Vertikal[5][5] { Passing Through }

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<S4R> Retori s’est arrêtée au coin du bâtiment, silencieuse. Un ennemi ? Il n’y a pourtant plus aucun son ; plus de tirs ni d’explosions, plus de cris. La bataille est sans doute terminée. Puis je sens des larmes coulées le long de mes joues. Je ne comprends pas. Soudain, j’entends un bruit sourd. Devant moi, Retori est à genou. Les yeux écarquillés, la bouche ouverte laissant s’échapper une lamentation silencieuse.

Quand mes doigts effleurent son bras, un brouillard glacé se jette dans ma gorge et s’enfonce profondément dans mes entrailles. Pendant un instant, il n’y a plus de monde extérieur, il n’y a que cette brume qui gonfle à l'intérieur de mes poumons, saccage mon souffle, s'agrippe à mon cœur et l’enlace de son étreinte gelée. Un éther sombre et visqueux, pourri de tristesse et de désespoir suinte de tous les pores de sa peau.

— Retori !

Elle ne réagit pas, alors je lève la tête et je comprends.

Les innombrables trous d’obus qui percent la place sont remplis d’une eau rougie par le sang versé. À travers la fumée et les corps éparpillés, des morceaux d’acier gisent, tordus et brûlés. Puis il y a cette odeur, de moisie, de fer et de mort, qui vient rajouter sa pestilence à ce misérable tableau, peignant de son infection le contour des cadavres d’homme.

Et au milieu, il y a notre Kabuto.

La pluie tombe, insolente et indifférente. Lavant bien malgré elle le rouge presque noir qui couvre le corps défiguré du colosse. Les gouttes s’élancent et glissent le long des bosses qui décorent l’armure de la machine. Tendrement, elles soulignent de leurs sillons les impacts qui criblent la peau métallisée du géant d’acier. Le long des déchirures, le sang mécanique noir et poisseux s'emmêle dans les ruisseaux qui ne s’arrêtent que pour descendre plus bas encore. À travers les plaques arrachées et les protections détruites, l’eau s’invite, tout doucement, elle caresse de son humidité les entrailles à vif de cuivre et de rouages.

La pluie danse de ses éclaboussures sur le cadavre du Kabuto.

Nihiline est en train de mourir.

Je m’accroche à Retori de toutes mes forces, autant pour ne pas tomber que pour l’empêcher de se jeter en avant. Son corps se débat mollement, encore sous le choc, elle regarde bouche bée le Kabuto. Ils l’ont éventré. Les épaisses plaques d’acier qui protégeaient son torse ont été arrachées. Elles gisent non loin de là, comme d’immenses pierres tombales décorant le champ de bataille devenu cimetière.

Tout comme moi, elle ne veut pas y croire. Des larmes coulent le long de ses joues. Elle hoche lentement la tête de gauche à droite, le mot « non » se répète silencieusement sur ses lèvres. Son bras se débat doucement dans le mien puis s’arrête. Sous mes mains, il n’y a plus de force. Elle n’est plus qu’une poupée de paille. C’est ça, je crois, qui me permet de rester lucide. C’est cette faiblesse soudaine qui me force à la soutenir, à ne pas la lâcher.

Alors je la traîne en arrière, à l’abri des regards, à l’abri de cette vision d’horreur.

— Elle a bougé.

La voix pleine d’espoir de Retori finit d’achever la résolution qui retenait le flot de mes larmes. J’essaie en vain de cacher les sanglots et tire de plus belle sur son bras. Mais comme nourrit par ce faible rayon d’espoir Retori à retrouver toute sa vigueur, d’un geste brusque elle se dégage et me dit avec force :

— Regarde !

— Retori, ce n’est pas…

<N1L> Elles sont là, elles sont là ! Mon cœur bondit de joie dans ma poitrine. Elles sont revenues pour moi, elles ne m’ont pas laissé ! Tout un coup, il n’y a plus rien d’autre dans le monde qu’elles, moi et les quelques mètres qui nous séparent. Puis le froid grimpe dans mes genoux. Je suis par terre. Quand est-ce que je suis tombé ? Je n’arrive pas à bouger, pourquoi je n’arrive pas à bouger ? Elles sont si proches.

Bouge !

Ma main s'agrippe au béton, tire le reste de mon corps en avant. Je sens la douleur monter, mais je la chasse hors de moi. Elle reviendra plus tard, plus violente encore, mais ce n’est pas grave. Je veux les voir. Maintenant.

Un de mes doigts se brise contre le sol, un éclair parcourt mes membres, répand la douleur partout où il passe. Alors je perds le contrôle. Je suis de retour dans mon cockpit, dans mon propre corps. J’ai la gorge sèche à force d’avoir trop hurlé. Mon bras, mon bras n’est plus là ? Pourtant il y a un liquide chaud qui coule le long de mon coude. Pourquoi est-ce qu’il ne bouge plus lui non plus ? Mon regard glisse dans sa direction, puis le regrette aussitôt. Le membre est tordu dans un angle anormal, couvert du rouge de mon sang et du noir visqueux des câbles de commande, une tige blanche poisseuse perce à travers ma peau. Mes gémissements raisonnent, faible et pitoyable alors que ma mémoire me montre ce qui s’est passé. Les tirs de plus en plus forts, l’explosion, puis cette sensation soudaine de déséquilibre. À ce moment-là, je ressentais encore la lourdeur de l’acier au bout de mon épaule, la lenteur des mécaniques abîmées par le combat, pourtant, c'était bien mon bras par terre, arraché. Avec le souvenir, la douleur me revient, plus violente que jamais. Il faut que je replonge, retourner dans le métal, lui ne peut pas ressentir ses blessures. Le goût horrible et ferreux du sang empeste tout le cockpit. J’ai de plus en plus de mal à respirer. Je ne dois pas y penser. La douleur est une information, la douleur est une information.

Comme s’il reniflait ma peur, les longs câbles noirs enserrent encore plus mon corps. Je le sens craquer peu à peu sous la pression. Je dois tenir, ne pas sombrer tout de suite, juste pour un dernier sourire, pour la voir une dernière fois. Je prends une inspiration hachée et pleine de sang. Je me lâche de nouveau.

<S4R> Dans un grincement strident, le colosse a tourné son regard vers nous. Ses mécanismes brisés et câbles rompus s’activent avec un fracas effroyable, il se relève lentement, crachant d’épais nuages de vapeur. Chaque mouvement lui fait vomir une nouvelle gerbe de sang mécanique accompagné d’un flot d’étincelle. Sa seule main valide s’agrippe au sol et tire péniblement le géant vers nous. Derrière lui, une longue traînée noire trace son chemin. Quand elle arrive à notre hauteur, j’entends les vérins d’ouverture du cockpit s’enclencher. Je n’ose pas espérer. Les lamelles d’aciers s’écartent en protestant bruyamment, l’une d’elles se bloque, puis dans un fracas épouvantable se détache du corps. Enfin, la porte s’ouvre. Nihiline est devant nous.

<R3T> Elle va mourir.

<N1L> J’essaie de paraître forte, de cacher la peur qui me vrille l’estomac. Je garde pour moi les mots que je retiens de toutes mes forces. Je les tire vers l’intérieur de tout mon courage. Retori, grande sœur, ne me laisse pas, s’il te plaît.

— Je les ai eus. Regarde, je les ai eus ! Des monstres, ils ont…

Une quinte de toux brutale m’interrompt, j’ai du sang plein la bouche. Retori court vers moi, elle me parle. Mais je n’entends déjà plus rien. Son visage est trouble, je ne vois qu’un peu du rouge de ces cheveux. D’une main tremblante j’essuie le rouge et la sueur qui me tombe dans l’œil. Elle est inquiète, il faut que je la rassure, je n’ai rien.

— Je vais bien, je vais bien. Tu as l’air d’avoir mal, tu as mal ? Qui t’a fait ça ? C’est eux, n’est-ce pas ?

Puis les créatures noires se jettent sur elles.

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