Vertikal[1][0] { The sweep }

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<S4R> Brusquement, un flot de sable, de débris et de vent mêlés jaillit de l’entrée du métro avec un bruit de tonnerre. Les grains de sable raclent avec violence les bords du quai, dévorent des morceaux de béton, emportent tout ce qui peut être arraché.

 

En voyant le monstre sortir de son antre, je sens le bruit des bourrasques qui se fracassent contre la roche et résonnent le long de ma colonne vertébrale. Ce n’est pas la première fois que je vois une tempête de cette ampleur, mais toutes les autres étaient à l’extérieur, dans des zones dégagées. Dehors, la violence de la créature est diluée dans l’immensité de la caverne. Dans ces tunnels, l’ouragan se compacte, se densifie et prend forme, il se concrétise et s’animalise. Du sable pour sang, du vent pour élan. Affamé d’espace à balayer, il parcourt ses souterrains de chasse à la recherche d’endroit à dévorer. Il lèche de sa langue devenue râpeuse par les débris qui l’assaisonnent, il ponce et arrache les lieux dits, et ceux qu’on ne dit plus.

 

Caressée par ce vent chargé d’éther, je n’ai pas peur. Invisibles particules de mouvements libres, l’éther chevauche la brise, la pousse et la repousse au gré de son envie chaotique. Si l’élégance des gestes et le charme des sons l’attirent, le temps d’un miracle, l’éther s’éprend toujours du plus mouvant. Les bras écartés, je me laisse traverser par les mêmes courants qui font bouger la tempête, ceux qui la transforment en ce monstre sableux.

 

Dans ces moments, l’éther cesse d’être la puissance docile que l’on peut guider d’un geste ou d’un mot pour le matérialiser selon notre volonté.

 

Dans ces moments, l’éther redevient ce qu’il est réellement : du mouvement brut.

 

Et la tempête qui s’apprête à me dévorer en est gonflée.

 

J’observe, avec une curiosité absurde, l’éther remuer ses bourrasques, faire rugir les souffles de ce monstre venteux, teinter d’une couleur pourpre ses courants. Rendu lent par sa consistance, il avance, ses crocs s’accrochent aux parois, son hurlement s’accroche à mon corps. Il pourrait me déchirer, il me fascine : sa puissance indifférente, sa violence sans conscience. Par un réflexe chanceux, je me baisse juste à temps pour éviter un large panneau blanc. Du coin de l’œil, j’aperçois le mot « Havre » écrit en lettres rouges. Je secoue la tête, il faudra songer à faire quelque chose.

 

Je creuse mes appuis dans le sol meuble, je replace mon masque de cuir et réajuste mes sens. À travers le filtre, je respire calmement, l’éther est tellement dense qu’il en est presque palpable, et prêt à répondre à mes commandes. J’y plonge le bout de ma conscience, aussitôt, je le sens s’infiltrer dans mon corps, s’écouler en moi et parcourir mes veines.

 

De quelques mots, je crée ma rhétherorique, ajuste sa tournure, y ajoute une variation de mon invention et la libère. Le son sort de ma gorge, emporte avec lui un peu d’éther sur ses syllabes, et se met à tournoyer devant moi, s’en-large et se capitalise jusqu’à devenir entièrement solide. Porté par les mots, l’éther s’est matérialisé en un épais bouclier de mouvement dense. Derrière ma protection, je défie la tempête-animale, je me sens invincible. Pourtant, Lena m’avait prévenu que le défèr-lent était extrêmement dangereux. Je hausse les épaules, je dois dire que je m’attendais à mieux. Un autre débris vient se cogner contre mon abri. Un frisson me remonte le long de l’échine, l’éther court dans mes veines, je peux battre l’ouragan, j’en suis certaine ! Je recule légèrement lorsqu’un morceau de béton, plus gros que les précédents, est rentré à pleine vitesse dans ma construction éthérique. J’enfonce un peu plus mes jambes dans le sol, on dirait que mon opposant se réveille un peu.

 

—   Eh bien ! C’est tout ? Je suis sûre que tu peux faire mieux que…

 

Un choc à l’arrière de la tête m’interrompt brutalement. Je titube, sonnée. De derrière ? C’est lâche, mais si tu veux la jouer comme ça ! Malgré la douleur qui commence à me mordre le crâne, je rassemble l’éther et le réorganise, avec du…

 

Un nouvel impact, en plein visage cette fois, m’arrache mon masque de cuir. Aveuglée par la douleur, les jambes tremblantes, je m’écroule au sol. À genoux, les mains offrant une protection bien maigre contre les débris qui m’entaillent la peau, je me concentre sur mon souffle. Je ne vais pas finir comme ça, pas comme ça. Je me plonge dans le courant d’éther qui glisse dans mon corps, je l’attise de ma colère, et je crie rageusement ma rhétherorique. Une bulle se matérialise tout autour de moi, juste à temps pour bloquer un projectile. Ma gorge est en feu, j’ai mal partout, mais encore une fois, j’ai le contrôle, je sens un sourire s’étirer sur mon visage. Puis je lève les yeux.

 

De l’autre côté du mur que j’ai érigé, un cadavre rongé par les sables me regarde de ses orbites vides. Il ne reste sur ses os que des lambeaux de peau devenus noirs, l’une de ses jambes a été arrachée, tout comme la partie inférieure de sa mâchoire. Un cri d’horreur se coince dans ma gorge, je n’arrive pas à détacher mon regard de ce spectacle macabre. Jusqu’à ce qu’un énorme bloc de béton nous percute, réduisant en miettes le squelette et ma rhétherorique. Un mélange de gravier et de poussière d’os me frappe en plein visage, cette fois, je lâche tout. Mes pieds décollent brusquement du sol, je me sens m’envoler de plusieurs centimètres tandis que l’ouragan m’emporte. Mes mains se lancent désespérément à la recherche d’une prise à laquelle s’arrimer, mais elles n’arrivent à arracher qu’une poignée de sable. Les larmes qui coulent sur mes joues sont aussitôt effacées par les bourrasques. Toute pensée cohérente se perd face au défèr-lent qui m’a avalé, ne sort de mes lèvres qu’un faible « À l’aide » qui se fait déchiqueter sans pitié par la puissance des griffes venteuses de la tempête-animale.

 

Soudain, un bras formé d’éther surgit à travers des murs de poussières et m’attrape au vol. Ma trajectoire aléatoire se brise alors que je suis tirée à toute vitesse dans une direction unique. Au bout, un éclair rouge jaillit dans mon champ de vision et me happe en pleine course. Des mains m’agrippent et me forcent à descendre, ou à monter ? Quand enfin, je sens un sol sous mes pieds, je m’écroule contre l’inconnu. Je lève les yeux et tombe nez à nez, ou plutôt à museau avec une tête de renard. Sa peau est blanche et sa fourrure rouge dépasse de chaque côté de son visage. Retori. Je reconnais le masque qu’elle m’avait montré la veille. Même si les couleurs ont été sévèrement poncées par les assauts des grains de sable, on distingue encore les restes d’un tracé écarlate autour des yeux et le long du museau. Les clochettes qui ornaient les oreilles pointues de l’animal ont été, elles, tout simplement arrachées. Avec un « clic », elle retire son masque. Ses yeux verts me fixent avec un mélange d’inquiétude et de colère. Son regard m’a toujours intrigué, il paraît si vieux pour quelqu’un de si jeune. Elle dit avoir dix-huit ans, moi, je lui en donne seize, alors on s’est arrêté sur dix-sept, comme moi. Sa main s’accroche à ma nuque, et elle tire mon visage vers le sien. De si près, je peux voir la colère sur ses traits, elle se retient d’exploser, à la place, elle me crie :

 

—   Sara ! Faut qu’on bouge ! Tu peux marcher ?

—   Quoi ?

—   Alk ! Marcher ! Tu peux marcher ?

 

Encore incapable d’aligner plus de trois mots, je lui fais un signe de la main. Elle me saisit le bras et me remet sur pied, mes jambes tremblantes trébuchent sur le sable. Sans me lâcher, elle se dirige d’un pas résolu à l’opposé du défèr-lent. Derrière elle, je tente tant bien que mal de suivre son rythme, elle avance à coup de pied rageur dans le sable, le regard fixé vers l’avant. Elle me traîne plus qu’elle me guide. Matraquée par les bourrasques, aveuglée par le nuage de poussière, je me cale dans sa trace, je ne vois plus que ses cheveux rouges, noués en deux queues-de-cheval au bas de sa nuque, flottant fièrement dans le vent comme un étendard. Je m’accroche à cette vision, et je suis, un pas après l’autre. Dans ma tête il ne reste que ça, la douleur est passée en arrière-plan, il n’y a plus que mes jambes et ce petit bout de chair qui m’attache le bras, qui ne me lâche pas. Alors comment ai-je pu apercevoir la masse rocheuse arriver droit sur nous ? L’instinct ? La chance ? Le bloc est juste apparu tout à coup dans mon champ de vision, il a brisé le rideau de sable, et a foncé à toute vitesse sur Retori. Il m’a fallu une demi-seconde pour me rendre compte qu’elle ne l’avait pas vu, et une autre pour me jeter sur elle. Le rocher me rentre dans les côtes et m’envoie tournoyer dans le sable. Je sens ma tête heurter quelque chose de dur. Je me tords de douleur au sol, le souffle coupé. Je n’arrive plus à respirer…

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