Chapitre 35

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   Bien plus tard, je me suis décidé à suivre des cours de batterie. Au terme de cinq années d'efforts désespérés pour m'apprendre à lancer les roulements au bon tempo, mon prof, un virtuose hyper pointilleux, me déclara : « Toi, Jean-Paul, tu es bon surtout pour le folklore bavarois ! » Il faut croire que notre répertoire paillard se rapprochait de ce registre musical, car mes prestations furent très souvent remarquées et applaudies. Les baguettes en main, je jouais dans un état proche de l'extase. Et mes camarades devaient ressentir les mêmes transports. Comme si cette activité s'assimilait à une diversion bienfaisante, comme si elle agissait tel un baume soulageant les douleurs provoquées par notre apprentissage de la vie.


C'était en outre également la première fois que j'appartenais à une troupe, en tant que membre actif et régulier, en vue d'atteindre un objectif commun. Que je ne papillonnais pas d'un cercle d'amis à un autre. Cela me permit de réaliser combien le jeu représente un facteur favorisant la socialisation et la convivialité. Contrairement à la famille, où les intérêts ne sont que rarement partagés par tous.


Nous animions les repas de service, les tonus, les galas annuels de la fac de Médecine. Ces derniers, conformément à la tradition, réunissaient en grande pompe tout le gratin universitaire. Les professeurs s'installaient à des tables qu'on leur avait réservées, des soubrettes délurées et avenantes leur servaient le champagne à volonté. J'accueillis à cette occasion, Manitas de Plata, à la sortie de sa mercedes noire, conduite par une pin-up blonde qui le dépassait d'une tête, tout de noir vêtue, bottes cuissardes sur collants, minijupe et veste en cuir, genre couverture de « Vogue ». Leur « bonsoir » et poignée de main furent minimalistes et courtois. Il paraissait plus vieux que son âge et me dit dans son accent catalan : « je suis malade ». Je lui ai répondu qu'à l'autre bout de la galerie se trouvait l'hôpital où l'on pourra le soigner. Il me suivit sans rien dire jusque dans le hall de la fac et a ensuite enchanté le public grâce à son extraordinaire talent de guitariste. J'ai pensé en l'écoutant : « En voilà un qui n'a sûrement pas suivi les cours de guitare sommaire de Boby Lapointe, ou alors qui a largement dépassé le maître. » Par la suite, j'appris qu'il avait été le protégé de Django Reinhardt, ceci explique cela.


Un premier avril, à la demande de la télévision régionale et du journal local, nous avons monté un canular mémorable. Avec tambours et trompettes, nous accueillîmes à la gare un bel homme noir, brancardier de son état, mais nous étions les seuls à le savoir, puis nous l'avons trimballé dans les rues de la ville, debout dans une rutilante décapotable américaine. Il saluait majestueusement la foule qui se pressait sur notre passage, qui l'acclamait comme un roi, les médias ayant annoncé que Pelé, encore en activité et en pleine possession de son art, allait être transféré dans l'équipe de foot de la ville. Laquelle évoluait en division honneur et eût été ravie de posséder une telle star. Le lendemain, le démenti laissa beau nombre de supporters, qui prirent l'information pour argent comptant, sur leur faim et fort désappointés.


Encouragés par cette réussite, et compte tenu de ma ressemblance frappante avec Steve Mac Queen, que je cultivais soigneusement, nous conçûmes le projet de reproduire ce canular en m’exhibant dans le même véhicule sur la croisette, à Cannes, au moment du festival. Mais nous n'avons pu mettre ce projet à exécution.


Parmi nos autres animations, il convient de citer les mariages. Nous abordions la florissante période des accouplements. Le grand Duduche, à l'hélicon, avec une fille de son bled, blonde, grande, mince, sympa, et rigolarde. Le Pt'it Hugo, au bugle, avec son infirmière, petite brune, douce et adorable. Le Pollux, au cornet à pistons, avec Babette, une fille de notre promotion, mignonne, discrète, sensible, et pleine d'humanité. Et moi avec Janine. Aucune de ces relations n'est venue perturber la cohésion et l'harmonie du groupe.


La fanfare en était à ses balbutiements lorsque je me suis marié. Ils sont venus à quatre participer aux festivités, dans mon pays natal à cent kilomètres de la fac. Ils se sont trompés de jour et ont débarqué la veille devant la maison familiale. Ils sont revenus le lendemain. De mon mariage je n'ai retenu que quelques bribes de la messe et de la soirée, tant j'étais à l'ouest.


Puis il y eut celui de Babette et Pollux. Ambiance agréable, dynamique, bon enfant. Je dois reconnaître que les noces m'ont rarement laissé des souvenirs impérissables. De celle-ci j'ai retenu surtout les compliments de la tante de la mariée sur mes exploits à la batterie. Par un heureux hasard, cette tante était en plus notre prof de parasitologie. Je me suis retrouvé, peu de temps après, devant elle à un oral pour rattraper un écrit raté. Je ne savais fichtre rien sur le paludisme que j'associai au tréponème pâle. Au bout de quelques minutes, elle mit gentiment un terme à mon enlisement, me demanda : « il vous faut combien ? », je répondis : « douze », elle marqua un douze sur son papier et me dit : « allez ! Sauvez-vous ! Et bravo pour votre prestation à la batterie ! C'est plus important que vos connaissances en parasitologie, car je suppose que ce n'est la spécialité que vous allez choisir. » Je la quittai avec un merci, un sourire, et une reconnaissance éternelle.


Enfin, pour clore ce chapitre, nous avons organisé, pendant tout un week-end, un festival des fanfares de Médecine de France. Sont venues celles de Lille et Nantes. Le premier soir, le spectacle fut jumelé avec une soirée dansante organisée à la fac de lettres, animé par l'orchestre de l'accordéoniste France Fallone. Les trois fanfares jouaient ensemble pendant les pauses de l'orchestre. La soirée fut grandiose. Sur la grosse caisse des nantais figurait le nom de leur formation, « la pinarde », ils étaient de fameux boute-en-train, un peu trop portés sur les vins et sirupeux. Les lillois, eux, se vouaient à la musique avec sérieux et application, ils comprenaient mal comment nous avions réussi à jouer aussi bien sans partitions musicales, à partir de notes écrites sur des feuilles de papier.


Après les concerts sur les places publiques, les défilés, nous terminions la journée dans un coin perdu à la campagne, où nous avions dressé des tentes pour y loger nos invités, avec suffisamment de provisions pour les restaurer et les abreuver. Des amis et sympathisants nous y rejoignirent. Nous avons joué sans discontinuer jusqu'au petit matin. Un membre de « la pinarde » a frôlé le coma éthylique, nous l'avons remis sur pied grâce à l'arrêt de l'alcool, aux injections d'équanil et à la surveillance étroite de sa respiration. Le retour sur terre me fut assez difficile, la tête demeurant plusieurs jours envahie par la musique et les moments festifs que je venais de vivre.

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