureuse et bienveillante, son fils et sa fille, qui pourtant avaient une bonne situation et des enfants en parfaite santé, qui ne posaient pas de problèmes particuliers. J'assistais à sa détresse, à la fois fasciné et ahuri, sans comprendre ce qui pouvait bien motiver un état dépressif aussi sévère. Si bien que je ne pus m'empêcher de dire : « Mais comment se fait-il que vous pensiez avoir tout raté alors que je ne vois pas de raison à ce que vous pensiez cela ? ». Ma seule intervention fut bien évidemment une énorme connerie, à laquelle madame L. ne put répondre qu'en versant silencieusement quelques larmes.


« Tu vois Jean-Paul... », m'expliqua mon ami par la suite, « la malade te dit qu'elle a un problème, un sérieux problème, et toi tu lui rétorques qu'il n'y a pas de problème. En un mot, tu annules absolument tout ce qui est de l'ordre de sa souffrance, et même sa maladie tout entière. Tu dois toujours considérer les paroles des patients comme l'expression de leur vérité. Tu n'as pas à leur asséner la tienne. »


La leçon, aussi brutale fut-elle, je l'ai retenue et appliquée tout au long de ma carrière. Merci l'ami !


Paradoxalement, il ne me découragea pas de m'engager dans cette voie. Bien au contraire, il y avait tant à apprendre, tant à comprendre, que des motivations pareilles ne pouvaient que me donner envie de me lancer dans l'aventure. Il me disait « c'est en se trompant qu'on apprend » et me confia une patiente de ce pavillon qu'il n'a sûrement pas choisie par hasard, et trois autres du pavillon fermé.


Parmi ces dernières, je rencontrai une femme d'une cinquantaine d'années qui se plaignait d'avoir une boule dans le sein droit. Elle me laissa l'ausculter et la palper. Je sentis des adhérences autour de la tumeur, des ganglions dont un au-dessus de la clavicule, et l'adressai aussitôt au centre anti-cancéreux que je venais de quitter. Peu de temps après, le patron de ce service m'appela pour m'informer que la tumeur était bel et bien maligne, mais fort heureusement, prise à temps, on allait la traiter avec de grandes chances de la guérir. Sur ce point, j'avais suivi à la lettre les conseils de mes anciens chefs qui me disaient : « Tu veux être psychiatre, d'accord, mais n'oublie jamais d'être médecin avant tout ! »


Quant à ma patiente du pavillon ouvert, une jeune femme ravissante, brune, au visage et au corps harmonieux, au regard aimanté, elle me fit découvrir tous les charmes et les pièges de la névrose hystérique grave. Et avec elle j'ai bien failli commettre une autre énorme connerie. Mais dieu merci ! c'est ma foi dans le travail en équipe thérapeutique qui m'a sauvé du désastre, non sans bousculer le confort intellectuel et moral de ladite équipe.

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