Vertikal[5][4] { Passing Through }

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<S4R> Aucune de nous n’a dit un mot. On s’est contentées de boiter à travers un silence pesant, parfois relevé par quelques explosions dehors, de moins en moins nombreuses. Puis le gris du plafond a laissé place au transparent d’un grand dôme en verre. Une faible lueur bleutée filtre à travers les ouvertures, accompagnées par filet de poussière qui vient dégringoler sur des marches en métal. Au bout de celle-ci, une barricade. Retori s’avance vers le murs de bois.

— Du solide, pas comme les pourris d’en bas. Tu peux les faire sauter ?


Non. J’arrive à peine à mettre un pas devant l’autre, et mon corps tout entier semble être en feu.


— Je… je peux essayer.


Ma voix a dû trembler. Retori soupire bruyamment, puis tourne son regard vers le dôme. Je tourne le mien vers mes pieds.


— C'était pas les bons. Arrête de te prendre la tête pour rien.


Sa voix me fait relever la tête, elle me tourne le dos.


— Pour rien ?


Elle ne réagit pas. Je répète, plus fort encore. La colère au bout des lèvres.


— Pour rien ? On vient juste de tuer des humains ! Tu appelles ça rien ?

— Ouais.


Je revois Sun-ya dessiner une petite étoile sur le tableau noir, juste à côté de la phrase : “Trouver des humains”. C'était peu après que l’on réalise qu’aucune de nous n’avait de souvenirs et que la moitié d’entre nous ne commence à pleurer et crier. De peur, de confusion surtout. Moi, je me souviens avoir cherché, le plus loin possible, tout ce que je savais : mon prénom, mon nom, ma couleur favorite, les constructions éthériques, les plans complet du huitième arrondissement, l’anatomie complète d’un être humain. Le nombre de connaissance à ma disposition m’avait donné le vertige, surtout que j’ignorais d’où elle venait. Elles étaient juste… là.

Puis Retori a démoli une chaise à coup de pied. Tout le monde s’est stoppé net pour la regarder faire. Elle aussi était devenue folle ? Pourtant, elle ne criait pas, elle portait sur ses traits une expression neutre, presque ennuyée. Une fois la chaise en miette, elle avait lâché, le souffle court : “Taisez-vous, et écoutez.”

Sun-ya, qui essayait de capter l’attention de tout le monde depuis tout à l’heure, fit un signe de tête reconnaissant à Retori avant de pointer du doigt les lettres qu’elle avait inscrites sur le grand tableau noir.


— Objectifs, avait-elle dit, nous avons besoin d’objectifs, de savoir où nous irons. Même si maintenant tout est confus, en se fixant un but, même tout petit, je suis sûr que ça ira mieux. Qu’est ce que vous en pensez ?


Les bouches avaient mis un moment à se délier. Certaines avaient faim, d’autres voulaient établir un camp de base, ici même, bâtir un endroit pour nous protéger. Retori annonça qu’elle partirait au matin, qu’elle ne savait pas où, mais qu’elle s’en fichait. Sun-ya hésita un moment, puis nota aussi son intention à côté des autres propositions.

Quand j’y repense, vu de l’extérieur, la scène devait être surréaliste. Une bande de fillettes, sagement assises en demi-cercle autour d’un tableau noir, discutant de leur prochaine destination comme l’on décide du prochain lieu de vacances. Alors qu’au-dehors, les cadavres avaient leurs yeux morts fixés sur le plafond de pierre qui remplaçait le ciel.

Finalement c’est Nihiline qui avait donné l’idée. Pendant tout le temps que nous étions en train de débattre elle avait déjà fait trois fois le tour de la classe. Ayant fini d’inspecter les gravures laissées par des écoliers peu soucieux sur leurs tables, elle s'était finalement rapprochée du tableau. Sa voix, avait surgi soudainement, surprenant tout le monde : trouver des humains, un refuge, des gens pour nous protéger, nous expliquer ce qu’il se passe.

 

— On devait trouver des humains, pas les tuer.


Ma voix résonne faiblement sous le grand dôme. Pour seule réponse, Retori me montre du doigt une ouverture dans la gangue de verre.


— Tiens, aide-moi à pousser cette benne, là, juste en dessous de l’ouverture.


J’ai envie de lui jeter quelque chose à la figure. Je saisis quand même l’une des poignées rouillées. Les roues grincent, raclant le sol plus que roulant. Quelques grognements plus tard, notre marchepied est en place. Depuis l’ouverture, une mince cascade de sable coule sans s’arrêter, et vient rejoindre le monticule naissant au bas du mur. Retori brise enfin le silence. Je n’aime pas son air inquiet.


— Nol m’a dit que ses potes, ses grognards, étaient pas loin d’ici.

— Et c’est seulement maintenant que tu me le dis ?

— Je ne sais pas si tu as remarqué, mais on a failli se faire buter plusieurs fois. J’avais autre chose en tête que de te tenir informé, princesse.


Elle marque un point.


— Est ce que Nol t’a dit où était le point de rendez-vous ?


Retori commence à jouer avec une de ses mèches. C’est mauvais signe, un frisson me parcourt l’échine.


— Elle… la communication à couper avant qu’elle est pu me le dire.

— Alors comment va-t-on se reconnaître ? Est-ce que tu sais à quoi ils ressemblent ?

— J'espère pas au cadavre que j’ai trouvé en bas.


Elle marque une pause avant de lâcher, cette fois sans aucune trace d’humour :


— Ni ceux qu’on a laissés derrière nous.


Je m’accroche au bord de métal de la benne pour ne pas tomber. Si, c’est le cas, si on a tué des amis de Nol, on est foutu. Non, il n’y a pas moyen qu’elle le sache. On est les seules ici. Mais s’il avait des radios, s’ils avaient pu communiquer… même dans ce cas-là, est-ce qu’ils ont vu nos visages ? Il faisait sombre en bas, avec un peu de chance, ils ne savent pas qui nous sommes. Et s’ils passaient l’ordre de tirer à vue pour toute fille portant notre uniforme. Ça veut dire qu’on vient non seulement de réduire nos chances de survie à zéro, mais aussi celle des autres groupes. Sans compter…


— Sara !


Retori s’est agenouillée près de moi, ses mains sur mes épaules, elle me secoue sans ménagement.


— Arrête ! Ça me fout les boules quand tu pars comme ça. Écoute, je sais que la situation est merdique, mais ça change rien au plan, on rejoint Nihl et le Kabuto et on rentre. Tant pis pour le rendez-vous.


Elle marque une pause avant de répondre, plus doucement.


— Tant pis pour eux.


Non.


— Non, il doit y avoir une autre solution.


Il n’y en a pas. J’ai déjà retourné la solution dans tous les sens. Pourtant ma bouche s’agite, cherche à gagner du temps. Retarder le moment où il faudra sortir d’ici, se défendre et peut être tué d’autres humains.


— On pourrait se cacher, attendre que la situation se calme.


Attendre qu’il nous trouve et être exécuté sur place.


— Sinon, on pourrait… on pourrait utiliser un drapeau blanc, se rendre !


Se faire capturé puis abattu pour avoir tué leurs compagnons.


— Ou bien…


Viser la carotide, ou l’artère fémorale. Une simple lame d’éther, compact, rapide. Il y a vingt-trois emplacements où une coupure suffisante peut occasionner de massives pertes de sang. Je peux les tuer ? Je peux les tuer.

Mon corps tout entier se met à trembler, d’excitation ? Alors que je sens l’éther entrer progressivement dans mon corps, ma vision se trouble.


— J’y vais.


Retori a escaladé la benne, elle passe ses mains sur le mur à la recherche de prises. Je peux la laisser partir, trouver un coin tranquille. Elle comprendra, elle me doit bien ça. Je n’ai pas envie d’y aller. Je n’ai pas envie de m’avouer ce que j’ai vraiment ressenti quand le gobelin, ou plutôt l’humain a été tué par ma vague d’éther. La main de Retori a trouvé une prise solide, elle tire dessus de tout son poids, elle ne lâche pas. Elle ne me jette pas un regard.


— Attends ! Retori, Attends !!


Elle s’est immobilisée. Le silence retombe. J’arrive peu à peu à calmer ma respiration. J’entends le bruit sourd des gouttes de pluie qui frappent le plafond recouvert de poussière. Il y a  aussi le claquement brutal des tirs, tout proche.


— Retori, comment tu fais ?

— Comment je fais quoi ?

— De ne pas t’en soucier. On a tué d’autres êtres humains. On a tué d’autres humains et ça ne te fais rien ? C’est...

— OK, là je t'arrête tout de suite. C’est mal, c’est ça ? Toutes ces conneries de moralité, tu pourras en parler autant que tu veux au coin de la cheminée, ou bien confortablement installée dans ta cuisine. Mais pas ici, pas quand l’autre en face veut te buter.


Je sens les poils de mes bras se hérisser. Le visage maculé de boue, son regard féroce planté dans le mien, ses yeux brillent d’une lueur bleu intense. Pourtant c’est à peine si je l’entends murmurer :


— Ou buter tes amis.


Mon cœur fait un bond dans ma poitrine, une vague de chaleur se répand dans mon corps. Je fais mine de l’ignorer. Je me concentre sur ce qu’il y a après la brèche. D’autres humains. Il y a Nihiline aussi.


— Est ce que c’est de sa faute ? Est-ce que c’est lui qui a attaqué le premier.


<R3T> Non.


— Oui.


<S4R> Un mot, un seul, elle l’a lancé d’un ton neutre. Juste un fait. Elle disparaît ensuite par l’ouverture. Je me retrouve seule dans le grand bâtiment.


<R3T> Ça m’a toujours paru étrange de sortir d’un bâtiment pour se retrouver avec un plafond au-dessus de ma tête. Beaucoup plus haut, juste au-dessus des nuages. Je replonge mon regard dans l’ouverture de béton, vers l’obscurité réconfortante.


—  Sara ? Qu’est-ce que tu fous ?


Elle est toujours à l’intérieur. Elle s’en veut. Elle peut remuer dans sa caboche toutes les raisons du monde, toutes les excuses et les justifications possibles, qu’elle s’en voudra toujours. Elle est trop gentille pour ça. Je pourrais essayer de me faire chier à lui faire rentrer dans le crâne que oui, c’était pas notre faute, que c’est eux les méchants et pas nous. Mais c’est pas à moi de lui fracasser sa morale. Je peux pas, chacun ces chaînes, c’est comme ça.


—  Nihiline nous attend. Viens.

 

De l’autre côté de mur, pas un bruit. Elle sait. Elle sait que si elle sort de ce trou, elle aura à tuer, encore. Elle est pas prête. Mais, j’ai pas envie de me dire que j’aurais pas essayé, alors je lui tends la main. Je ne lui dis pas un mot. C’est pas mon rôle. Une minute passe, interminable. Elle pourrait se tirer, pour ne plus avoir à choisir. En tout cas pas maintenant. Un frisson me parcourt l’échine. Le silence n’est rompu que par des tirs devenus brefs. Je dois me mordre les lèvres pour empêcher les mots de sortir. Je veux qu’elle vienne avec moi. Attrape ma main, Sara. S’il te plaît.


<S4R> Son bras est tendu vers moi. A-t-il toujours été aussi maigre ? La pluie qui coule le long de l’avant-bras efface peu à peu les traces de sang, révèlent un peu plus sa peau blanche. Puis je réalise que je n’ai pas envie de la laisser seule. Ce que je ressens réellement n’a pas d’importance, pour le moment.  Alors, lâchement, je mets de côté tous mes doutes et saisis ce bras tendu.

Nous nous retrouvons dehors, main dans la main, la bataille à quelques pas. Je crois même voir l’ombre d’un sourire, vite caché par un bruissement de ses cheveux rouges alors qu’elle se lance en direction de la bataille. Je force mes jambes fatiguées à me lever, pousse la douleur dans un coin, et je me jette à sa suite.

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