Vertikal[6][2] { In awe of }

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<S3L> Le corps désarticulé a atterri juste à côté de moi. J’avais d’abord entendu un bruit de verre brisé, puis un choc sourd. Lentement, j’ai quitté des yeux l’armure ruisselante d’eau et de sang noir du géant de métal et je me suis retournée. Il était là, les yeux exorbités fuyant ses orbites et les intestins sont ventre éclaté. La lumière des lampadaires aux alentours se reflète dans les bouts de fenêtres qui décorent son corps de pantin. Tout un coup, c’est comme si le monde n'était réduit qu'à nous deux, plus rien ne semblait vouloir percer le brouillard épais est visqueux, pas un son, pas une chaleur. C’est bien trop grotesque pour que ce soit vrai, me fait ma logique malmenée, pourtant mon cœur est déjà tombé au fond de l’estomac, juste à côté de la nausée qui commence à monter.

 

Puis sur sa gueule cassée, je reconnais vaguement les traits de Momo.

 

Avant, derrière la bouillie d’os et de chair qu’est maintenant sa face il y avait un visage tout rond, cela lui donnait dix ans en moins. Zach et lui s’entendaient bien, il me disait que Momo, c’était un bon gars. Maintenant il est là devant moi, mort.

 

Mais ce n’est pas Zach.

 

Je lâche un soupir de soulagement. Dans ma tête, il n’y a que lui, il ne reste que lui, que la forme de son visage, tout en angle, agressif, sa voix trop aigue pour son épaisse carrure. Son sens du devoir trop prononcé pour ce monde.  Alors je cours, je n’ai plus de douleur dans les jambes, plus de fatigue, seulement le cœur tordu et l’estomac retourné. Avoir Zach avec moi dans un coin de la cervelle, c’est ça qui m'empêche de devenir folle, qui mets au second plan les corps sanguinolents, et les bouillies d'être humain qui tâche de rouge crade le béton gris.

 

Mes pieds dérapent dans la boue et les corps, glissent dans les ruisseaux couverts de sang. Les poumons brûlant, j’entends sortir de ma gorge le prénom de Zach. Il doit être là. Pas loin.

 

Par terre, encore un visage, pas le sien.

 

Mes mains fouillent les cadavres, retournent les têtes, mes yeux fixent ce qu’ils restent d’oeil, de nez, de menton.

 

Encore un visage, pas le sien.

 

D’un coup de manche j’essuie en vain la visière de mon casque, le flou qui me brouille les yeux ne vient pas de la pluie. Je continue à chercher. À chaque nouveau tas de sang, le désespoir, puis l’espoir quand je ne reconnais pas ses traits.

 

Encore un visage, pas le sien.

 

Pourtant, tous ceux-là sont, étaient aussi mes camarades. Là-bas je reconnais le bras tatoué de Monaco, ici c’est le regard vert brillant de Joy pendu au bout de sa tête, à côté de moi, l’écharpe de Pierre, rose bonbon, défiant courageusement la fadeur du décor. Pour certains, je les connaissais depuis longtemps, les autres, depuis toujours. Nous étions la milice, les gens d’Émilie, ceux en avait eu marre de ces gens de verre et de bureau, qui nous regardait de loin et nous avait abandonnée c’était ces foutus verreux qui disait nous protéger.

 

Ce jour-là, le militaire s’était avancé, une poignée de sous-fifre dans une main, un décret dans l’autre. Lui et ses potes Il venait tout droit de Versailles, là où tout ceux qui avaient de la tune s’était réfugié. Apparemment le président et sa clique y étaient aussi.

 

“Le gouvernement…”, a-t-il commencé, “...a besoin de tous les hommes et femmes valides pour lancer une contre-offensive décisive.”

 

À partir de là, les oreilles se sont bloquées en mode sourd-colère, les miennes y comprises. Les poings fermés jusqu’à m’enfoncer les ongles dans la paume, j’ai attendu le mot en trop qui allait sortir de leur gueule de verreux.

 

Et il est sorti.

 

Ils voulaient de notre sang, les verreux voulaient de notre sang. Pourquoi ?

 

“Pourquoi ?!”, avait crié Émilie du haut de sa quarantaine.

“Pour la patrie.” Répondit le militaire.

 

L'écho patriotique. Émilie n'a pas répondu tout de suite. Tous les traits de son visage se sont détendus d'un coup. Maintenant, je sais qu'elle aurait pu le découper rhétoriquement, l'abattre à coup de verbes censés, lui et ses discours faciles. Mais elle n'avait pas eu besoin, la foule excédée avait répondu à sa place. Un grondement presque animal était sorti de ces bouches rassemblées dans le souvenir d'une nation autrefois commune.

 

Les militaires ont réalisé, du moins j'imagine qu'ils ont réalisé que les quartiers des bords de seine avait plus souvent fréquenté les abominations du Nord-Paris conquis, que les gens de Versailles. Et que ces gens-là, avaient depuis longtemps été abandonnés à leur sort, mais avec la reconnaissance de la patrie tout entière. Cette reconnaissance

 

Les insultes se sont mises à pleuvoir sur les militaires, bientôt rejoints par quelques pierres.

 

"Pourquoi est-ce qu'aucun militaire n'est venu nous protéger ?"

"Où sont les médicaments, les aides, le matériel ?"

"Où est la nourriture que vous avez promis ?"

 

Les doigts se sont tendus sur leurs gâchettes, les esprits se sont échauffés, le mien aussi. Sans Zach pour me retenir, je leur aurai sauté à la gorge, fusil ou pas.

 

Émilie est alors intervenue, de sa voix de professeur entraîné à dompter les marmots, elle avait imposé le silence. Calmement, elle avait exprimé en quelques mots ce que la foule faisait tenir en une dizaine de vociférations.

 

"Vous ne nous devez plus rien, nous non plus."

 

Dans mes oreilles, la radio hurle et me sort de mes souvenirs. Elle crie de se mettre à l’abri, elle supplie pour des soins ou des munitions, elle maudit et se demande ce qu’elle fait là. Parmi le mélange des voix, tour à tour suppliante, rageuse et reconnaissante, je n’entends pas celle haut perchée de Zach

 

Plus vite, plus vite. Encore des pleurs. Je reconnais la voix de Delarocha, teinté d’un sérieux qui ne lui va pas, ses mots tremblent, mouillés de larmes, quand ils les prononcent.

 

—     Merde, il a eu Joy !

—     Et les autres ?

—     Oui, et les autres ? Et Zach ?

—     Allez les gars ! Abattez-moi ce monstre ! Livingstone, fais-moi péter ce truc !

—     Putain, il était temps !

 

Puis la radio reprend son concerto de hurlements agrémentés d’explosions diverses.

 

Une douleur vive a mordu ma jambe, une balle perdue. Sérieusement ? Déséquilibrée par la douleur et la surprise, je n’arrive pas à reprendre mon équilibre à temps. Mes bottes déjà boueuses perdent leurs appuis et m'emmènent droit contre le sol. Mes mains s’enfoncent sur plusieurs centimètres dans une flaque noirâtre dans laquelle vient ruisseler un filet de sang rouge vif. Encore un mort, à deux pas, mais cette fois, je n’ai plus la force de regarder. Le poids dans ma poitrine a pris toute la place, empêche mes poumons de se regonfler, pèse de toute son amertume sur chacun de mes pas et jette contre mon coeur une poignée de désespoir. J’ai perdu le contrôle de mon corps, les pensées errantes dans un brouillard, mes membres se sont transformés en de simples morceaux de réflexes. À genou dans l’eau saumâtre qui se teinte lentement de rouge, le dos martelé par la pluie, le masque qui me couvre le visage me semble soudainement trop serré, les lanières me rentrent dans le crâne, ma vision trop étroite, l’air filtré trop vicié.

 

Grattant nerveusement contre les attaches qui maintiennent mon museau en plastique en place, je parviens finalement à les libérer et laisse s’écraser avec éclaboussure dans la flotte en bas.

 

Le visage face à la pluie, je laisse toutes les odeurs fétides du champ de bataille rentrer dans mes narines blessées, je m’abandonne à la morsure des grains de sables et de poussières sur ma peau. Mon cri est rapidement couvert par le bruit de la bataille, les tirs, les explosions, les mouvements mécanique du monstre en métal. Le sol tremble sous ses pas, des vibrations me remontent jusque dans les os. Un ricanement m’échappe, les yeux baissés sur mes mains plongées dans l’eau boueuse de la flaque, je réalise. Je suis pitoyable. C’est en suivant mes larmes que je l'aperçois. Un simple reflet doré au fond de l’eau.

 

Dans mes mains mouillées et tremblantes repose un collier. Je reconnais le symbole. Je l’ai offert à Zach, juste avant de partir. Il n’a jamais voulu le porter autour de son cou, ça faisait trop fille pour lui, mais quand je lui ai proposé de le reprendre pour l’échanger, il avait refusé, puis l’avait rangé dans la poche à l’avant de sa chemise. Tout prêt de son coeur qu’il m’a dit en plaisantant. À moitié j'espère.

 

Je porte le bijou tout contre mon front. Sans la chaleur de son propriétaire, il est gelé. Je relève enfin la tête.

 

Tout près de moi, encore un visage, le sien.

 

Étrangement, à cette vision distordue de mon ami, mon corps tout entier se dépend. Me mains ne tremblent plus, la piqûre de douleur à ma jambe s’estompe, mes poumons s’autorisent enfin une pause et reprennent leur rythme normal, je me sens… calme. À côté de moi le mécha est encore en train d’affronter l’acier des balles, les hommes sont encore en train de mourir. Il me reste encore quelque chose à faire, je ne mets pas longtemps à trouver le fusil de Zach, encore moins à vider son chargeur, c’est inutile, je le sais bien, mais c’est le moins que je puisse faire. Ma mère m’a appris à encaisser les crochets du droit, mon père m’a appris à soigner un os déboîté, Zach m’a appris à donner des morceaux de mon coeur, mais personne ne m’a appris à voir un ami mourir. Alors, je me raccroche avec ce qui me reste, ce que je sais faire : me battre. C’est la seule chose que je sache faire, c’est la seule chose qui reste à faire.

 

Parce qu’il reste encore des gens qui se battent, parce que l'ennemi n’est pas mort, et nous non plus.

 

—  Par la sainte mère de miséricorde, c’est quoi ce merdier ?

—  Putain, Jones, il était temps ! Vous avez crevé une chenille ou quoi ?

 

La radio fixée à mon masque grésille. La voix calme et posée de Henry Jones contraste avec le chaos de la situation. Il a toujours aimé utiliser ses expressions étranges, celles qui viennent de l’ancien temps.

 

—  Avec tout le respect que je vous dois, lieutenant, la machinerie est délicate, et il ne saurait être question de…

—  Ramenez-vous et TIREZ !

—  À vos ordres, lieutenant.

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