Deuxième morsure

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 La musique résonnait dans la grande salle. La frénésie happait leur âme, la chaleur semblait comme une seconde peau.

 — Une piña colada et un deep blue, s'il vous plaît.

 Derrière le bar, Chung-hee s'activa aussitôt à préparer les deux boissons. Les yeux noirs, soulignés par de longs cils, du client suivaient avec fascination les mouvements maîtrisés du barman, qui s'amusait à faire virevolter chacune des bouteilles entre ses mains. À cet instant, l'Asiatique dégageait une telle confiance en lui, une sensualité naturelle qui s'exhalait de toutes les fibres de son être. Il n'était, de fait, guère étonnant que certains clients le reluquent et viennent tenter une approche.

 Chung-hee fit pencher la vodka au-dessus du verre, et y versa un centilitre du liquide. Il ajouta ensuite douze centilitres de champagne, tandis que de l'autre main, les verres l'un à côté de l'autre, il termina la préparation de la piña colada avec le jus de citron.

 Le barman tendit les deux cocktails au jeune homme, qui en profita pour lui caresser distraitement les doigts. Il lui lança un clin d’œil équivoque, accompagné d'un sourire charmeur au coin des lèvres.

 — Merci, beau gosse.

 Chung-hee le regarda s'éloigner jusqu'à ce que sa silhouette disparaisse dans la marée noire. Il était plutôt bel homme avec sa peau métissée et ses traits fins. Le barman baissa les yeux et remarqua un papier blanc sur le comptoir. Il le déplia. Un numéro de téléphone était inscrit, ainsi que le prénom Daniel.

 Il sortit de ses pensées, lorsqu'un bras s'enroula autour de son cou délicat. Chung-hee regarda son collègue. Sa crinière brune était ébouriffée comme s'il venait de se réveiller. Avec ses sourcils épais, ses lèvres généreuses, sa peau dorée et son regard ténébreux, ses origines espagnoles le rendaient encore plus irrésistible.

 Ses yeux foncés observèrent le papier puis l'Asiatique, taquins.

 — Bah alors, mon p'tit Chung, on se fait draguer ? Tu as vu comment le mec te bouffait du regard ? C'est le deuxième ce soir.

 Ian lui lança un clin d’œil. Chung-hee haussa les épaules, indifférent.

 — Il m'a laissé son numéro.

 — Et tu comptes l'appeler ?

 — Non.

 — Quoi ? Pourquoi ?

 Ian était sidéré. Il ne comprenait pas son ami. Avec sa belle chevelure de corbeau, ses lunettes qui lui donnaient un petit air d'intello sexy, son teint de porcelaine et ses lèvres pleines, Chung-hee attirait les hommes comme un aimant. Selon lui, il faudrait être fou pour ignorer une telle beauté. Et ce, même avec cette cicatrice que Chung-hee haïssait par-dessus tout. Son collègue lui répétait souvent qu'il ne la voyait pas sous le bon angle, mais il se doutait qu'il ne s'agissait pas seulement d'un point de vue esthétique. Un poids plus lourd encore que le simple regard des autres.

 Chung-hee était peu loquace. Il n'avait jamais mentionné son passé, ni parlé de ses problèmes. Il préférait garder tout pour lui, et restait de glace face à toute once d'émotions. À de rares moments, Ian percevait de la tristesse et de la peur dans ses yeux, vite balayée par son éternel visage neutre. À tel point qu'il se demandait à chaque fois s'il ne rêvait pas. Son ami était passé maître dans l'art de cacher ses émotions.

 Puisqu'il ne lui répondait pas, Ian insista :

 — Pratiquement chaque soir, des mecs supers canons te laissent leur numéro. Je te jure, j'en deviendrais presque jaloux. Pourquoi tu ne les appelles jamais ?

 — C'est faux. Il m'est déjà arrivé d'en contacter certains.

 — Ouais, six en cinq mois, dont un a eu la chance de passer la barre du troisième rendez-vous avec tes fesses. Sérieusement tu devrais baiser plus souvent, c'est très libérateur et bienfaiteur. Et aussi, peut-être que ça t'aiderait à être plus ouvert aux autres, tu sais...

De sa main, Ian désigna le visage de Chung-hee d'une mine perplexe.

 — Ton masque de zombie impassible, là. Le mettre de côté de temps en temps te ferait du bien.

 Chung-hee s'enterra dans son mutisme, tentant de se concentrer sur son travail. Il savait que son collègue ne cherchait pas à le blesser, qu'il voulait le faire réagir pour son bien. L'Asiatique en avait parfaitement conscience, mais il s'était caché derrière un masque depuis, lui semblait-il, l'éternité pour le jeter maintenant à la poubelle comme un vulgaire papier. Il faisait partie de lui. Il était son seul rempart contre sa propre folie. Chung-hee s'interdisait de perdre encore une fois le contrôle. Plus jamais.

— Ne jamais dire jamais, mon roi...

 Cependant, ces derniers temps il lui devenait plus difficile d'ignorer son existence. Ses cauchemars s'intensifiaient, il devinait qu'il en était la cause. Chung-hee le sentait, il reprenait du pouvoir un peu plus chaque jour. Peut-être que cela se comptait même en heure. Ses cernes le prouvaient, ses tics plus nombreux qu'à l'accoutumée le confirmaient. Jusqu'à quand tiendrait-il ?

 — C'est moi, ou il y a de la tension dans l'air ?

 Chung-hee leva la tête vers la voix mélodieuse. Un homme d'environ vingt-cinq ans scrutait tour à tour les deux collègues, attendant une réponse. L'Asiatique avait toujours la troublante sensation que ses yeux clairs transperçaient son âme, et cette impression le mettait toujours mal à l'aise. Les gens étaient un livre ouvert pour lui, mais l'inverse... Non, il ne préférait pas imaginer ses plus sombres secrets à la vue de tous.

 Le visage anguleux et les pommettes saillantes, il portait une chemise noire sur laquelle était inscrit en or au-dessus de sa poche avant gauche, son prénom. D'origine marocaine, sa peau métissée se mariait à la perfection à sa tenue. Les côtés coupés courts, des mèches bouclées tombaient sur son front. Un piercing marquait ses lèvres pulpeuses, que Chung-hee avait toujours eu envie de goûter, comme il rêvait de jouer avec celui sur la langue. Un troisième à l'arcade sourcilière gauche brillait sous les spots de lumières.

 Jayden était à se damner !

 — Pour ne rien changer, notre diva ici présente a tapé dans l'œil d'un beau spécimen de niveau sept.

 Leur ami siffla, impressionné.

 — J'en serais presque jaloux.

 Ian soupira.

 — À qui le dis-tu ? En plus ça fait deux semaines que je ne me suis pas envoyé en l'air. Ni mec ni fille. Rien. Nada. Le néant. Et je suis en manque ! Je veux baiser, putain !

 Jayden rigola. Ian était un vrai Don Juan, autant avec les hommes qu'avec les femmes. Pour lui, il était hors de question de choisir entre les deux. Femme ou homme, c'était la même chose, ça restait un humain avec des sentiments, des envies, des désirs qu'il se faisait un plaisir de combler.

 — Mais du coup, Chung, vu que le sexy Daniel ne t'intéresse pas, ça ne te dérange pas si je tente ma chance ?

 Son ami ne lui répondit pas. À la place, il lui tendit le papier que Ian lui arracha des mains, un sourire ravi. Il abandonna ses deux collègues et reprit son travail dans la bonne humeur, impatient de pouvoir faire plus ample connaissance avec ce fameux Daniel. Si Chung-hee ne voulait pas en profiter, alors soit, lui acceptait volontiers de prendre le relais.

 — Tu peux déjà rentrer chez toi si tu veux, je suis là, proposa Jayden.

 Chung-hee leva la tête et plongea son regard dans le sien. Le comptoir les séparait, pourtant le barman pouvait très bien distinguer son odeur boisée et virile parmi les effluves d'alcool et de sueur. Une douce chaleur se diffusa dans son bas-ventre. Il déglutit, ce que Jayden ne manqua pas de remarquer. Il n'avait qu'à se rapprocher pour sentir enfin ses lèvres contre les siennes. Juste une fois...

 — Excusez-moi, pourrais-je avoir deux shots de vodka, s'il vous plaît ?

 Chung-hee cligna plusieurs fois des yeux et se rendit compte de la situation. Il se maudissait intérieurement d'être aussi faible en présence de son collègue. Il le mettait toujours dans tous ses états.

 Il se tourna vers la jeune femme, ne remarquant pas le sourire en coin de Jayden.

 — Oui, bien sûr.

 Il prépara les deux shots, puis sans un regard pour son troublant collègue, il l'abandonna derrière le bar. Il se glissa entre les individus dont certains se pelotaient allégrement. Le jeune homme était partagé entre le dégoût et l'envie de les rejoindre...

 Plus il avançait, plus les odeurs de transpiration envahissaient ses narines. La musique tapait fort dans son crâne.

 Trop concentré sur son travail, il ne prêtait jamais vraiment attention à ce qu'il se passait autour de lui. Il préférait s'exprimer à travers ses cocktails. Il se sentait en confiance, comme si derrière le bar, rien ne pouvait l'atteindre. On ne le jugeait que pour ses capacités et non pour son apparence laide. À son plus grand étonnement, des clients trouvaient même que sa cicatrice lui conférait un certain charme. Elle montrait une facette plus sombre, plus ténébreuse de sa personne.

C'était la particularité du monde nocturne : les gens pouvaient être eux-mêmes sans se soucier du regard des autres. Cet endroit était un barrage à la peur de la différence, et ça lui faisait toujours un bien fou de venir ici, autant pour travailler que se détendre.

 Au milieu de la foule, il prit le temps de détailler l'environnement des clients, soudain curieux. D'ici, la vue et les sensations étaient très différentes.

 De la fumée s'échappait du sol et octroyait un aspect mystérieux, presque sensuel au lieu. Chung-hee avait l'impression d'assister à un combat de lumières entre les rouges, les bleues, les vertes, les jaunes et les roses. Des serveurs courraient entre le bar et les clients pour déposer leurs boissons. L'un d'eux, Tristan, le salua d'un signe de tête. Il lui faisait beaucoup pensé à Gabin à bien des égards.

 Vêtus d'un simple slip noir, cinq mâles respirant la sensualité se déhanchaient sur la scène. C'était une soirée en l'honneur des hommes, même si quelques femmes étaient présentes. Deux d'entre eux dansaient sur une barre de pool-danse. Ils faisaient tous preuve d'une extrême souplesse qui étonna le barman. Des gouttes de sueur luisaient sur leur torse musclé et Chung-hee eut une bouffée de chaleur dirigée directement vers son hémisphère sud.

 Il secoua la tête. Après un effort quasi surhumain, il détourna le regard de ce spectacle fort divertissant et rejoignit une porte cachée au fond à laquelle seuls les employés avaient accès. Il inséra son badge dans la petite fente et un point rouge passa au vert. Il traversa un petit couloir sombre avant d'ouvrir la porte des vestiaires du personnel. Devant son casier, il tapa le code : 1868.

 Il se dépêcha de se changer puis enfila sa chemise et son jean noir dans son sac. Il passa ensuite par la porte de derrière qui le conduisit dans une petite ruelle sombre, à l'arrière de la boîte.

 Alors qu'il allait sortir de cette impasse, deux hommes d'une bonne tête de plus que lui, lui barrèrent le passage et l'attrapèrent de chaque côté pour le coller contre le mur, bien cachés derrière les poubelles. Éclairés par la lune et les faibles lumières dans la rue adjacente, Chung-hee put apercevoir l'identité de ses agresseurs. Il écarquilla les yeux.

 Voir la surprise sur le visage d'habitude inexpressif de Chung-hee ravissait davantage ses bourreaux. Une étincelle prédatrice et féroce brillait dans leurs yeux et mettait à mal leur prisonnier qui déglutit.

 — Alors p'tite pédale, j't'ai manqué ?

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