Vertikal[7][0] { I : The weapon }

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<S3L> La pluie a arrêté de tomber.

Depuis combien de temps je suis allongée ? Avec un effort qui me jette une vague de douleur contre les nerfs, je me remets d’aplomb. Les évènements d’il y a quelques instants, ou quelques heures, flottent, distant, dans un coin de ma mémoire. Par bribes, le moment me revient, ou plutôt, ce sont des morceaux de sensations brutes qui se révèlent. La terreur, l’abandon, le désespoir. Si mon esprit est encore vague. Mon corps encore tremblant s’en souvient parfaitement, il me le fait douloureusement savoir par mes nerfs maintenant réveillés. J’essaie de faire passer quelques idées entre les fils de souffrances, mais tous s’emmêlent et fonctionnent au ralenti. Jusqu’à ce que je réalise que je suis en vie, ou plutôt qu’elle m’a laissé en vie.

Et les autres ?

C’est là que je remarque le silence dans mes oreilles. La radio s’est tue, plus de cris, plus de paroles. Peut-être que c’est simplement cassé. J’espère que c’est cassé. Il y a également l’absence du claquement des gouttes contre le sol. Dénué de rythme, immobile et morne, le monde me jette à la face un silence désagréable qui fait résonner bien trop fort chacun des battements de mon cœur.

Malgré tout, je me hisse sur mes jambes malhabiles, je peux bouger, je dois bouger. Autour de moi, la brume s’est densifiée, elle a rendu fantomatique le contour des bâtiments et aussi celui du char d’assaut.

Le char.

Mon cœur se gonfle un peu, ils ont peut-être une radio encore fonctionnelle. Je me lance à pas claudiquant vers ce morceau d’acier et d’espoir, puis le regard vide du colosse d’acier me fige sur place.

— Il est mort.

Je me répète plusieurs fois la phrase à voix haute, comme si placer les mots dans l’air les rendrait plus vrais. Pourtant, même éventré, il semble jeter sur moi une vague de terreur glacée. Alors je baisse les yeux, vers le sol, vers le corps du commandant Jones qui commence déjà à disparaître sous une couche de boue encore humide. Plus tard, je me promets que plus tard, je ferai son deuil, mais là, je dois sauver la peau des autres. Et la mienne

Mes membres endoloris peine à grimper sur la carcasse de la machine, glissant sur le métal mouillé, je dois m’y reprendre à plusieurs fois avant d'atteindre la trappe principale et enfin m’y glisser.

À l’intérieur du véhicule, une odeur d’huile de moteur, de fumée et de renfermé me fait retrousser les narines. Éclairée par une lumière rouge, je commence à fouiller sur le tableau de bord. Je repère enfin ce que je cherche : la radio. Des post-its sont fixés au-dessus de chaque bouton du tableau de bord.

— Merci à toi, petite fée, merci.

La petite fée c’est Adèle, l’une des apprentis mécanos. Elle avait pris en pitié le pauvre Martin. Devant son air un peu abruti, elle avait collé tout un tas de post-its jaunes fluo, chacun décoré de fleur ou d’abeilles ainsi que d’une instruction ou un mot pour expliquer ce que faisait le bouton. Martin en avait eu les larmes aux yeux quand il avait découvert cela, et le commandant n’avait rien dit.

La fréquence est déjà réglée, je tourne le bouton rouge, une petite diode s’allume en dessous du post-it avec un pissenlit et le mot « ON ». J’aspire un grand coup, coiffe l’écouteur et lâche mon message.

— Lieutenant, ici Seli, je vous parle depuis le blindé Héla. Le commandant, et le conducteur sont… Ils sont morts. Ils ont été tués par la sorcière, c’était…

Personne ne me croira. Tant pis.

— C’était une jeune fille, quinze ans, peau mate, les cheveux noirs et longs, un peu moins de ma taille, et… euh, elle est borgne, et son œil restant est violet.

Je me rends compte du ridicule de mes mots au moment où ils sortent de mes lèvres. Je cogne le micro contre ma tête.

— Je répète, la fille est dangereuse, possiblement armée. Elle est dangereuse. Parlez !

Je tends l’oreille et retiens mon souffle. La sueur commence à couler le long de mon front, la boue séchée collée à ma peau, me tire et fait mal. Pourtant, je reste immobile, j’ai trop peur de rater le moindre son.

— Lieutenant, ici Seli, parlez !

— ...

Je me refuse à penser au pire scénario, pas encore. À côté de la radio, une liste de fréquence est notée sur une feuille scotchée contre la paroi. Les suivant du doigt, je tourne le bouton, je lâche un appel, écoute désespérément

— Delarocha ? Hassane ? S’il vous plaît, quelqu’un.

Les secondes passent, puis les minutes. À l’intérieur de la boîte en métal, je reste fixé sur le siège inconfortable, les yeux fixés sur l’abeille dessinée sur l’un des post-its. À l’extérieur, j’entends des graviers heurter la machine avec un petit tintement métallique. Le vent se lève.

— Seli ? C’est toi Seli ?

La suite est noyée dans un bégaiement vif et incohérent. Je me redresse d’un seul coup. Une voix humaine !

Mais ce n’est pas Delarocha, c’est lui qui aurait dû me répondre. Sur le coup, le coeur me tombe au fond de l’estomac. Je ne sais pas si je pourrais encaisser la mort d’un autre de mes amis. Alors je me dis qu’il est peut être occupé, ou qu’il s’est enfui. Ce serait son genre, oui, ça doit être ça. Ce gars avait un flair impressionnant en ce qui concernait le danger, il a dû comprendre et se tailler. Je fais semblant de me croire, je me force à croire. Je prends une inspiration avant de me replonger dans l’amas de son qui dégouline depuis l’autre bout du fil.

Une femme, mais pas Émilie, elle sonnerait beaucoup plus grave que ça. Joy alors ? Les sons me parviennent par bribes, entrecoupées de parasites. La voix est terrifiée, parmi ses bégaiements brutalisés par la panique, elle me dit qu’ils sont morts, qu’elle les a tués, qu’ils l’ont abandonné, qu’elle aussi elle va mourir.

Je la reconnais enfin, par son débit trop rapide, un accent indéfinissable et une petite voix qui part un peu trop souvent dans les aiguës. La petite journaliste était à l’autre bout de la ligne. Du mieux que je peux, j’essaie de la calmer, lui soutirer des informations, mais elle est en état de choc, je n’ai pas le temps pour ça.

— Charlotte !

J'espère que c’est le bon.

— …

Ça doit être le bon. Je profite de l'accalmie pour lui balancer mes questions.

— Est-ce que ça va ? T’es blessé ? Où sont les autres ? Où est Delarocha ?

Le silence se fait, bien plus bruyant que tout le reste. Quand elle sort des écouteurs, la voix a retrouvé un semblant de calme, elle ne bégaie plus, c’est à peine si elle tremble.

— Je ne sais pas, je suis désolée, je suis tellement désolée...

Je l’interromps avant qu’elle aille plus loin. Les mains serrées sur le micro, le froid de l’acier semble s’insinuer une fois de plus au fond de moi, mon pied commence à battre nerveusement sur le sol. Pose un rythme saccadé dans la carcasse de métal.

C’est fini. Mon esprit avait mis en sursis ce moment, il l’avait poussé dans un coin de ma tête pour se concentrer sur l’action. Bouger le corps vers quelque chose, n’importe quoi. Ne penser à rien d’autre, c’est que disais mon père, il me disait aussi que lui et ses deux neurones, ils avaient toujours fait confiance à leur corps, parce qu’au final, c’est lui qui te portera jusqu’au bout, jusqu'à la fin.

— Et là, je fais quoi Papa ?

Je fais quoi contre ça ? D’habitude, il y a toujours une sortie, toujours. Parfois, il faut bien chercher pour la trouver, parfois il faut se battre, mais là ? Le battement de mon pied s’est transformé en coup brutal contre la carcasse. Ça résonne avec un bruit sourd, c’est tout, pas une bosse, pas une égratignure, peut-être un peu de boue. Je ne peux rien faire. À moins que…

Rangé dans son étui contre ma cuisse, le ventre vide de balle, mon pistolet attend que je le nourrisse. Pourquoi elle ne m’a pas buté avec les autres ? Je ne mets pas longtemps à trouver ce que je cherche, un chargeur. Au poids, il ne reste pas grand-chose. Alors comme ça elle m’a laissé en vie juste pour que je me mette moi-même une balle dans le crâne ? Au moins, elle aura pas le plaisir de me tuer elle-même.

J’introduis le chargeur dans l’arme, il glisse difficilement dans le ventre de mon pistolet fatigué, mais finit par se bloquer avec un clac sonore. Je tire la culasse en arrière. Sur le ring, j’adorais ces moments de désespoir, ce sentiment d’avoir en face un obstacle à battre. Ce moment, où les gens se demandent encore qui peut gagner et ils s’attendent à quelque chose. Ils croient en ce quelque chose. Et parce qu’il y avait ce quelque chose au bout, il ne restait qu’une chose à faire : avancer. Du bout du pouce, je rabat la sécurité et pointe le pistolet contre ma tempe, mon doigt se pose contre la gâchette. C'était ma spécialité, les come-back inattendus. Zach n’aimait pas quand je faisais ça, il était trop gentil, mais trop fier pour perdre, alors il frappait plus fort, histoire d’en finir au plus vite, et moi j’encaissais, l’adrénaline aidant, c’est comme si je voyais devant moi le chemin à suivre, aussi clairement que je voyais les poings de mon adversaire arrivé sur ma tête. Le canon de l’arme est froid contre ma peau et il tremble. Mon autre main vient supporter l’arme, essaye de la maintenir droite. Mon coeur bat de plus en plus vite, je ferme les yeux, allez, plus qu’un clic. Plus de mécha, plus de monstres à l’apparence humaine, plus de chemin, plus rien à faire. Je passe l’arme dans ma bouche, le goût de l’acier sur ma langue est dégueulasse.

— Séli ! T’es toujours là ?

Je reste quelques secondes, le coeur battant comme si j’avais couru pendant des heures. Lentement et avec précaution, je pose mon pistolet sur le tableau de bord, il me semble si lourd ! Je prends encore un moment mieux réalisé qu’elle venait probablement de me sauver la vie, puis je décroche le micro.

— Écoute, je suis à bord d’Héla. Je vais venir te rejoindre, d’accord ?

Il me reste quelque chose à faire, finalement. Quelque chose à donner à mon corps, un sursis peut-être. Un temps pour en faire un peu plus. Charlotte continue de pleurnicher, je l’écoute à peine.

— Mais elle est encore là, elle n’est pas morte.

— Reste planqué, et attends-moi. J’arrive, j’apporte Lily avec moi.

— …

— Juste… ne bouge pas.

Je n’ai pas à fouiller longtemps pour trouver Lily. Le fusil de chasse est rangé dans son étui, près de la sortie, à côté d’une ceinture de munition. Je sors l’arme de son rangement en cuir et l’ouvre d’un coup sec. Les deux cartouches sont à leurs places. L’arme à son canon scié, mais ça reste une arme impressionnante, les gravures sur le corps de l’arme font penser à des ronces, ou des feuillages. Bien trop poétique pour une arme capable de découper un homme en deux d’un seul tir.

— Plumette ? T’es toujours là ? Tout va bien se passer.

Je referme le fusil d’un coup sec.

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