Chapitre 23

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   Le couple que nous formions se lia avec d'autres couples, et aussi avec les célibataires boute-en-train de ma promotion. Petit à petit les apparences nous installaient dans une communion officielle. Ce qui ne me convenait pas, je me disais chaque jour que cela ne pourrait pas durer, Janine tomberait forcément amoureuse d'un autre garçon, et je recouvrerais ma liberté. Que nenni non point ! Il me vint alors à l'idée, que Dieu, peut-être, m'envoyait un signe, dans son infinie bonté. Il m'indiquait que les rencontres et plaisirs éphémères, le papillonnage affectif, le célibat, ne m'apporteraient que tracas, déceptions et malheurs. En contrepartie, il m'offrait cette magnifique occasion de vivre à fond ma foi chrétienne, de construire l'union sacrée entre un homme et une femme dans l'amour qu'il a conçu pour nous les hommes, union validée par le sacrement du mariage. Au point où j'en étais, pourquoi ne pas tenter cette périlleuse aventure humaine, en prenant la spiritualité comme moyen de transports.


En fait d'autonomie et d'indépendance, nous nous sommes réfugiés dans le giron des parents. Ceux de Janine m'accueillirent comme le messie, les miens furent plus réservés à l'égard de leur future bru ; faut dire qu'elle ne mâchait pas ses mots pour contrecarrer leurs propos, trempés dans le « bouillon de onze heures » de la fraction gaulliste ultra réactionnaire. Bon gré, mal gré, ils firent contre mauvaise fortune bon cœur. Par contre, en tant que fille unique, elle appréciait beaucoup la compagnie de mes frère et sœurs. Vivant tous les deux à la cité universitaire, nous passions le plus souvent nos WE dans ma famille. Il va sans dire que nous dormions dans des chambres séparées. Les retours par le train, le dimanche soir, n'étaient pas une sinécure, quand l'horaire d'arrivée ne nous permettait pas de prendre le bus, et que nous devions parcourir les huit kilomètres de la gare au campus, à pied, sacs et valises (sans roulettes) à la main, pour rejoindre nos pénates respectifs.
Finalement, nous nous sommes établis dans un équilibre affectif presque confortable, avec des étreintes de novices et béotiens qui suffisaient à apaiser mes pulsions sexuelles. Pour composer avec ma névrose chrétienne, je me suis interdit de coïter avant le mariage. Nous allions assez régulièrement nous enlacer et nous caresser dans les sous-bois d'un parc, à proximité des cités U et déserté la nuit. Nos connaissances, dans le domaine du sexe, se limitaient à quelques découvertes empiriques. Pour ma part, j'ignorais totalement comment faire pour amener ma partenaire à l'orgasme. Peut-être même qu'elle aussi, l'ignorait, car elle ne m'a, à aucun moment, indiqué la marche à suivre. Toutefois, notre énergie libidinale se retrouvait en grande partie sublimée dans le travail intellectuel, les cours et les examens.


La faculté de Médecine, de construction récente, proche du campus et attenant au CHU, luxueuse, au sol carrelé en comblanchien n'ayant rien à envier au marbre de Carrare, aux grandes baies vitrées, dotée d'amphis modernes, nous accueillit chaleureusement. Notre effectif comprenait cent-quinze carabins. D'emblée on nous mit dans le bain, ou plus exactement, devant le bain de formol dans lequel baignait des cadavres sans les têtes. Le prof d'anatomie nous ayant déclaré avec un sourire malicieux : « je ne vous dirais pas comment j'ai réussi à me les procurer ». Passons rapidement sur l'odeur, les haut-le-cœur et sensations vertigineuses, sur nos gestes maladroits pour disséquer les macchabées allongés sur des tables en pierre. Il ne m'a pas fallu longtemps pour expérimenter, à mes dépens, la fameuse « piqûre anatomique ». Autrement dit, pour qu'un malencontreux dérapage de mon scalpel vienne traverser le gant et se ficher dans mon pouce gauche. Résultat : au bout de quelques jours apparut un énorme panaris que l'on dut inciser aux urgences, évidemment sans anesthésie locale, au prix d'une insupportable douleur qui faillit me faire tomber dans les pommes.


Par ailleurs, on nous invita à faire quelques incursions dans les services du CHU, à observer dans des galeries circulaires transparentes, au-dessus et autour des blocs opératoires, nos maîtres chirurgiens en plein exercice de leur art. L'un d'entre eux jouissait d'un grand prestige pour avoir réussi, disait-on, la première greffe du bras en France. C'est ainsi que nous découvrîmes tout d'abord la chirurgie orthopédique, via la réduction d'une fracture fermée du tibia, sur un homme adulte de corpulence normale. Sous son masque, devant un micro, le prof nous commentait sa belle ouvrage : « vous voyez, la solution de continuité se trouve à cet endroit » et il prit le pied du patient, le relevait, le rabaissait, plusieurs fois sans ménagement, à angle droit, au beau milieu de la jambe. Ce qui nous sidéra. Le pt'it Hugo s'effondra, foudroyé par un malaise vagal, il s'en remit bien et finira plus tard chef d'un service d'anesthésiologie. Ensuite le patron dégagea l'os, le rugina avec un marteau et un burin, assembla les deux morceaux, disposa de chaque côté les plaques métalliques, mit les vis dans les trous pour les fixer à l'aide d'une chignole électrique. Jamais je n'aurais imaginé que l'avant-garde en matière de chirurgie osseuse, put s'apparenter autant à du bricolage, moyennant des outils venus tout droit de chez Leroy-Merlin.

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