Chapitre 10

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Inimaginable ! L’Éducation Nationale qui vous offre des moments inoubliables de bonheur, de jouissance, et qui vous sort de la misère ! Sûrement que sur ce plan-là, je n'étais pas l'unique bénéficiaire d'une telle chance. Parallèlement les conditions de vie des mineurs s'amélioraient. Nous possédions un peu plus que le confort de base. Le frigo, plus besoin de rafraîchir les boissons, et certains aliments, dans les seaux d'eau tirée du puits. La machine à laver, terminées les corvées de lessive du lundi, oubliées les odeurs de savon de Marseille au dessus de la lessiveuse géante écumant et sifflant sa rage sur le poêle chauffé à blanc, finis les rinçages à n'en plus finir, les essorages à la main. Le chauffage central, la chaleur uniforme dans toutes les pièces. La salle de bain avec une grande baignoire, certes les filles l'ont monopolisée, mais quel plaisir de se doucher et de sentir bon. Une voiture, d'occasion avec de bonnes performances en réserve, une rutilante 203 Peugeot noire, baguettes chromées étincelantes sur les ailes, capot-moteur arborant le lion de Belfort rugissant au-dessus de la calandre. Enfin l'évasion ! Manquait juste la télévision, en noir et blanc, une seule chaîne au service de l’État, et bientôt deux, qui trônait dans de nombreux foyers dont celui de l'oncle, où l'on pouvait aller la voir autant qu'on le souhaitait.


 La politique n'intéressait guère notre petite communauté familiale, qui la résumait par l'affrontement Est-Ouest, Khrouchtchev-Kennedy, autour du projet de têtes ogives nucléaires soviétiques à Cuba. La fin de la guerre d'Algérie, un grand merci à Charles de Gaulle, ayant quitté sa retraite de Colombey-les-deux-églises pour sauver une seconde fois notre belle France. La peur du communisme avec les débuts tonitruants de Georges Marchais, brocardé par Thierry le Luron qui immortalisa sa fameuse réplique « C'est un Skaindale ! ». On ne portait pas grande attention aux bombardements des américains au Vietnam. Le monde entier tournait autour de notre petit village, l'Europe était en gestation, De Gaulle et Adenauer s'entendaient bien et cela nous suffisait. L'ouverture des frontières, le libéralisme économique, la mondialisation ne menaçaient pas notre tranquillité. Nous étions à l'abri derrière la croissance économique, les avancées technologiques, le bouclier atomique. Nos armes se vendaient comme des petits pains, ainsi que nos avions, mirages, caravelles et supersonique Concorde. Des projets prenaient forme, comme le TGV, le musée d'art moderne à Beaubourg, dans le trou des Halles. Et surtout, nous vivions dans la paix, le bonheur retrouvé et le plein emploi. Quelle aubaine pour nous, les jeunes du baby boom, que d'entrer dans l'adolescence en même temps que dans « les trente glorieuses » !


 Au-delà de la férule éducative que mes parents avaient instituée, ils aimaient faire la fête. Ma mère, dans les cérémonies familiales, baptêmes, communions, mariages, chantait volontiers sa chanson fétiche, un brin coquine, intitulée « Vous avez tous fait ça. » Je laisse au lecteur deviner quoi. Mon père nous apprenait, le dimanche, à danser la valse, la java, le tango. La vague yéyé nous a emportés. Des jeunes comme nous occupaient les médias, vendaient des milliers de disques 45 tours en quelques semaines, se trémoussaient sur les écrans de télé ou sur les scopitones dans les cafés. Je ne vais pas les citer, les winners ont survécu, d'autres ont joué les étoiles filantes. Les paroles cucul-la-praline ne manquaient pas. Mes sœurs les chantaient et je me souviens d'un extrait de « que sera sera », chantée par Luis Mariano, qui passait mal : « Grâce à tes baisers j'oublie le carême, du moment qu'on s'aime...» La plus jeune était folle de Claude François. Elle connaissait ses chansons par cœur, j'accompagnais les rythmes des deux mains et des deux pieds. Ça swinguait joyeusement, en ce temps là, chez les Bonamants de la rue de « chez le père », mais oui... c'était notre adresse. Et nous sommes devenus des experts en danses toutes catégories, valse, java, tango, boléro, slow, twist, madison, rock, et même hula hoop, en rivalisant sur le nombre de tours accomplis sans laisser retomber le cerceau. Nous écumions, souvent accompagnés par nos parents, les bals des différentes associations culturelles, les dimanches dansants organisés dans les salons d'un hôtel, dans la salle du syndicat des mineurs, dans les dancings de la région. Au grand désespoir de notre ami le curé, qui y voyait des lieux de perdition pour notre âme, qu'il s'efforçait de guider vers la sainteté.


 Mes sœurs aînées se sont mariées le même jour, l'année de mes quatorze ans. Heureuses de quitter cet univers qui devenait à leurs yeux infantilisant, champêtrisant, nombrilisant, étouffant. Mes beaux-frères m'offraient des cadeaux somptueux. L'electro-mécanicien me prêtait son scooter, un Lambretta lourd mais nerveux, plus stable que la Vespa. Un jour, en le rentrant un peu vite dans la cour, j'ai voilé la fourche de la roue avant, en heurtant l'escalier de l'entrée. Le pâteux m'a cédé sa mobylette bleue qui fumait et toussait beaucoup, m'a fait découvrir, sur son petit électrophone Teppaz, l'opérette et la voix d'or de Josélito, m'a donné ses tomes des aventures de « Pardaillan », que j'ai dévorés. Plus tard j'appris que Jean-Paul Sartre se ruait sur « le matin », pour se plonger dans cette œuvre de Michel Zévaco, publiée en roman-feuilleton.


Donc, la maison se vit enveloppée d'un grand vide. Je pris du galon en tant que nouvel aîné de la fratrie, premier héritier du nom, et futur bachelier. Mon statut de dauphin du chef de famille, validé par mes deux beaux-frères, m'offrit des libertés dont je ne sus, que trop, profiter.

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